Justine était partie avec le métis. Zack, lui, avait bu. Beaucoup. Et après un nombre de verres assez incalculable, le barman avait fini par lui conseiller de rentrer chez lui. C'est pourquoi le jeune homme, soudain convaincu qu'il fallait absolument qu'il rentre, avait quitté le Treshold Pub d'un pas mal assuré et rejoint l'arrêt Lowly Market du tramway aérien.


Désormais l'ae-tram n'allait pas tarder à arriver : « Ae-tram B – 2 minutes d'attente » indiquait le panneau digital. Zack fourra les mains dans ses poches : il fallait qu'il y trouve son portefeuille, dans lequel se trouvait son cyberbadge, lequel lui permettrait de rentrer à la citadelle sans encombres. Il opéra donc une fouille minutieuse de ses poches, qui se transforma en une recherche intensive et périlleuse pendant laquelle sa main faillit rester coincée dans sa poche droite (c'est sournois, une poche, surtout de droite !), avant de se terminer par une glorieuse victoire car, malgré la résistance acharnée que lui avait opposée son jean (probablement soutenu par les puissances invisibles du destin), Zack était parvenu à extraire de son pantalon le portefeuille tant désiré.
...Mais encore fallait-il l'ouvrir ! Car figurez-vous, mesdames et messieurs, qu'ouvrir un portefeuille n'est pas une opération aussi aisée à effectuer qu'il n'y paraît ! Surtout quand on a trois grammes cinq, et que l'on est, pour ainsi dire, raide bourré.
Zack était donc planté sur le quai, et voyait l'ae-tram (ou bien y en avait-il deux ?) s'approcher inexorablement, tandis que ses petites mains d'alcoolique, malhabiles, peinaient à ouvrir une simple poche de cuir.
Voici un aperçu de ce qui se passa dans son esprit embrumé à cet instant critique :

« Bon. Comment ça s'ouvre déjà ? J'crois que faut...faut...décrocher les boutons pression ! ...mais...mais...euh...ça marche pas... Bon...alors...donc...en fait ça marche pas. Parce que...euh...pourquoi d'ailleurs ? Aaaah....! Parce que c'est...c'est des faux boutons pour faire joli !...Merde. Donc faut essayer euuuh...autre chose. Mais alors... C'est forcément le scratch ! A moins que...que...ah bah non...c'est bien c'que j'pensais... y'a pas de scratch.
« Bon... Récapitulons ! Si c'est pas les boutons parce qu'ils sont faux, ni le scratch pasque bon, y'en a pas... Nécessairement, donc, dans une optique de...euh... de raisonnement par déduction, et par élimination des contraires impossibles... En conséquence, donc ! Cette merde doit s'ouvrir grâce...grâce...grâce à la...euh... fermeture éclair ! »

Et c'est ainsi que, par l'action simultanée du pouce et de l'index sur le curseur de la fermeture éclair, et ce dans un mouvement de traction exercée dans le sens inverse de la fermeture, le tout certainement aidé par quelque force miraculeuse, le portefeuille...s'ouvrit.

Quelque part sur le campus, entre l'arrêt d'ae-tram et l'appartement des O'Graham...

Il est presque une heure du matin. Ou du moins c'est ce qu'il me semble lire sur l'écran de mon cellphone... C'est difficile de savoir quelle heure il est quand on est bourré. En tout cas, s'il est vraiment 00h56, ça veut dire que je me suis mis la ramasse en un temps record... Su-per.
C'est Calypso qui va être contente.
Oups. Y'avait un trottoir là. Fail, j'me suis tordu la cheville. Pas grave.
« Fail » c'est une super expression. Elle marche pour tout. Surtout pour moi. C'est une expression de geek que j'ai conservée de ma période no-life. Quand j'me mettais du crayon autour des yeux pour avoir un regard daaark. Maintenant que j'suis alcoolique, c'est mieux, j'ai même plus besoin de maquillage pour avoir des putains de cernes et un air de drogué... Gé-nial.
C'est quelle rue déjà ? Eh merde, j'sais même plus où j'habite. Faut dire que dans le quartier des résidences étudiantes, toutes les rues se ressemblent. Surtout à 1h du matin. Y'a partout la même obscurité, trouée en pointillés par les faisceaux glacés des lampadaires... Réfléchissons : droite, ou gauche ? C'est forcément l'une ou l'autre. J'ai une chance sur deux... Allez, gauche. On va dire gauche, parce que la poche droite est sournoise.
Ah tiens, c'était la bonne rue, j'reconnais l'immeuble.
Et...
...merde.
Le digicode.
J'ai oublié le digicode... Ma-gni-fique.
Pourtant c'est un code simple. Quatre ou cinq chiffres. Le pire, c'est que je sais que j'le sais ! Mais...il m'échappe immanquablement. Y'a beaucoup trop de chiffres dans ma tête. Moi je préfère les lettres et les images. Mais la société aime les chiffres. Elle en met partout. Partout partout dans ma tête. Mon numéro de téléphone. Celui de Calypso. Le code de ma carte bleue. Mon code pin. Mon numéro de compte. Le code d'accès au wifi de la fac. Mon numéro de sécu. Trop de numéros, trop de codes, trop de chiffres. Partout.
Et bien sûr, le digicode.

8904A

Le code m'est revenu d'un coup et mes doigts l'ont tapé avant que mon cerveau ne l'oublie.
Et c'est là que, comme par miracle, la porte s'est...ouverte.

Je me suis laissé tomber au fond de l'ascenseur, par terre, comme une loque. Il faut dire que mes jambes sont pour le moins...faibles. C'est pathétique, je sais...mais c'est comme ça ! D'ailleurs, c'est d'autant plus pathétique que, maintenant que je suis par terre, il faut que je me relève (avec la légèreté qui caractérise le scarabée englué que je suis) pour aller appuyer sur le bouton « 8 », ce qui me permettra, éventuellement, de rentrer chez moi – au lieu de rester assis pendant des heures dans l'ascenseur, attendant patiemment que l'appareil se mette en branle par quelque opération de mon esprit... (Vous rigolez, mais ça m'est déjà arrivé ! Alors hein euh... chut...!)
Bref, toujours est-il qu'à présent l'ascenseur monte. Ses portes s'ouvrent (hey! enfin un truc qui s'ouvre tout seul!) et je sors dans le couloir. Le temps de me souvenir que j'habite au numéro 51, et me voilà planté devant ma porte et...
et…
...merde.
Où j'ai foutu cette putain de clé ?
J'ai comme la bizarre sensation que ce soir (ce matin?), tout me résiste. Ça finit par devenir une habitude : Justine, ma poche droite, la fermeture éclair, le digicode, la porte d'entrée... À croire que j'ai un problème avec l'ouverture en général ! Tiens, c'est c'que le psy avait dit aussi. Mais lui, c'est sa braguette qui était ouverte...!
Et voilà que je pouffe, tout seul dans mon couloir, à cause d'une braguette ouverte. On est vraiment con quand on est bourré. Le pire c'est quand on s'en aperçoit, lors de brefs moments de lucidité, comme maintenant. Ces moments ne durent pas très longtemps. Ils durent juste assez pour que je puisse oublier que j'oublie, juste assez pour que je me souvienne pourquoi j'ai bu. Assez pour que je me remette à déprimer, en somme...
Assez, aussi, pour que je retrouve ma clé.
Et voici que grâce à ce merveilleux tour de passe-passe qui consiste à mettre un bout de métal nommé clé dans un réceptacle en métal nommé serrure, la porte...s'ouvre.

Cette nuit-là, Calypso avait dormi assez paisiblement jusqu'aux environs d'une heure du matin. Mais il faut croire que son sommeil était léger, et qu'une partie de son esprit était inquiète, car elle s'éveilla aussitôt qu'un petit bruit de casserole se fit entendre dans la cuisine.
Zack.
Elle se leva, habillée d'une simple chemise de nuit, pour aller vérifier l'état de son frère.
Il était de dos, une casserole à la main, debout devant un placard dont il avait ouvert la porte – mais il avait probablement oublié ce qu'il était allé y chercher car il restait planté là, scrutant avec attention les étagères comme si elles allaient lui révéler la raison de sa venue.

« Zack ? » chuchota-t-elle.

Il se retourna.

« Ah, salut... J'suis désolé je...j'voulais pas t'réveiller.
- Raté, fit-elle avec un sourire un peu désabusé. T'essayes de te faire à manger ?
- Euh... hésita-t-il en jetant un coup d'œil à la casserole qu'il avait en main. Je suppose que oui. J'ai carrément la dalle... Mais je rencontre pour ainsi dire quelques difficultés quand il s'agit de passer à la réalisation pratique... »

« Quelques difficultés pour passer à la réalisation pratique » se répéta Calypso. Même bourré, il gardait son second degré et ses grandes phrases inutiles... Elle ne put s'empêcher de sourire malgré son immense envie de lui coller deux baffes.

« Bon, laisse, j'vais te faire des pâtes. Ça te mettra quelque chose dans l'estomac.
- T'es sûre ? Tu...tu veux pas retourner dormir ?
- Nan, c'est bon. De toute façon tu ferais tellement de bruit en cuisinant que je pourrais pas m'endormir.
- Rooh ça va. J'suis pas siii bruyant que ça.
- Ah bon ? Mais alors rappelle-moi, c'est quoi déjà ta super métaphore pour t'auto-décrire quand t'es bourré ?
- … euh… un 'scarabée englué' ?
- Voilà. Maintenant tu imagines un scarabée englué en train de faire la cuisine, et tu me dis si ça fait pas de bruit !
- Euh... Ok tu marques un point. »

Et elle lui fit des pâtes.
Malheureusement, en les voyant, mollement posées dans son assiette, Zack fut pris d'une soudaine...envie de vomir, et se rua dans les toilettes tandis que Calypso soupirait. Puis il revint, s'excusa, et mangea sagement ses spaghettis sous le regard réprobateur mais patient de sa soeur. Après quoi elle l'accompagna jusqu'à sa chambre, où il s'effondra tout habillé sur son lit.
Elle le regarda s'endormir, puis sortit de sa chambre dont la porte se...ferma.


[HRP] Ici, vous assistez à un subtil raccord avec le début de « Anarchy Empire – L'âge des alcooliques » [HRP]