Nous sommes les enfants de la nuit.

Une grande maison remplie de bruit, illuminée au cœur de l'obscurité, bordée d'une piscine éclairée. A l'intérieur de la maison, de multiples salons, de multiples bars, de multiples substances illicites – un repaire pour cyberpolitains habillés de cuir et de latex. Ash était debout, un verre à la main, un collier à clous autour du cou, entouré de dizaines d'âmes dégénérées parmi lesquelles il se comptait.
Nous sommes une caricature de décadence. C'est tellement risible, mais si jouissif.
Les soirées SM devenaient une habitude. Il s'y sentait dans son élément, connard parmi les salopes. Lui qui devait constamment endosser un rôle, lui qui avait fait de la dissimulation sa seconde nature, il y assumait enfin son propre personnage. Il y était même complètement à découvert, exposé aux yeux de tous. C'était dangereux. Mais c'était délectable. Il oubliait alors tous les calculs, tous les masques, tout ce qui habituellement occupait son esprit. Chaque préoccupation s'évaporait, obsolète, pour laisser place à ses désirs.
Rien n'a d'importance. Chaque détail compte, mais rien ne vaut.
Une musique déstructurée se répandait dans toutes les pièces. A vrai dire, on pouvait difficilement parler de musique ; il s'agissait tout au plus d'une bande son, succession anarchique de cliquetis et de grincements, d'échos électriques et de sirènes suraiguës, frappée, à chaque seconde, d'une note lourde et sale.
Au rythme des battements, des couples se formaient. Des trios, des groupes, s'éloignaient vers les chambres, s'armant déjà de leurs accessoires favoris. Ash sentit une main se poser sur son épaule. Il se retourna. C'était une belle blonde. Alexia ? Oui, Alexia. Il l'avait déjà...'rencontrée' auparavant. Il lui adressa un sourire insolent. Elle répondit par un haussement de sourcils provocateur. Ils s'éloignèrent vers les étages.

Nous sommes les enfants du virtuel. Les enfants de l'impossible. Les enfants du délire, les enfants de la drogue. C'est en nous que se rencontrent les fantasmes anonymes censés rester des songes, et les substances bien palpables qui les amènent à la réalité. Nous sommes la génération sordide et délicieusement obscène qui surgit des replis de vos obsessions ; les enfants du secret que l'on hurle en jouissant.

Comme toujours il ne savait pas exactement ce qui l’avait poussé à quitter ses algorithmes pour redescendre vers consortium ; c’était peut être pour répondre à l’invitation de cette fille brune dont il n’avait pas même prit la peine de demander le nom.
La soirée se déroulait dans une villa immense qui n’était pas sans rappeler celle des parents d’Irina. Piscine, salon ouvert, musique défragmentée.
Drogue.
Alors qu’il s’apprête à replonger dans ses considérations économiques, la jeune femme brune l’interpelle. Elle sort de l’eau, à moitié habillée, trempée, ses vêtements collés à ses cuisses. Il réprime un mouvement de dégoût, puis cède au besoin physique.

« - Seth !
- Hum…
- T’as pris ton temps… on monte ? J’ai une copine qui aimerait bien venir si ça te dit…
- Pas ce soir. »

Elle affiche une vague expression de dépit puis se dirige vers l’intérieur en haussant les épaules. Il y aura bien d’autres occasions.


Un moment de répit. Un moment où tout se simplifie, où la mémoire n’assimile presque que l’essentiel pour laisser place aux gestes. Un moment où les choses n’apparaissent pas derrière un rideau d’idées, de calculs. Et surtout un moment choisi, pas simplement l’un des impératifs de Vassili.
La fille se redressa en gémissant.
Tout oublier l’espace d’un instant. Devenir aussi stupide qu’eux et simplement profiter, mouvement après mouvement, du corps des autres. Les différences d’âges, les noms, s’effacent. Il n’y a pas besoin de perdre du temps en tentant vainement de communiquer. Il suffit d'ignorer la crasse physique des corps, leurs odeurs, leurs substances.
Elle se crispa, plantant ses ongles dans son dos.
Ne plus penser égoïstement qu’à soi. L’esprit entièrement voué à la jouissance, comme dans un jeu que l’on n’a pas le droit de perdre. Utiliser la violence, les insanités, dans cet imbécile contexte perverti, pour un profit final de quelques secondes.
De cette façon ou d’une autre, ça demeure du sexe.
Il n’avait pas vraiment de préférence à vrai dire, mais ces soirées de cuirs et de latex avaient l’avantages certains d’attirer nombre d’âme sans scrupules. Un panel de visiteur sans tabou prêt à satisfaire et à subir n’importe quelle volonté.
Même la plus sale, même la plus humiliante.

Il tira d’avantage sur la sangle. La file se laissa retomber, le souffle court, les mains autour de la gorge, tentant de desserrer le lien. Puis les insultes, les questions rhétoriques alignées d’une voix sourde et impersonnelle. Il a presque pitié pour cette créature qui confond suffocation et plaisir. Presque pitié pour lui-même de constater que l’expression de douleur exquise de l’autre le pousse à jouir.

Ash redescendit l'escalier, satisfait.
Sa lèvre inférieure était légèrement écorchée, et il la léchait régulièrement pour sentir le goût du sang. Sacrément effrontée la petite Alexia. Enfin, 'petite'...elle avait tout de même quelques années de plus que lui. C'était d'ailleurs agréable, cette supériorité de fait qu'elle avait sur lui, cette différence d'âge qui signifiait nettement qu'elle avait davantage d'expérience, ça lui plaisait. Et elle, elle en jouait, le traitant de petit con ou de jeune connard – et elle avait tellement raison ! Il sourit, l'air songeur...
Et son sourire se figea.




Seth Liekaterinev.
Le petit génie en maths complexes. Le gosse de dix-sept ans qui était déjà en M1.
Seth Liekaterinev...
Dans une soirée SM. En combinaison de latex noir. Avec un fouet à la ceinture.
Ash faillit exploser de rire.
J'y crois pas, c'est tellement beau...!
Il avait envie de rire mais l'envie lui passa vite – la conscience du danger reprenait vite le dessus. Fini le libre plaisir. Fini le visage à découvert. Seth appartenait à l'univers de la Fac. Il était l'une de ces personnes devant qui Ash avait toujours joué un rôle. Et il ne devait pas voir tomber le masque, jamais – ou bien sa réputation serait foutue. Il fallait s'esquiver et –
Trop tard.
Seth avait tourné la tête vers lui, et s'était immobilisé avec à peu près la même incrédulité qui avait été la sienne quelques instants plus tôt. Le jeune matheux prit congé d'une jolie brune pour s'approcher de son camarade.

« Qu'est-ce que tu fous ici ? » interrogea-t-il à mi-voix sur un ton résolument agressif.

Ash essaya de le toiser malgré ses dix centimètres d'infériorité, mais il ne parvint qu'à déglutir difficilement.

« J'imagine que je fais la même chose que toi... »

Seth esquissa un sourire méprisant en désignant la lèvre écorchée de Ash.

« Ça, j'en doute... »

Il sous-entendait évidemment qu'il n'était pas du côté de celui qui prenait les coups, mais de celui qui les donnait. C'était déjà se poser en dominateur. C'était déjà prendre le dessus. Ash ne put s'empêcher d'en venir droit au but, quitte à avouer une faiblesse déjà latente.

« T'en parleras à personne, hein ? »

O’Graham. Le type insupportable de science po qui était aussi incompétent en économie qu’imbus de lui-même. Il avait déjà difficilement toléré ce visage commercial aux yeux rieurs avec qui il avait été obligé de perdre 6h de son temps en TD. Et il fallait que cette figure du smart boy en costume et pompes cirées se retrouve ici, un collier de chien au cou, la lèvre en sang.
Ce n’était pas normal. Ce n’était pas sa place. Il n’avait aucune raison de se trouver là, maintenant, face à lui.
Saloperie de facteur humain !
Il repoussa la fille qui l’avait stupidement suivi en sortant de la chambre, lui intimant sèchement de dégager, et s’approcha de Ash en peinant à lutter contre la contrariété.

« Qu’est-ce que tu fous ici ? » Questionna-t-il, se surprenant lui-même du ton sourd et lourdement agressif qu’il avait adopté. La sentence eut son petit effet sur Ash, qui regrettait certainement autant que lui cette rencontre.
«J'imagine que je fais la même chose que toi...
- ça j’en doute… »
Une goûte de sang glissait lentement de la lèvre inférieur de l’homme de paille en herbe à son menton, et un léger bleu marquait son avant bras gauche. Finalement, Ash O’graham se faisant tyranniser par une salope, ça tombait presque sous le sens. La surprise de l’intrusion passée, Seth retrouvait progressivement son calme et jaugeais la situation comme s’il s’était trouvé face à un échiquier.
« T'en parleras à personne, hein ? » Demanda Ash, mi-confus mi-menaçant.

Bien sûr qu’il n’en parlerait pas. Trasher Ash c’était se tirer une balle dans le pied. S’il le balançait à son tour ce n’est pas le regard réprobateur des universitaires, d’ores et déjà rebutés par ce qu’être un « Liekaterinev » supposait, qu’il craignait…Mais de se faire raccompagner par les flics. Flics qui, face à un mineur en situation irrégulière dans ce genre de soirée n’hésiteraient pas à lui faire passer les classiques tests d’alcoolémies et de stup…Dont la conclusion n’arrangerait rien à sa situation.

« Jsais pas… Tu fumes ? J’aimerais sortir prendre l’air un moment.
- Pourquoi pas… »

Il lui passa son paquet, qu’Ash réceptionna avec circonspection sortant une longue cigarette noire.
« Y’a pas que vestimentairement que t’as mauvais goût ! »

Seth s’accouda à la rambarde du premier, observant le groupe de fêtards avinés qui se poussaient dans la piscine à grand renfort de cris. Leurs visages, la couleur de leur vêtement, les bruits de bouteilles entrechoquées…Chaque infime détail se gravait définitivement dans sa mémoire, comme toujours. Il ferma les yeux, porta la cigarette à ses lèvres, l’alluma et jeta le briquet à son comparse.

« Ça te dérange qu’on sache pour tes petites soirées ? Pourtant parait que c’est à la mode d’assumer ses penchants, comme le sénateur Dessang… »

Ash alluma sa propre cigarette et rendit le briquet avec un merci.
Il avait été surpris de la soudaine attitude amicale de Seth. Lui qui en TD s'était montré froid et rigoureusement méthodique, n'échangeant pas un mot de plus que nécessaire... C'était surprenant. Mais après tout pourquoi pas : discuter avec lui pouvait s'avérer intéressant, voire instructif.

« Ça te dérange qu’on sache pour tes petites soirées ? Pourtant parait que c’est à la mode d’assumer ses penchants, comme le sénateur Dessang… »

Dessang – tous les éditorialistes, qu'ils soient politiques ou people (quoiqu'à vrai dire la distinction entre les deux était mince), s'extasiaient ou s'offusquaient de cette affaire. C'était le dernier scandale politique 'à la mode' comme disait l'autre... Mais Ash n'avait pas envie d'être un scandale à la mode, qui choque pendant six mois puis qui tombe dans l'oubli. Il voulait être un homme qui dure, qui reste, quitte à ne pas occuper le devant de la scène, être un Talleyrand peut-être. Alors non, il ne tenait pas à exposer ses tendances masochistes au grand jour.

« J'ai pas envie qu'on ai cette image-là de moi... »

Ash eut un léger sourire en songeant qu'il était presque en train de se montrer sincère. En effet sa réponse aurait pu être qualifiée de parfaitement honnête, si du moins il l'avait prononcée sur un ton cynico-pragmatique signifiant qu'il calculait ce qu'il laissait paraître. En l'occurrence il l'avait dite en prenant un air embarrassé, comme s'il regrettait de faire de ce qu'il faisait. Mais il n'en avait pas honte une seconde. Il avait juste conscience que la plupart des gens sont assez stupides pour accorder de l'importance aux comportements privés des individus publics, assez stupides, en somme, pour croire en ce qu'ils appellent des valeurs morales, ces choses qui ne sont en réalité qu'un ramassis de préjugés pseudo-bien pensants.
Il tira une bouffée de tabac. Décidément dégueulasse cette clope.

« J'imagine que toi, t'en es pas à ça près niveau image... Mais quand même, ça craint de traîner dans ce genre d'endroits à ton âge, nan ? »

Seth se crispa légèrement.
Ah tiens...
C'était sans le faire exprès, simplement en lançant une phrase de conversation quelconque, que Ash venait de comprendre que Seth, étant mineur, aurait quelques ennuis s'il était trouvé là par la police.
C'est toujours bon à savoir.