Elinor avançait nonchalamment dans les rues du faubourg de Stern Road. La journée lui avait largement suffit à peaufiner son rôle d'informatrice aussi c'est pleinement détendue qu'elle se rendait au point de rendez vous prévu avec Maxine, la journaliste technologue. Les deux jeunes femmes n'avaient pas prévu d'heure fixe, se contentant de se donner rendez vous pour dîner. La plage horaire était donc assez vaste. La jeune mage qui tenait à repérer un peu les lieux avant de rencontrer à nouveau Maxine avait donc décidé de se rendre devant le restaurant dès la fin de ses cours.

Ainsi donc avançait elle sur le quai de Porsher Street qui donnait sur la baie d'Emporiôn, cherchant le Wave (nom relativement peu inspiré pour un restaurant de bord de mer pour qui parlait tikhvine). Elle finit par le trouver à force d'arpenter le quai. L'établissement ne payait pas particulièrement de mine et Elinor n'y aurait certainement jamais mit les pieds s'il n'y avait eu cette entrevue. Il était possible qu'il s'agisse d'un restaurant pour connaisseurs. Le genre d'établissement qui faute de fréquentation touristique s'assure une clientèle régulière grâce à la qualité des plats ou du service. Enfin ça, c'était dans le meilleur des cas, il n'était pas non plus impossible que ce soit un repère de pochtrons qui descendaient régulièrement assez d'alcool pour que l'endroit devienne propice à la quête d'informations d'une journaliste technologue...

Elinor ne s'y arrêta pas tout de suite, premièrement car, comme elle s'y attendait, Maxine n'était pas déjà présente et d'autre part pour ne pas se faire repérer en restant des heures dans le restaurant sans rien commander. Elle fit donc rapidement le tour du quartier. Elle ne connaissait pas bien ce coin de la zone technopolitaine, cela ne pouvait pas lui faire de mal d'y jeter un coup d'oeil. Après son petit tour elle vint s'installer sur une jetée afin d'admirer un instant la mer. Elle n'avait pas souvent l'occasion de la voir aussi profita t elle du spectacle durant un long moment. Même Elinor parvenait parfois à se satisfaire de plaisirs simples comme sentir le vent courir sur sa peau, l'iode emplir ses narines et les embruns la rafraîchir. Elle resta assise, les jambes ballantes au dessus de la surface de l'eau jusqu'à ce que le soleil se mette à décliner sur l'horizon. Elle se releva alors et retourna vers le restaurant, l'esprit calme et les idées claires. Lorsqu'elle arriva, Maxine n'était pas encore présente. Elinor décida cependant de prendre une table pour deux personne et l'attendit. Il ne fallut plus longtemps à la jeune femme pour se montrer.

- Bonsoir. la salua poliment Elinor en l'invitant à s'asseoir lorsqu'elle se présenta un bon quart d'heure plus tard.

- Bonsoir. Je suis désolée du retard, je ne pensais pas que vous seriez déjà là si tôt…
- J’aime être ponctuelle.
- C’est une qualité, fit Maxine avec un sourire, tout en jetant un regard alentours.

Le restaurant, comme d’habitude, foisonnait de petits bourgeois habitant dans le quartier. Il y avait, notamment la famille Duval : un père, une mère, et deux enfants – propres sur eux, policés, et toujours accompagnés de leur bichon maltais, Froufrou – une véritable touffe de poils hargneuse qui se mettait invariablement à pousser d’insupportables jappements quand, observant de ses yeux mouillés ses maîtres dégustant des entrecôtes, il réalisait qu’il n’en savourerait pas une miette.
Mr Duval père était un entrepreneur de petite stature mais de grande ambition : fondateur d’une petite usine en banlieue de Range Harbor – une usine textile au sein de laquelle il mettait en application tous les principes de la mécanisation qui caractérisait la production technologue – il ambitionnait de devenir un de ces grands patrons internationaux. Ainsi, désireux d’augmenter au maximum la productivité de ses chaînes de montages, il imposait à ses ouvriers un rythme de travail infernal – au point que son usine était régulièrement prise d’assaut par ses travailleurs, qui fomentaient grèves et rébellion, ce qui, au grand dam de Mr Duval, n’augmentait pas la productivité. Maxine s’était déjà rendue plusieurs fois sur le site de l’usine pour des reportages à vocation sociale – le socialisme était une doctrine qui l’interpellait – mais chaque fois les services de sécurité avaient fini par la refouler, estimant certainement qu’il aurait été inconvenant de réprimer une révolte ouvrière sous les yeux d’une jeune demoiselle… En somme, Mr Duval était un honnête capitaliste.
Maxine passa ainsi en revue le reste des clients du restaurant : elle les connaissait presque tous, ou du moins ils ne lui étaient pas complètement étrangers : il y avait de jeunes couples, des hommes venus parler affaire, des familles… Personne de suspect. Personne d’intéressant.
Elle interpella le serveur :

- Eh, André ! Tu nous apportes la carte s’il te plaît ?
- Tout de suite ! lança-t-il avec un clin d’œil, une assiette dans chaque main, avant de pousser d’un coup d’épaule la porte battante qui menait aux cuisines.

Elinor tiqua :

- Vous le connaissez ?

Maxine eut un petit sourire.

- Assez bien oui… Mais peu importe. – Elle posa ses coudes sur la table et appuya son menton sur ses mains croisées. – Avez-vous toujours quelque chose à me raconter ?

Ainsi la journaliste était une habituée des lieux. Voilà qui méritait d'être noté. En effet, par sa simple présence à la table de Maxine, Elinor venait très certainement de passer du statut de "cliente anonyme" à celui de "relation d'une habituée" auprès du personnel. Nuance subtile s'il en était mais tout de fois significative car si se souvenir d'une personne entrevue à une unique occasion est pratiquement impossible pour quelqu'un de normal, se souvenir d'une connaissance de quelqu'un que l'on connaît s'avère déjà bien plus simple. Enfin cela n'était après tout pas si important. Après tout, ce n'était pas comme si Elinor avait eu l'intention de faire disparaître la technologue.
Mieux valait se concentrer sur le motif de leur rendez vous. D'ailleurs Maxine semblait du genre à aller droit au but.

- Avez-vous toujours quelque chose à me raconter?
- Bien entendu! Je ne vous aurais pas dérangée sinon. rétorqua Elinor avec un air légèrement offusqué, comme si elle avait pris la question de Maxine comme une mise en doute de sa parole.

- Hé bien, je vous écoute... reprit la journaliste qui n'entendait sûrement pas la laisser tourner autour du pot plus longtemps.
Toutefois, avant même qu'Elinor ait pu répondre, André le serveur apparut à côté d'elles, menus dans une main et plateau sur lequel étaient posés deux verres d'apéritif.
- Voilà, mesdemoiselles! Avec les compliments de la maison. lança t il d'un air enjoué en leur présentant à chacune un menu et un verre.
- Merci. Je t'appelle dès que nous avons choisi. fit Maxine avec un léger hochement de tête accompagné d'un petit sourire. A peine l'avait elle remercié qu'il avait de nouveau disparu en direction des cuisines.

*Rapide! Quand il dit "Tout de suite" c'est du sérieux. A l'allure où il est arrivé, on aurait presque dit un thaumaturge qui se téléporte! Une minute... Est ce que c'est son rythme de travail habituel ou alors est ce que c'est à cause de Maxine? Quand elle dit qu'elle le connaît assez bien, ça veut dire qu'elle couche avec ou quoi??* se dit Elinor qui avait été quelque peu surprise par l'apparition inopinée du serveur.

- Donc, nous disions? insista de nouveau Maxine tout en jetant un oeil sur la carte.
- Euh... Ah oui, mon histoire. Enfin ce n'est pas vraiment mon... Bref! Si j'ai voulu que l'on se voit en dehors de l'école c'est que j'ai remarqué un traffic étrange ces derniers temps à l'Hécama. Je n'en ai encore parlé à personne car je ne sais pas trop à qui faire confiance là bas. Je crois savoir que des héritiers de grandes familles sont impliqués, peut être même certains membres du personnel. J'avais peur que ma famille soit menacée si je venais à parler. C'est pourquoi j'aimerais que vous me promettiez l'anonymat dans cette affaire.
- Oui, oui. Bien sûr. Mais de quoi s'agit il alors? trancha Maxine partagée entre scepticisme et intérêt.
- Comme vous devez le savoir, la bibliothèque de l'Hécama renferme des ouvrages très rares et très précieux. Certains appartiennent même au Prince! Hé bien depuis quelques temps, certains de ces livres ont été remplacés par des copies. Tout me porte à croire qu'ils ont été dérobés pour le compte de quelques collectionneurs fortunés ou pour être revendus au marché noir. expliqua Elinor suffisamment bas pour n'être entendue que de Maxine.

Les faits qu'elle lui rapportait étaient par ailleurs véridiques. Elinor avait repéré ce petit manège trois semaines auparavant quand le fils d'un duc avait emprunté un volume qu'elle venait de finir de compulser. Lorsqu'elle avait voulu y rejeter un coup d'oeil quelques jours plus tard un fois qu'il l'eut rendu, elle s'était aperçue qu'il était différent. Certaines marques d'usure avaient disparu et, à certains endroits, de légères tâches laissaient entendre que les pages avaient connu le contact de l'encre fraîche depuis peu. Un examen approfondi lui en avait apporté la certitude, le livre était une copie, un faux fort bien imité mais toutefois décelable. Elle avait gardé l'affaire pour elle, non pas parce qu'elle avait craint de quelconques représailles comme elle tentait de le faire croire à Maxine, mais parce qu'elle n'avait tout simplement pas vu comment en tirer profit. Elle s'était donc tue dans l'idée qu'elle pourrait faire chanter la famille ducale quand l'occasion se présenterait, mais finalement, elle avait décidé d'en révéler le détail à Maxine pour se rapprocher d'elle.

- Je n'ai pas de preuve formelle de ce que j'avance, mais vous devez me croire!
- ...
- Vous avez choisi? intervint soudain André, devançant toute tentative de prise de parole de la journaliste. Il ne semblait heureusement pas avoir surpris la conversation. Elinor dut cependant faire un énorme effort de volonté pour ne pas le fusiller du regard.
- André... Je t'avais dit que je t'appellerais! Tu sais pourtant que j'ai horreur d'être dérangée en pleine discussion.
- Désolé, je repasse si tu veux...
- Non, maintenant que tu es là autant commander. Elinor vous avez fait votre choix?
- Euh...pas vraiment. Dîtes, ne pourriez vous pas me conseiller, vous êtes une habituée ici, non? répondit la jeune mage qui voulait éviter de paraître trop troublée.

« On prendra deux plats du jour, dit finalement Maxine.
- Deux entrecôtes à la Néfer, très bien ! » obtempéra André en récupérant les menus. Puis il s’éclipsa.

Maxine jeta un œil à son carnet, sur lequel elle venait de noter ce qu’Elinor avait dit. Cette affaire pouvait être intéressante, si les livres volés étaient vraiment aussi précieux que la mage le laissait entendre, et surtout si, effectivement, de grandes et influentes familles trempaient dans ce trafic…
En même temps, un trafic de livres, s’il ne couvrait rien de plus, était vraiment peu de choses. Certes c’était une perte pour le patrimoine de la bibliothèque des mages, mais ça n’était pas un problème dont l’envergure devait l’amener à figurer dans une colonne d’un journal technologue… Pourquoi Elinor n’avait-elle pas tout simplement averti, de façon anonyme, les gérants de la bibliothèque ?

« Pourquoi m’en parler à moi ?
- Je vous l’ai dit, j’ai peur qu’on puisse remonter jusqu’à moi… Vous savez l’Hecama est un milieu très fermé : tout le monde connait tout le monde, tout se sait.
- Hum. »

Admettons. Maxine n’était pas convaincue… mais admettons.
Dans ce cas, cette affaire ne valait peut-être pas un article. Mais au moins, si l’information était véridique, Maxine pourrait en avertir les autorités concernées sans que personne n’y perde des plumes.
Elle prit résolument son stylo entre ses doigts, le posa sur la page vierge de son carnet, puis regarda Elinor droit dans les yeux :

« Il me faut des noms. »

Apparemment l'histoire d'Elinor avait capté l'attention de Maxine puisque cette dernière voulait des noms. Le tout était à présent de vraiment la retenir.

"La famille du Duc de Ravion est impliquée." lâcha Elinor dans un souffle.

La réaction de la journaliste ne se fit pas attendre. Elle fronça les sourcils et son regard se fit plus acéré.
Il y avait en effet de quoi. Le Duc de Ravion était de notoriété commune l'un des conseillers du Prince de Range Harbor. De tous les conseillés du Prince, il était considéré comme celui dont les idées étaient les plus conservatrices, surtout à l'égard des autres communautés de Range Harbor. Dire que le duc ne portait pas les technologues dans son coeur était un bel euphémisme.
Pour obscurcir le tableau, il n'était pas connu pour être un grand collectionneur d'ouvrages magiques et sa famille était bien assez riche pour ne pas avoir besoin de recourir au marché noir. Si cet homme et ses proches s'intéressaient aux livres entreposés à l'Hecama il devait y avoir une autre raison...
Elinor était persuadée que ce Maxine arriverait au même raisonnement qu'elle. Après tout elle était journaliste, connaître les personnalités importantes de Range Harbor ainsi que leur profil et leurs antécédents était son boulot, non? Aussi décida-t-elle de ne pas exposer sa théorie, laissant Maxine y arriver seule.
Manoeuvre politique? Tentative de chantage? Il était trop tôt pour l'affirmer, néanmoins l'affaire prenait une toute autre dimension qu'un simple trafic d'ouvrages anciens.

"Je crois que certains membres du personnels de la bibliothèque sont également impliqués mais je ne saurais dire qui exactement..." ajouta la jeune mage pour meubler le silence.

André revint quelques instants plus tard, sûrement après avoir vérifié qu'il ne dérangerait pas une conversation en cours, servit les plats et repartit vers les cuisines. Cependant, ni Elinor, ni Maxine ne commencèrent à manger immédiatement. La journaliste semblait à peine sortir de ses réflexions, Elinor quand à elle, attendait sa réaction.

Le Duc de Ravion.
Un conseiller du Prince. Un homme influent. Un fondamentaliste qui fustigeait régulièrement les technopolitains et leur « prétendue modernité » à grands coups de formules assassines dont la presse se faisait toujours largement écho – provoquant souvent davantage de remous chez les technopolitains que chez les mages. Maxine avait quelques amis rédacteurs au sein de la maigre presse de Thalisma – c’étaient généralement des instituteurs ou précepteurs. La plupart, surtout les plus progressistes, mais même certains conservateurs, s'accordaient pour dire que Ravion était un être plutôt abject. Il faut dire que son insistante tendance à vouloir brider les libertés de la presse n'était pas pour leur plaire – heureusement le Prince ne l’aimait pas beaucoup, et le Duc, s’il conservait une influence sur le peuple grâce à la verve de ses harangues publiques, n’avait que peu d’ascendant sur le souverain lui-même.
Maxine découpa un morceau d’entrecôte, poussa avec son couteau un peu de riz sur sa fourchette, et enfourna la bouchée.
Et ainsi le Duc s'amuserait à s'approprier des ouvrages de la bibliothèque de l’Hecama ? – Délicieuse entrecôte. – Il y avait visiblement quelque chose de louche. Ravion n’était pas connu pour son goût démesuré pour les œuvres érudites : si ce qu’Elinor affirmait était vrai, alors peut-être… Mais qu’étaient ces livres volés ? Des grimoires précieux renfermant des formules magiques secrètes dont le Duc voudrait s’approprier la puissance pour prendre le pouvoir ? Hypothèse un peu trop romanesque…vaguement plausible mais bien trop romanesque.

« Dites-moi...quel genre de livres ont été volés ? Vous avez des titres ? Des contenus ? Quelque chose de pertinent ? »

"Quel genre? Hé bien... Quelques traités de magie incantatoire avancée, mais surtout des ouvrages traitant de la jonction ou bien antérieurs à celle ci, je crois. Mais honnêtement je serais incapable de chiffrer le nombre exacts de livres qui on été dérobés. Je n'ai personnellement noté le remplacement que d'une dizaine d'entre eux."

répondit la jeune mage songeuse, essayant de ne pas oublier quelque élément qui aurait pu avoir de l'importance. Il était désormais clair qu'elle avait ferré Maxine, mais encore fallait il lui fournir des informations suffisamment précises pour que la journaliste décide de faire d'elle une de ses informatrices. Si elle ne parvenait pas à rester en contact régulier avec elle, tout cela n'aurait servi à rien - si ce n'est à déguster une viande remarquablement tendre et goûteuse. Ce restaurant n'était vraiment pas si mal après tout. En garder l'adresse ne serait au final pas une si mauvaise idée - surtout si Maxine le fréquentait régulièrement.

Au pire, même si Elinor perdait le contact avec Maxine, l'affaire ne ferait que causer certains ennuis à la famille de Ravion, ce qui, au final, n'était pas spécialement pour déplaire à Elinor. En effet, elle n'avait jamais beaucoup apprécié cette famille de radicalistes. Après tout c'était les gens comme eux qui l'obligeaient à se cacher quand son intérêt se portait sur les coutumes et technologies technologues. La jeune femme avait toujours considéré avec évidence que les mages, les technologues et les alchimistes étaient égaux. Il faut dire que, pour quelqu'un qui ne prêtait pas énormément d'importance à la vie d'autrui, les discriminations étaient plus une perte de temps qu'autre chose.

"Après tout, quand on écrase une fourmi, on se fiche de savoir si c'est une fourmi noire ou une fourmi rouge..." pensa distraitement la jeune femme. C'était une vision particulièrement cruelle et cynique des choses, même pour elle; une de ces choses que la lassitude vous fait parfois dire avec un air blasé même si vous ne le pensez pas réellement.

Toutefois il n'était pas encore l'heure de se laisser emporter par ses pensées. Elinor se concentra donc une fois encore sur Maxine (et, accessoirement, sur sa propre assiette), qui avait sans doute encore des questions à lui poser sur le sujet qui les intéressait.

Citation :

- Traités magie incantatoire avancée
- jonction / pré-jonction
- au moins 10 ouvrages volés.

avait griffonné Maxine entre deux bouchées. Elle posa son stylo et avala une gorgée de vin... un vin tout à fait respectable qu’André leur avait apporté en cadeau – ‘Red Wine - Winster Castle - Gillingham’, lut-elle sur l’étiquette : un vin de Nouvelle-Thulé... le Wave aimait les provenances exotiques.
"Magie incantatoire... Jonction..." Les mots tournaient dans son esprit sans qu'elle ait une quelconque idée de leur raison d'être. Souvent, les différents éléments d'une affaire s'imbriquaient dans son esprit, comme par magie, et elle donnait du sens à ce qui avait d'abord semblé obscur. Mais là, les mots restaient opaques et elle ne parvenait pas mettre les choses en ordre...
Renonçant à essayer de comprendre pour l'instant, son esprit se détacha de ses notes, oubliant l’affaire, et commença à vagabonder sans but précis, captant simplement les bruits, les odeurs et les couleurs comme autant de sensations brutes qu’elle ne cherchait plus à analyser ni à qualifier. Les voix des clients du restaurant n’étaient plus des voix, mais des sons indistincts, lointains et diffus. Les odeurs n’étaient plus la senteur identifiable de tel ou tel aliment, mais des fragrances floues qui s’égaraient dans l’air. Et les visages n’étaient plus des visages, c’étaient des taches roses, parsemées de taches brunes, vertes et jaunes, qui se mouvaient sur un fond rayé noir et bleu. Le restaurant s’estompait pour n’être plus qu’un enchevêtrement crémeux de bruits, de couleurs, de parfums flottants... et tout s’amalgamait, se dissolvait, se dissociait puis se confondait et se désagrégeait…
Maxine cligna des yeux.
Le réel était là. En face d’elle, Elinor mangeait, l’air pensif. Peut-être qu’elle aussi se perdait dans des considérations impressionnistes. En tout cas, elle ne semblait pas gênée par le silence qui s’était installé entre les deux femmes.
Maxine songea à la lettre qu’elle avait faite partir la veille. Elle songea un instant à Théotim. À Marc. À Drake. Elle eut un sourire. Marc et Drake… Elle regrettait de ne pas pouvoir assister à leur rencontre – qui surviendrait dans quelques semaines le temps que le Leborean traverse les océans jusqu’en Hérakléo – car, les deux hommes n’ayant pas grand-chose en commun, Marc étant d’un naturel sérieux et Drake d’un naturel blagueur, la confrontation risquait de ne pas manquer de piquant.

« Vous voulez savoir autre chose ? »

Elinor était soudain revenue à la réalité, et avait tiré Maxine de sa propre méditation.

« Eh bien simplement...si vous avez d’autres noms ? …Autrement, j’aimerais rester en contact avec vous, pour que vous me teniez au courant des éventuels agissements que vous pourrez observer à la bibliothèque… »

Cette affaire paraissait mineure mais elle cachait peut-être quelque chose d’important. Pour l’instant, c’est vrai, Maxine avait d’autres affaires plus urgentes à traiter – en particulier… – mais il ne fallait rien négliger et, quand elle en aurait le temps, elle mènerait son enquête un peu plus précisément.
En attendant, il fallait conserver Elinor comme informatrice…