Les locaux du SteamTime. Un grand bâtiment dont la façade, ornée d’une horloge monumentale, dominait l’une des places centrales de Stern Road. On y entrait par de grandes portes en bois, vitrées, qui battaient sans cesse dans un sens ou dans l’autre. À l’intérieur, une centaine de journalistes s’activaient dans une grande salle remplie de bureaux : certains lisaient la presse concurrente pour voir si telle ou telle info leur avait échappé, d’autres rédigeaient ou relisaient leurs articles, d’autres encore traversaient le hall en courant pour prévenir la rédac’ chef qu’une dépêche venait de tomber, ou enfilaient leur veste en hâte avant de partir en reportage,…

Il était neuf heures et demie du matin, et Maxine Twainn Okland entrait avec un peu de retard dans les bureaux de l’un des plus grands quotidiens technopolitains de l’archipel. Elle s’arrêta en haut des marches de l’entrée, contempla un instant le fourmillement des employés…puis descendit les marches pour y plonger elle-même.
Elle attrapa un exemplaire du SteamTime du jour qui traînait sur un bureau et parcourut la Une des yeux tout en continuant de marcher, comme automatiquement, vers son bureau où son équipe devait déjà l’attendre.



L’affaire Seaforce. Article signé Armand Lecomte. Une affaire assez glauque… Une affaire que ce fichu Lecomte lui avait encore soufflée sous le nez. Et encore une fois, il faisait la Une. Il fallait avouer qu’il était doué… Mais bientôt, si l’affaire OGT aboutissait…
Elle s’arrêta devant son quartier attitré : un espace délimité par des parpaings coupés à mi-hauteur où quatre bureaux étaient installés. Laurent, Noémie et Matthew étaient déjà là, sagement assis à leurs places. Maxine laissa tomber son exemplaire du Steam sur son bureau et se tourna vers ses troupes :« Bonjour tout le monde! Désolée du retard... » Les trois compères la saluèrent avec un sourire. « Concertation ! » lança-t-elle.
Sur cette injonction, manifestement habituelle, les trois jeunes poussèrent leurs bureaux en avant, tandis que Maxine faisait de même avec le sien, de manière à former un carré rapproché qui évitait de crier pour s’entendre.

« Bon, ça fait presque dix jours qu’on n’a pas pu parler ensemble de l’affaire qui nous occupe – entre les reportages de dernière minutes, vos piges hebdomadaires et mon excursion à l’Hecama, ça a été chargé pour nous tous – mais je sais que vous avez bossé dessus en mon absence… Les trois confirmèrent d'un hochement de tête, ce qui inspira à Maxine un sourire de satisfaction. Bon, alors dites-moi, camarades…qu’est-ce que vous avez sur l’affaire OGT ? »

L’affaire OGT. C’était l’abréviation qu’ils utilisaient pour désigner leur travail sur le sénateur O’Graham, Trevor.
Quelques mois auparavant, l’un des informateurs de Maxine l’avait avertie que quelques personnalités notables du RCP (parti conservateur, Ndlr) se préparaient probablement à un détournement de fonds au profit du parti. L’informateur n’avait donné qu’un seul nom : Trevor O’Graham, le secrétaire général du parti.

« Bon, alors dites-moi, camarades…qu’est-ce que vous avez sur l’affaire OGT ? »

Après un instant de flottement, Matthew se décida à parler en premier (avec, n’oubliez pas, un joli petit accent gillinghan ; en italique ce qu’il prononce carrément à l’anglaise).

« J’ai interrogé chacun des membres de l’équipe qui a mené l’enquête sur la mort de Mrs Lilian O’Graham : policiers du R.H.Yard, équipe médicale, médecin légiste. J’ai comparé leurs déclarations avec les rapports qu’ils ont rédigés au moment des faits (il y a huit ans quand même). Rien d’incohérent entre les deux. Par contre il s’avère qu’un certain nombre de détails de l’affaire avaient été étouffés par la presse de l’époque…

- …quel genre de détails ? Maxine était intriguée.

- J’y viens. En fait, il s’agissait effectivement d’un accident de voiture. Il n’y a pas d’autre cause de la mort. Le détail qui n’a pas été divulgué, c’est que le médecin légiste a retrouvé une dose phénoménale d’héroïne dans les analyses de sang de Mrs O’G.

- De l’héroïne ?

- Yep. Visiblement, vu l’imprégnation dans son organisme, elle devait en consommer régulièrement, et depuis longtemps. Et quand elle a perdu le contrôle de son véhicule, elle était probablement en train de faire une overdose, ou du moins un bad trip.

- Ok… Bon, je pense que ça ne concerne pas directement notre enquête, même si ça veut quand même dire que la femme de Trevor O’Graham était une droguée, qu’il le savait probablement, et qu’il l’a laissée faire… Mais après tout ça relève du domaine privé, et on peut comprendre qu’il ait refusé que la presse en parle.

- Certes, confirma Matthew. Dans tous les cas ça ne fait que noircir encore le tableau…

- En effet… »

« Pour continuer sur sa famille… reprit Maxine. Noémie tu as quelque chose ?
- À vrai dire, commença la jeune femme, le sénateur est assez discret en ce qui concerne sa vie privée. J’ai fait quelques recherches, et j’ai même contacté un ami de Consortium qui a cherché pour moi des infos sur l’intranet. Résultat : Trevor O’Graham a trois enfants, deux garçons, une fille. Deux d’entre eux sont de parfaits inconnus. Celui qui pourrait nous intéresser, c’est le fils aîné : un certain Ash O’Graham…
- Qu’est-ce qu’on a sur lui ?
- 26 ans, études de sciences-politiques, membre du RCP : il suit le parcours de son père. Il est d’ailleurs devenu son secrétaire particulier depuis plus d’un an. Pour l’instant, il est quasiment inconnu du grand public ; mais au sein des appareils de partis les gens sentent que c’est un jeune qui monte. Apparemment, il est pressenti pour se présenter aux municipales en tête de liste pour le 7e district de la Citadelle.
- Quelque chose de louche à son sujet ?
- Rien du tout. Il semble irréprochable. Casier vierge, pas même un PV pour stationnement interdit ou excès de vitesse. Fiancé à la fille de l’industriel Grinberg, lui-même connu, comme vous le savez, pour son intégrité et sa politique sociale dans ses usines. Ce qui est intéressant c’est le poste de Ash O’Graham : secrétaire particulier auprès de son père, ça signifie qu’il a accès à tous ses dossiers, ou presque – il est donc possible qu’on obtienne quelque chose en s’adressant à lui.
- Il trahirait son père pour nous donner des infos ?
- Pourquoi pas…
- Hm. Non. Mieux vaut ne pas attaquer de front. S’ils sont de mèche, le fils préviendra le père et on sera grillés.
- C'est vrai...
- Par contre c’est une très bonne piste…on l’utilisera en temps voulu, conclut Maxine. Puis elle se tourna vers Laurent. Et toi ? T’as trouvé quelque chose ? »

Laurent hocha la tête et désigna une gigantesque pile de dossiers.

« J’ai épluché l’ensemble des rapports de séance du Sénat de ces quatre derniers mois. Au-delà de l’illisibilité du style juridique, j’ai peut-être repéré quelque chose d’intéressant. Il ouvrit un dossier sur le dessus de la pile et y jeta un coup d’œil comme pour se remémorer les faits. Il s’agit d’un vote de budget qui a eu lieu il y a trois semaines. Je crois avoir repéré quelque chose de douteux mais… je préfère ne pas trop m’avancer tant je n’ai pas obtenu le rapport détaillé de la séance.
- Tu ne l’as pas encore ?
- Non, le vote a eu lieu il y a moins d’un mois, ce qui fait que le dossier n’a pas encore été archivé. J’ai fait une demande pour qu’on nous l’envoie malgré tout : ça devrait arriver après-demain selon la secrétaire que j’ai eue au téléphone.
- Fort bien, » approuva Maxine.

Elle s’arrêta un instant et fixa Laurent. Il avait la tête qu’il a quand il est sûr d’avoir trouvé quelque chose mais qu’il ménage son effet… C’était bon signe.