Quelques semaines plus tard...
Les rues de cette ville sont étouffantes, étouffées dans un entrelas de murs et de ruelles où se pressent des milliers de visages. Il fait chaud et humide. On dirait que le delta tout entier s'évapore, que la ville transpire. Le soleil brûle, il fait bouillir les corps et les inonde d'une chaleur poussiéreuse. Les bouches ne respirent plus qu'un air épais, lourdement tiède. On marche dans les ombres qui échappent à la lumière. On a les paupières lourdes.
J'entends les vendeurs des rues qui crient. Ces rues chaudes sont pleines d'hommes à la peau tanée, au regard dur, ils ont les sourcils épais et le nez fort. Ils regardent du coin de l'oeil les rares femmes qui ont osé sortir, avec un mélange de désir et de mépris. La foulée est fragmentée de couleurs, et d'odeurs brûlées comme l'air.
Sur les trottoirs, dans les échoppes, les marchands exposent des centaines d'objets alignés comme d'immenses collections. Je crois que les gens de ce pays aiment voir s'accumuler les babioles et se régaler de la vue de l'abondance : ils empilent deux cent assiettes similaires, cinquante tapis identiques, des milliers de bijoux qui remplissent et débordent de jarres énormes, ils suspendent côte à côte des dizaines de lampes à huile, des étoffes de toutes les teintes, et des paniers remplis de dizaines d'épices ocres,vertes, rousses, jaunes, dont je n'ai jamais goûté la saveur et dont j'ignore le nom.
Je ne sais pas où je dormirai ce soir. Quelque part dans la chaleur de la nuit, vraisemblablement.
Je m'assieds à la terrasse d'un café, ou plutôt je m'effondre dans un de ces empilements de gros coussins dont les tenanciers de ce pays ont le secret. Mon aspect exotique suscite immédiatement l'intérêt, et bien vite je me retrouve entouré de trois compagnons qui commandent pour moi le rafraîchissement traditionnel. J'espère secrètement que l'un d'eux voudra bien être mon hôte ce soir, mais pour l'instant je me contente de leur paraître agréable.
Celui qui porte une moustache, le plus grand, vient de sortir un morceau de parchemin et, à l'aide d'une vieille plume, il s'applique à dessiner ce qui m'apparaît peu à peu comme une carte du monde extrêmement approximative. Puis il me tend la plume. Je comprends qu'il veut savoir d'où je viens. Je trempe la plume dans le petit pot d'encre, je dessine un tout petit morceau de terre au Nord-Est de ce qui me semble être Kwanai, puis je fais une croix dessus. Les trois hommes hochent vigoureusement la tête, échangent quelques mots à la tonalité admirative dans leur langue chuintante. Puis le moustachu me reprend la plume, et trace une croix loin, loin d'Aïn'rê, quelque part sur la côte Nord de Néfer-Sund, à l'Est de Minoris-Dystrisia. Je ne pensais pas être si loin.
Les trois hommes me regardent, ils parlent encore dans leur langue. Je ne sais pas ce qu'ils disent. Ils parlent probablement de moi. Peut-être en bien ? Mon espoir de trouver refuge chez l'un d'eux me reprend. Alors je tente le coup, je mime le geste de dormir. Ils comprennent. Celui qui porte un chapeau, une sorte de toque rouge foncé, me tape sur l'épaule en disant quelque chose avec un grand sourire, puis il part d'un grand rire que rejoignent ses camarades. Se moquent-ils de moi ? Ou n'est-ce qu'une plaisanterie amicale ? Je m'efforce de rire avec eux.
Nous finissons nos verres – la boisson qu'on m'a servie, inconnue de moi jusqu'à présent, était d'une couleur bleu-vert inquiétante, mais s'avère finalement très fraîche et agréable – puis l'homme au chapeau me tape à nouveau sur l'épaule. Il se lève et m'aide à me relever. Il rit en voyant que je suis beaucoup plus petit que lui. Les deux autres me disent au revoir et s'en vont. Dans le brouhaha du café en bordure de rue, l'homme au chapeau se frappe la poitrine et dit : « Tariq ». Je dis : « Yhuk'ta. » Il hoche la tête, puis il me fait signe de le suivre.