Une soirée de plus, à contempler une glace sans profondeur, pâle reflet de ma propre existence narcissique et décousue. Quelques heures de plus, à me préparer pour un concert sauvage où ces tarés m’admireront en train de cracher ma rancœur et mes flammes. Encore une nuit de gâchée, sacrifiée à la débauche pitoyable de notre civilisation grouillante…
Pour Charles, il était largement temps que tout cela cesse : le spectacle, la notoriété, la débauche et la luxure, toute cette vanité qu’il traversait en souriant à la foule. Il en avait marre de combler les fantasmes de ses abrutis en mal d’excitations perverses dans le seul but de les voir hurler de plaisir quand il levait ses bras au ciel après un solo, marre d’être reconnu dans la rue, marre de cette vie. Ce soir c’était la dernière, et fuck au producteur, fuck aux fans, fuck aux allumés qui lui tenaient lieu de groupe, il se barrait pour de bon. Il était déjà riche, n’ayant pas flambé tous ses gains en alcool, drogue et filles, contrairement aux autres… Et puis n’est-il pas de notoriété générale que la mort d’un artiste est la meilleure façon de doubler les ventes ?
En prenant sa guitare, en montant sur scène, en saluant son public, il avait l’air sombre et résigné des grands du western, dans son long cache-poussière en cuir. Tandis que les quelques émos du public fondait devant tant de classe, il attaqua les arpèges mélancoliques de Heart Breaker. Lentement d’abord, les premières chansons furent d’une dureté froide qui calma les ardeurs de tous les excités du parterre. Mais le rythme s’accéléra, Charles reprit son énergie habituelle, passa sur des musiques plus rapides, et le public suivit, enfin satisfait dans ses attentes. En une symbiose parfaite, un crescendo d’adrénaline montait dans la salle entre le guitariste et ses fans, la musique dans un sens, les cris dans l’autre, en allers-retours incessants. Le batteur suait, les techniciens crachaient leur poumon, Charles semblait en transe. Et, à la 26ème chanson, après un solo de 8 minutes, il s’écroula. Sur le dos, sa guitare dans les mains, il avait les yeux clos et ne bougeait plus. Applaudissements, hurlements, sifflets, espoir, attente, doute, le public prit peur lorsqu’un médecin se rua sur scène pour emporter le musicien au calme.
Officiellement, il était mort maintenant, d’un arrêt cardiaque, et seule sa famille et son banquier était au courant de la supercherie, avec ordre de ne la révéler à personne. Il avait profité du premier moment d’inattention pour s’esquiver en douceur : qui aurait pensé à surveiller un mort ? La police devait sûrement rechercher un fan susceptible d’avoir enlevé son corps l’heure qu’il était, mais lui il était, bien vivant, sur le port. A pied, par le premier ae-tram venu, il était descendu pour s’embarquer discrètement et quitter cette ville qu’il espérait bien ne plus revoir de sitôt. Mais maintenant il se demandait où il voulait aller, pour y faire quoi, et surtout comment s’y prendre.