Le bureau de Drake Calahaan était spacieux et décoré avec goût, si on aimait la table en marbre noir, en total contraste avec la sobriété des meubles clairs et du sofa de cuir blanc. Des roses bleues, sans doute artificielles, trônaient dans un vase en cristal au beau milieu de la pièce. Drake s’installa et invita Ferial à faire de même en lui indiquant d’un geste la chaise rembourrée juste en face de lui. La jeune fille se croyait presque dans un de ces romans populaires où l’héroïne doit forcément, à un moment ou à un autre, poser des questions à un homme riche et séduisant qui se révélait ensuite ne pas être humain. Calme mais tout de même méfiante, elle fixa le patron du
Delicateseen avec attention. Son air affable et ses manières gracieuses n’avaient rien de celles d’un tueur, et son accent Astarnaïa était charmant. Au pire, il devait côtoyer des gens peu recommandables dans le cadre de son travail, mais sans plus. Elle se força à sourire.
− Alors, M. Calahaan… commença-t-elle, mais il la coupa aussitôt.
− Appelez-moi Drake, je préfère, dit-il de son sourire le plus étincelant.
− … Drake, pouvons-nous parler de la victime ?
− Bien évidemment.
Il prit un air navré et glissa un dossier vers elle.
− Voici toutes ses références, personnelles et professionnelles. Je prends toujours la peine de bien connaître mes employés. Vous y trouverez également son contrat et la photocopie de ses papiers, en plus de la liste des clients. Nous enregistrons chaque entrée et sortie en validant les multipuces.
− Vous êtes un homme consciencieux, le complimenta Ferial tout en feuilletant le dossier.
− J’essaye de faire de mon mieux.
Il eut un sourire plus sincère et elle sut définitivement qu’elle avait affaire à quelqu’un de bien.
− Hum… Je lis ici qu’elle était d’origine Thiudescanne…
− C’est exact. Elle n’avait que vingt-deux ans… Une fille adorable et débrouillarde. Elle a pris ce boulot pour se payer ses études, mais aussi parce que ça l’intéressait d’évoluer dans différents univers. Elle m’a raconté qu’elle a été tour à tour caissière, conseillère en télécommunication, marchande de fleurs… Bref, elle touchait à tout, on peut dire qu’elle avait de la ressource.
−
Charline Meir… Je sens le nom d’emprunt.
− Je ne peux pas vous éclairer là-dessus, mais je sais en tout cas qu’elle ne s’ étendait pas beaucoup sur sa vie personnelle. À part ses anciens jobs, je ne sais pratiquement rien d’elle. J’ai appris à connaître son caractère et ses habitudes, et le reste, je lui laissais le soin de bien le garder pour elle.
− Encore un point pour vous, Drake. Décidément, vous m’épatez.
Il se détendit dans son fauteuil en cuir noir et croisa les mains sur son ventre.
− Je ne vois pas pourquoi cela vous étonne.
− J’ai l’habitude que les personnes que j’interroge soient plutôt nerveuses, voire furieuses… Et la plupart du temps, ce sont des petites frappes pas vraiment délicates.
− Je vois.
− On continue, je vous prie… Avait-elle des ennemis, ou du moins des personnes qui lui en voulaient ?
− Ici, je ne pense pas. Après, je ne pourrais vous dire ce qui se passait en dehors. Toutefois, je crois qu’il serait bon de préciser que les filles peuvent être assez jalouses et hypocrites entre elles, surtout quand je ne suis pas dans les parages. Heureusement que j’ai Murielle pour chaperonner tout ce petit monde.
Il avait pris un air plus crispé à cette dernière phrase, cependant Ferial ne releva pas.
− Qui est-ce ?
− Elle gère les filles et les garçons, ainsi que les serveurs. Attendez un instant.
Il se pencha et appuya sur un bouton de son téléphone fixe, toujours et encore blanc. Quand un son grésillant se fit entendre, il dit :
− Murielle, tu peux venir ici s’il te plaît ?
Un gloussement rauque et monstrueux s’éleva, faisant sursauter la jeune femme. Elle n’avait jamais rien entendu de tel. Drake hocha la tête, comprenant parfaitement sa réaction. À peine trente seconde plus tard, on frappa lourdement à la porte et sans attendre la réponse du maître des lieux, une femme corpulente et plutôt âgée déboula dans le bureau telle une tornade. Elle portait une chemise lie-de-vin un peu trop ajustée et une jupe noire un peu trop courte au goût de Ferial, qui se retint de faire une grimace.
− Voici Murielle Perléan, annonça Drake d’une voix blanche.
Ferial se leva – à contrecœur – pour aller serrer la main de la femme.
− Madame P…
− Mademoiselle !
− … Mademoiselle Perléan, je suis Ferial Grindwell, détective privé. Je seconde la Police pour cette enquête et j’aimerais vous poser quelques questions.
− Oooooh, désolée, mais je ne peux pas ! s’écria-t-elle brusquement tout en s’agitant. Je dois superviser les spectacles de ce soir. On a choisi le thème du Western et je ne veux pas que le reste de la soirée soit gâché !
− C’est très gentil pour la morte qui était jusqu’à présent l’une de vos filles ! aboya Ferial, que ce petit discours mettait hors d’elle.
− Laissez,
Miss Grindwell, intervint Drake. Murielle, tu peux y aller.
− QUOI ?!
Sans se faire prier, la vieille femme disparut dans un nuage invisible de parfum bon marché. Ferial se retourna vivement vers le patron de la boîte.
− Vous venez de redescendre en dessous de -1 dans mon estime ! Je dirai même, en dessous de -10 ! lui assena-t-elle. Finalement, vous ne valez pas mieux que les autres.
Imperturbable, il appuya son menton sur ses mains relevées.
− Permettez-moi de m’expliquer.
− À d’autres !
− Murielle, insista-t-il, est une femme bornée et compliquée. J’arrive à la gérer moi-même en lui cédant certains de ses petits caprices. Je vous assure qu’elle est tout aussi bouleversée que les autres de la tragédie qui a eu lieu ce soir.
− Elle le cache bien, en tout cas.
− Je lui reparlerai de votre demande. Je suis certain qu’elle trouvera un moment à vous accorder.
− C’est ça.
Toujours énervée, Ferial se dit qu’il serait temps d’aller voir la victime. Son dossier personnel n’étant pas suffisant pour l’enquête, elle allait sûrement passer la nuit à chercher d’autres indices plus concrets. Drake s’était levé, mais la jeune femme avait déjà filé, lui ayant juste lancé un « je vous contacterai » à sa sortie.
L’air était frais cette nuit-là et quand elle glissa enfin, et avec soulagement, de la boîte de nuit, elle inspira une profonde bouffée pour se rasséréner. Son souffle se transforma ensuite en vapeur blanche, qui dériva et se mêla à ceux des passants. Une silhouette familière était en train de parler à des policiers en uniformes. Ferial se décida à bouger et la rejoignit en trois foulées, évitant par la même de bousculer les badauds, et bien qu’elle en avait fortement envie. Respirer ne suffisait pas à la calmer complètement.
− Eh, tu m’en files une ?
La silhouette se retourna, révélant un grand jeune homme à la peau sombre, tout comme celle de l’hybride, aux cheveux noirs coupés au niveau des oreilles, une cicatrice barrant son œil droit. Il portait une simple chemise à manches courtes malgré la fraîcheur, sur un débardeur blanc et un jean. Le canon de son arme dépassait sensiblement de son holster d’épaule, mais il avait l’air de s’en ficher royalement. La discrétion n’était pas son truc. Il glissa sa main dans sa poche, qui en ressortit avec un paquet de cigarettes, dont l’une était déjà au coin de sa bouche. Ferial en prit une et le jeune homme l’alluma avec un zippo métallique sur lequel un loup dessiné hurlait vers le ciel.
Ferial se sentit tout de suite mieux.
− Toi qui avais dit que tu arrêterais… dit-il avec un sourire moqueur.
− La ferme, Jayke.