Et si Ash avait vécu dans notre monde...

Le monde s’est écroulé en une nuit. La jeunesse, abasourdie, ne s’éveille sporadiquement que pour exprimer une incompréhension désemparée. Les jours heureux, encore palpables hier, semblent à présent aussi lointains que les légendes de l'ancien temps. Et cette sentence résonne à nos oreilles comme le glas le plus terrible : « le streaming n’est plus. »

Ainsi s’ouvrait cocassement l’édito du journal quotidien de l’université, un petit 4 pages qui se vendait étonnamment mieux depuis qu’il affichait des gros titres racoleurs.

Tout en traversant le campus d’une marche inconsciente, Ash continua sa lecture avec un petit sourire en coin. L’article évoquait les lois de censure de l’internet, les manœuvres du FBI, la réaction des Anonymous… Sur ce dernier point, le jeune éditorialiste ne cachait pas un intérêt manifeste, au point de terminer l’article par un lien vers leur site internet.
Ash était arrivé devant la salle où il avait rendez-vous avec son directeur de mémoire. Il était en avance et avait un peu de temps à tuer dans ce couloir vide de l’université. Il cliqua sur le lien >Anonymous<.

Un site en blanc, noir et rouge, traversé d’éclairs et de masques souriants. Ces gens-là ont le sens du spectacle, pensa-t-il. Ils savent se mettre en scène. C’est peut-être cela qu’il faut savoir faire… Ils font rêver les foules. Pas seulement grâce à ce qu'ils font, mais aussi parce qu’ils se montrent grands, parce qu’ils font des choix et qu’ils assument leur idéologie, sans avoir peur des grands mots.

Sur une photo, une pancarte tenue par un militant masqué disait : « The corrupt fear us, the honnest support us, the heroic join us. » Tout cela excite les foules, se dit-il encore. Les gens ont perdu leur unique distraction en perdant le streaming, mais les événements de la guerre virtuelle sont une nouvelle occupation. Certains y puisent même de nouveaux idéaux, des principes ; partout on ne lit que le mot liberté.

Ash enclencha l’une de leurs vidéos : une figure masquée bougeait, mimant un discours qui, en réalité, était débité lentement, patiemment, mot à mot et syllabe par syllabe, par une voix synthétique. Qu’ils étaient séduisants, ces anonymes, avec leur masque aux yeux fendus, au nez long, et cette large bouche ironique fendant le visage en un rictus exagérément diabolique pour, semblait-il, se foutre de la gueule du monde entier.

Ash songeait encore : Tout ce décorum, ce grand théâtre virtuel où ils se donnent le beau rôle, toute cette imagerie qu’ils récupèrent et récréent... c’est du génie politique. C’est pour cela qu’on ne peut pas s’empêcher de les admirer : ils ré-enchantent nos univers aseptisés, ils sont les messagers de cette mythologie moderne, où le hacker est un demi-dieu, défenseur des hommes contre les forces du destin. Mais c’est un demi-dieu moderne : sans corps, sans visage, anonyme et virtuel ; mais aussi multiple, omniprésent et caché en chacun de nous. C’est là tout le paradoxe : Anonymous est une entité à la fois démocratique et autoproclamée, unique et éclatée, dont la voix automatique et froide représente d’autant mieux la multitude qu’elle est abstraite et désincarnée. Ainsi des milliers d’âmes se reconnaissent en un seul visage. « We are Anonymous. We are legion. We do not forgive. We do not forget. »

Oui, c’est cela qu’il faut savoir faire.