Un vent frais se leva doucement de la mer et vint faire s'agiter les poils de la cape de Jonne. Il reposa sa choppe sur la grande table de bois et essuya sa moustache du revers de la main, tandis que ses yeux bleu pâle regardaient le soleil couchant avec mélancolie. Deux esclaves traversèrent la cour en essayant de faire avancer un énorme cochon. Plus haut, derrière lui, appuyée au balcon de sa chambre, Rakel regardait son mari boire en regardant le paysage. Leur château sruplombait les Terres Froides, ces terres si chères à son peuple, si belles et si semblables à celles du Septemtrion dont ils avaient été chassés par les technologues. Les dieux avaient été de leur côté pendant des années de lutte acharnée et courageuse, jusqu'à ce que le poison et la fourberie aient raison de leur force brute. Rakel était née bien après, sur Astray, mais persistait en elle l'amertume d'une injustice inréparable et le souvenir aigre-doux d'une terre qu'elle n'avait pas connue. Elle baissa les yeux et sourit en voyant son plus jeune fils, Andreas, rejoindre son père pour boire en sa compagnie.
"Père, j'ai une faveur à te demander."
Jonne sourit et ses yeux fatigués se plissèrent pour former mille petites rivières sur sa peau rougie. Andreas saisit le pot et versa la bière dans les choppes jusqu'à ce que la mousse dépasse et coule sur la table, puis le reposa et s'empara d'un morceau de boeuf séché dans lequel il mordit goulument.
"Je t'écoute."
"Eh bien... je souhaiterais que tu affranchisses Damian. Il est à mon service depuis bientôt huit ans et il mérite la liberté..."
Jonne but quelques gorgées.
"Nous n'afranchissons les esclaves qu'une fois par an, et ce jour est passé, je suis navré."
Andreas mâchonna sa viande d'un air contrarié. Inutile d'insister, même dite avec le sourire la réponse n'était visiblement pas discutable. Le jeune guerrier décida de changer de sujet.
"Belle soirée... l'automne touche à sa fin. Dans dix jours nous fêtons le solstice."
Jonne leva les yeux vers son fils et émit un rire à la fois doux et rauque, saisit son épaule et la secoua amicalement.
"Et en plus du solstice, n'oublions pas tes noces ! Ta mère est si fière et ta promise si jolie, je me sens comme un enfant. Ah, je me rappelle mon propre mariage..."
Le Jarl sentit qu'il allait encore ressasser ses souvenirs et s'interrompit en riant. Andreas sourit tendrement.
"J'aurais préféré l'épouser avant, si les lois d'Astray ne m'avaient pas forcé à l'école militaire."
Les deux hommes restèrent silencieux un moment, profitant de l'air frais et de la lumière dorée et rose du soleil couchant. Demain, les dernières expéditions rentreraient et les drakkars resteraient sur la plage pendant les mois de trêve hivernale, les guerriers retrouveraient leurs villages, les berserks leurs montagnes sous lesquelles les meilleurs forgerons ne cessaient le travail depuis des générations. Soudain, le Jarl se leva de son banc et sans un mot laissa son fils seul à la table. Andreas, habitué, ne réagit pas tandis que le vieil homme rentrait dans sa demeure. Il resta là, mengeant et buvant lentement, à regarder ses terres et ses gens vaquer à leur tâches quotidiennes avant que les derniers rayons du soleil ne disparaissent. Une femme versait des épluchures dans un enclos à cochons tandis que son mari rentrait du bois, ça et là des enfants jouaient à la bagarre. Une petite fille munie d'un bouclier de bois trop grand pour elle vint se réfugier en riant derrière lui tandis que son frère faisait semblant de la chercher. Andreas se mit à rire, pointa le poulailler du doigt et lança de sa voix forte :
"Je l'ai vue partir par là !" Le garçon cligna de l'oeil et partit dans la direction du poulailler. Lorsqu'il eut disparu au coin de la maison de la guérisseuse, la gamine sortit de dessous la cape d'Andreas et grimpa sur la table.
"Je peux avoir de la bière, Andreas ?"
"Bien sûr ! une guerrière aussi vaillante mérite à boire."
Il poussa sa propre choppe vers l'enfant qui la saisit à deux mains et commença à boire en en renversant sur sa chemise. Une femme sortit d'une chaumière.
"Inga ! laisse Andreas tranquille et va chercher ton frère, la soupe va refroidir !"
"Elle ne m'embête pas, Solvej. Je vais chercher Sven, c'est moi qui l'ai envoyé au poulailler."
La petite salua Andreas et courut vers sa mère. Il n'eut pas besoin de bouger car le gamin revenait à ce moment là, et bientôt il fut seul dans la cour sombre. Les serviteurs sortirent allumer les torches et les lampes, le château s'illumina et Andreas rentra pour prendre le dîner.