. Joseph courut longtemps, avec l’aisance et la régularité d’un bon sportif. La nuit était tombée, et les projecteurs blancs éclairaient la piste. Il demanda au gardien du stade à rester plus que les horaires autorisés, facilement : c’était un habitué, il lui suffit d’un peu de gringue.
Il courait et pensait à sa sœur ; ces derniers temps, il lui venait des souvenirs inhabituels sur son enfance, de sa sœur enfant. Il pouvait visualiser sa façon de marcher, quand elle passait sous la table, qu’elle escaladait le lit – parfois même c’était des réminiscences inédites, qu’il ne soupçonnait pas avoir.
Joe devait être préoccupé, il n’y a que ça pour faire courir un homme en rond aussi longtemps, avec le seul bruit de sa respiration. Le gardien le regardait, arrêté aux pieds des gradins, une main sur la grille qu’il devait verrouiller avant de rentrer chez lui ; Joe le voyait au loin, en travers la sueur, et devinait ses pensées. Il fit son dernier tour.
Il s’arrêta doucement, faisant même un tour de marche. Joe irradiait de chaleur dans l’air sec et froid, comme une étoile au sein de la nuit – ou en tout cas aussi seul. Il songeait à sa place.
Cela faisait deux mois que sa sœur état partie, et qu’il travaillait pour la mafia. La situation de Joe était précaire : homme de main performant, mais pas indispensable aux parrains, tandis que sa position haut-placé dans leurs industries lui donnait accès à trop d’informations compromettantes (ce qui pouvait tenter ses patrons de l’éliminer). Cela l’obligeait à se remettre en question, et à monter en grade.
Il alla au vestiaire, passant dans les couloirs déserts, et commença à se déshabiller. Il entendit le gardien qui criait « Au revoir », Joe lui répondit, et la grosse porte du hall claqua.
Joseph saisit la poigné du casier, au métal froid – il attendit. Son corps se contracta, il détourna la tête, et plaqua fermement sa main sur sa bouche. Il cogna, puis tabassa violemment la portière, renversa les rangées de casier, faucha le banc ; il frappa encore du pied la tôle à terre, et marcha en rond, en passant ses mains sur son crâne, soufflant comme un plongeur, les yeux brillants : il était atterré.
Atterré par le poids de la vie, par ce qu’elle l’obligeait à faire, comme si ses trente années n’avaient eu pour but que de l’occlure dans l’incroyable précarité où il se trouvait maintenant. Joseph était un homme honnête, qui mourait lentement de la certitude d’être prisonnier de ses choix passés, de celui qu’il ne voulait pas devenir : bandit, faisant défaut à sa sœur – sa seule famille. Il ouvrait son œil grand et froid, à la recherche désespérée des restes de son intégrité passée, et n’en trouvait pas ; il sentit la solitude, comme un venin, se répandre à toute vitesse dans les veines, et le tétaniser comme jamais. Il s’assit, son corps si fort de nouveau statique, et essuya son visage. C’était la panique.
Joe prenait sa douche ; il avait suspendu ses affaires au mur, et le vestiaire était en sale état derrière lui. Il n’avait pas envie de ranger, mais il le ferait avant de partir, car ce n’était pas le problème du gardien. Il avait presque troué le métal, et son poing lui faisait mal.
Quand il entendit un bruit dans le couloir, il baissa le jet ; au deuxième bruit, il sortit le pistolet PPK qui pendait dans son holster, et le pointa vers la porte ouverte.
« Qui est là ? Montrez-vous ! »