Zack est calé dans un canap défoncé, cuir rouge-brun usé, brûlé de cendre de clope. Probablement déniché sur un trottoir mais purement confortable, surtout après deux trois verres. Zack a atterri là après une séance de tournage auprès d'une bande d'anarchistes. Les gars et les nanas lui ont raconté leur vision d'une société autogérée, et puis ils l'ont amené là. Ou alors c'est lui qui les a suivis pour avoir des images. Il ne sait plus trop.
C'est une de ces salles improbables de l'underground, aménagées entre les tunnels du métro et les tuyauteries de gaz. Faut faire gaffe à pas se brûler sur les conduits, mais c'est pratique, ça office de chauffage naturel. L'ambiance est tiède, y'a un bar monté avec quelques planches et des bouts de tôle, des gens qui parlent, de la fumée blanche, des algues purificatrices sur les murs.
Zack se demande si les algues sont shootées à force de filtrer de la beuh.
C'est vraiment une question de mec bourré.
Il se demande aussi s'il a bien fait de revenir dans l'Underground. Il avait pourtant assez de matière, largement assez de rushes pour le film. Mais il tournait en rond dans son montage. Déjà trois semaines qu'il agençait les morceaux dans tous les sens. Mais il manquait encore un truc. Une colle, un ciment, un lien, bref, un truc, pour assembler le tout.
Zack regarde les filles qui fument et il se demande si un peu de cannabis ne lui donnerait pas la solution. Y'a plein de gens dans le cinéma qui se dopent, en général avec bien autre chose que de l'herbe : pour avoir des idées, pour tenir le coup, pour être dans le mouvement. Zack s'est toujours interdit la drogue, à cause de sa mère. L'overdose, tout ça. Mais bon, il se torche déjà régulièrement la gueule. Est-ce que ça ferait vraiment une différence ? Il se dit que non mais pourtant il reste là à siroter un fond de bière inoffensif. Cette abstinence est le dernier rempart de dignité qui lui reste – (et non, il ne considère pas que l'autre abstinence qu'il pratique, subie, soit un gage de dignité, c'est un peu l'inverse en fait...)
Donc, Zack ne se droguera pas ce soir. Mais sa tête tourne un peu dans les vapeurs interdites et il la laisse se renverser en arrière en fermant les yeux. L'image de Siècle s'imprime sur sa rétine, fugitive. Il a un sourire qui lui tire le coin des lèvres. Il se sent à moitié endormi dans la torpeur du lieu, bien, bercé par le ronronnement des machines et des conversations. Il va probablement s'assoupir là.
Avant de plonger, il envoie un petit poke à Siècle sur Swirl, accompagné de sa géoloc. On sait jamais. Peut-être qu'en la voyant il trouvera la solution.
En attendant il s'enfonce dans le sommeil et dans le canapé rouge-brun.

« Bvt bvt »

« mmmsistah »

Silence

« Sistaaaah »

« Mmmmaisquoaaa »

« Ton cell a vibré »

« Pourquoi tu me réveilles pour ça… »

Oxford se redressa avec difficulté sur son séant. Son œil bionique examina la pièce tandis qu’il frottait l’autre de sa main. Les néons d’ambiance dessinaient sur le sol de longs rais lumineux que les masses de leurs amis endormis faisaient se courber.

Scott ronflait cul nu sur le canapé et on lui avait dessiné sur l’arrière-train au marqueur. Les triplés avaient formé un tout sur un petit matelas près de la table basse et les autres invités s’étaient éparpillés un peu partout. Oxford se leva et balança le téléphone de Siècle sur sa couverture, ce qui acheva de la réveiller. Elle se mit à pianoter dessus en se dirigeant vers la salle de bains.

« Pourquoi y a Seth qui dort dans ton lit ? »
« What ? j’ai même pas invité Seth »

Siècle passa la tête par la porte de sa chambre.

« Ah, c’est pas Seth, c’est Cain, depuis la semaine dernière il essaie d’imiter Seth, j’sais pas pourquoi… »
« Mouais, y a du boulot »

3h25 du matin. Zack vous a poké.

Siècle prit une douche et s’habilla. Débardeur/pantalon/bottes, le tout noir, évidemment, puis elle enfila un de ses nombreux bonnets rigolos, le gris et jaune avec de longues oreilles tombant à l’arrière. Son sac, un blouson et elle sortit.

Le marché souterrain d’Elloyse street était bondé. Siècle utilisa les roulettes cachées dans les semelles de ses bottes pour parcourir plus vite le chemin vers la salle où Zack était probablement en train de ne pas se défoncer. Elle pensa à leur dernière sortie avec un sourire attendri. Ne sachant pas pourquoi Zack n’avait jamais eu de copine, elle était persuadée qu’il était juste extrêmement respectueux et patient. Et elle appréciait ça, car ça changeait beaucoup de ses précédentes relations.

Oxford lui avait demandé ce qu’elle lui trouvait, à Zack, et elle n’avait pas su quoi répondre, mais c’était bien comme ça. Zack, de son côté, avait montré son inquiétude quant à la relation quasi fusionnelle d’Oxford et Siècle. Mais elle était comme le troisième enfant de la famille Datah et jusqu’à présent, aucun problème de phéromone n’était venu les perturber. Tous leurs amis et même la famille d’Oxford étaient persuadés que ça changerait un jour, mais pour l’instant, Oxford vivait pour la musique et Siècle, elle avait le béguin pour Zack.

Il somnolait dans le canapé rouge-brun, probablement atteint par les vapeurs stagnantes. En le voyant, des petits papillons à la con s’envolèrent dans son ventre et elle fit la moue. Siècle attrapa une moitié de joint qu’on avait laissé sur une coupelle, en tira une bouffée et vint s’asseoir près de Zack. Comme il n’ouvrait pas les yeux, elle se mit à chatouiller ses oreilles.

Zack sent quelque chose qui lui chatouille l'oreille. Il frissonne et ouvre les yeux. Un petit sursaut, une brume de souvenirs pas clairs, puis il remet les lieux : le canap' rouge, les algues aux murs, l'Underground. Et le visage de Siècle qui se moque de lui parce qu'il frotte son oreille contre son épaule avec un air de chat qu'on dérange dans sa sieste.
Il esquisse un sourire. Elle sourit aussi se laisse tomber lourdement à côté de lui en expirant une fumée dense.
« Pas mal le coin, admire-t-elle.
- Yup. »
Le regard de Zack glisse sur elle, embrumé – puis s'éveille soudain en remarquant un détail. C'est un dessin plié, l'esquisse d'un graff, glissé dans la poche revolver de Siècle.
Il sait qu'elle peint à la bombe, elle lui a montré deux ou trois de ses œuvres, pas mal du tout, qu'elle signe Century. Mais ce dessin-là, ce n'est pas un graff de Century... du moins pas officiellement. Ce dessin-là, c'est le croquis préparatoire du dernier tag géant d'Underscore.

Zack phase un instant. Son cerveau alcoolisé ré-assemble tout un tas de détails. Siècle, Oxford, leurs potes. Leurs comportements un peu bizarres parfois. Genre super-héros à double vie, genre « j'ai un truc à faire » ou « j'peux pas ce soir ». La proximité des styles graphiques avec ceux d'Underscore, le mélange des influences... Tout colle. À la fin de sa petite séance flashback, Zack n'a plus aucun doute : Siècle et sa bande sont Underscore.

Zack ouvre la bouche, pour demander.
Au même instant Siècle pose son regard sur lui, avec un petit air mutin. Et il soupire intérieurement, comme pour expier sa propre loose, parce qu'il sent que sa bouche est en train d'articuler « Est-ce que c'est toi Underscore ? » Alors qu'elle s'apprêtait à l'embrasser.

Il est mignon à se prendre ainsi pour un chaton. Siècle rigole. Un peu pour rien à cause bédo aussi. Elle commence à se sentir nuageuse... Zack croise son regard et Siècle sent son coeur flotter. En fait, non... il est pas mignon. Il est beau. Comme un genre d'artiste torturé romantique... non en fait, il est juste à moitié emo. Elle rigole encore. Dans sa tête, Zack est un Rimbaud avec une caméra, ce qui lui vaut des moqueries de leurs connaissances communes qui voient en lui un adolescent qui a grandi trop vite. Peu importe.
Il a de belles mains un peu nerveuses. Elle s'approche de lui, et alors que leurs lèvres s'apprêtaient à se toucher, il murmure :

« Est-ce que c'est toi Underscore ? »

Siècle sent un pic la traverser. What ? Elle recule, baisse les yeux... et constate qu'il a pu voir le croquis qu'elle avait oublié dans sa poche. Et merde...
Que va-t-il falloir lui dire ? Elle n'est pas aussi douée pour mentir qu'Oxford, et a moins de charisme. Elle ne pourra pas lui faire croire quoi que ce soit de tiré par les cheveux, quand son presque-frère aurait pu faire oublier sa question à Zack par un simple sourire en coin.
Machinalement, elle saisit le papier et le défroisse, les yeux perdus dessus. Elle reste silencieuse quelques secondes, puis hausse les épaules.

"Ce n'est pas très important."

Laissant glisser le papier de ses mains, elle se lève et se dirige mollement vers le comptoir, tous les mouvements ralentis par l'effet du splif.