>début<

« J'espère que votre nez n'est pas cassé...? » demanda Halil.
Le jeune mage répondit en massant son nez probablement douloureux : « Non, merci... Je crois que ça ira. »

Halil eut un sourire compatissant puis jeta un coup d'œil alentours : il ne distingua quelques formes dans la pénombre. Le tramway s'était brutalement arrêté alors qu'il traversait le tunnel qui devait le mener vers Consortium. Une voix venue des haut-parleurs fixés au plafond annonça solennellement ce que le chauffeur avait crié quelques instants auparavant : il s'agissait d'une panne électrique. Cette même voix, une voix féminine au timbre clair et posé, et à l'intonation neutre, demanda tranquillement aux passagers de ne pas paniquer et de rester calme.
Et pourtant, il y avait des raisons de s'inquiéter : la rame était bloquée dans un tunnel suspendu au-dessus du vide et, l'ouverture des portes étant électrique, il n'y avait aucun moyen de sortir. Halil avait toujours éprouvé une certaine méfiance envers la technologie cyberpolitaine depuis qu'il l'avait découverte en arrivant à Range Harbor. Les prouesses des machines, certes, impressionnaient l'esprit qui les contemplait, et l'on ne pouvait rester insensible aux merveilles que le progrès scientifique avait permises – mais on ne pouvait pas non plus s'empêcher d'observer que les mécanismes techniques deviennent parfois si autonomes que l'utilisateur en perd le contrôle. On pouvait ainsi se retrouver enfermé à l'intérieur d'une immense boîte en métal elle-même prise au piège d'un tunnel suspendu, le tout plongé dans une obscurité presque totale – et cela à cause de la probable destruction d'un simple câble électrique par un quelconque fauteur de trouble.

*

Déjà plusieurs longues minutes que le tram était immobilisé et ses passagers plongés dans le noir. Halil entendait des conversations inquiètes : c'étaient les alchimistes, les mages, et certains technologues – qui pour beaucoup avaient pris l'ae-tram pour la première fois de leur vie le matin même quand ils étaient monté vers la citadelle – qui commençaient à s'agiter.

« Hem... » toussa Pétroline.
Halil se retourna vers le jeune mage qui s'était écrasé le nez au moment de l'arrêt soudain de la rame.
« Vous...vous croyez qu'on va rester comme ça longtemps ? demanda-t-il.
- Je pense que nous devrions redémarrer bientôt, » le rassura Halil, qui avait déjà vécu de telles pannes du tram, bien qu'elles n'aient jamais été aussi longues et qu'elles ne se soient jamais produites dans un endroit aussi menaçant que le sky-tunnel.

Car oui, cet endroit lui semblait menaçant. Noir comme la nuit. Silencieux comme les abysses. Isolé comme un navire en pleine mer. Halil se rapprocha de la porte vitrée, posa sa main ouverte sur le verre, y appuya son front, et regarda au-dehors. Dans cet en-dehors – qui était encore un en-dedans – on ne distinguait que les parois bétonnées du tunnel. Elles étaient parcourues par des rangées de câbles, plus ou moins parallèles les unes aux autres et qui ressemblaient, dans la pénombre, à de gigantesques traces de griffure qui auraient été laissées par quelque immense et féroce animal... L'air était immobile. Les voix des autres passagers, que l'obscurité forçait à chuchoter leurs paroles, étaient comme des murmures lointains, nébuleux... Les lueurs dont il voyait apparaître le reflet dans la vitre – écrans de portable ou flammes apparues par magie – lui semblaient n'être que de vagues clartés, qui parvenaient jusqu'à lui avec autant de difficulté que la lumière des étoiles jusqu'à la surface de la terre...

« Vous êtes sûr qu'on ne va pas rester coincés pour toujouuurs ? » demanda une voix féminine en tapotant sur l'épaule de Halil.
Il se retourna, subitement sorti de sa méditation, pour découvrir une petite mage. Elle était brune et habillée de bleu – du moins s'il en croyait ses pupilles qui étaient désormais un peu mieux accoutumées à l'obscurité.
« Il n'y a aucune raison pour qu'ils ne parviennent pas à réparer l'avarie, » assura-t-il avec le plus de conviction possible, sans vraiment savoir qui était ce 'ils' dont il parlait.
« Ouais, vous inquiétez pas, renchérit la voix d'un cyberpolitain. Ça arrive desfois. C'est sûrement des ouvriers coco qui s'amusent à nous couper le courant ! ah ah! Ceux d'en-bas aiment bien nous emmerder de temps en temps !... Mais bon, on finit toujours par redémarrer, hein : c'est pas des prolos attardés qui vont faire la loi quand même ! »

Grossier personnage, pensa Halil. Mais enfin, il avait raison : la lumière revint soudain – d'abord hésitante elle clignota un instant, puis éclaira enfin l'intérieur de la rame de toute la puissance de ses néons crus. Et, dans un chuintement, l'ae-tram redémarra.

« On est sauvéééééés ! \o/ » s'exclama Tiphaine.

La petite magicienne sauta au coup de Pétroline, sous le regard étonné de Halil : on voyait rarement des mages si démonstratifs...!

- Tiph... !

Pétroline tenta de repousser son énergique meilleure amie mais celle-ci s'accrochait avec force à son cou, au risque de le rompre. Le rouge de la honte monta aux joues de la grande rousse. Elle ne voulait pas s'afficher ainsi devant un professeur, surtout s'il lui paraissait sympathique !
La lumière était revenue et l'ae-tram s'était remis en route dans un petit grincement. Tous les mages soupirèrent de soulagement, devant les mines narquoises des cyberpolitains qui avaient bien l'habitude de ce genre de soucis. Le brouhaha des conversations s'éleva petit à petit au fur et à mesure que le tram avançait, et quand celui-ci passa dans un tunnel, des raies de lumière variaient constamment avec le noir ambiant, se peignant en l'espace d'une seconde sur chacun des passagers.
Entre temps, Thiphaine était revenue à la charge, en prenant la main à Pétroline comme si elle avait été son petit ami et en posant toutes sortes de question à Halil.

- Qui sont les cocos ? s'enquit-elle tout en trépignant carrément sur place (elle avait toujours eu la bougeotte).

Fort Heureusement, l'alchimiste avait accepté aimablement de répondre à la petite brune surexcitée.

- Généralement les ouvriers sont associés à un groupe politique dont les représentants s'appellent les communistes ; d'où leur surnom "coco". Le prolétariat souhaite changer son train de vie en quelque chose de plus communautaire, porté sur le partage et où les classes sociales n'existeraient pas. Tout le monde serait au même niveau.
- D'accord ! Et vous savez pourquoi on a eu une... panne ?
- Je ne suis pas un expert du monde cyberpolitain, mais en tout cas tous savent que c'est lié aux générateurs électriques qui alimentent les quartiers techno. Même la technologie la plus avancée est faillible.
- Tiph...
- Oh, okay ! Vous avez réponse à tout dis donc
- Pas vraiment, mais je me tiens informé, jeune demoiselle, dit-il avec un sourire.
- Tiph !
- Maiheu <_< quoi Pé... Euh Pierin ?

Pétroline se pencha vers son amie pour lui chuchoter à l'oreille :

- Cesse de poser des questions ! Tu ne vois pas que tu l'embarrasse ?
- Pffffffffff, c'est pas comme si t'avais pas l'habitude que je fasse ça !
- Justement ! è_é
- Jeune homme, ce n'est rien, intervint Halil qui avait parfaitement entendu les paroles de la grande mage. En tant que professeur, il est toujours de mon devoir d'en apprendre un peu à ceux qui le désirent.
- Oui, hum... C'est vrai.

Un "kwip" aigu s'éleva et Halil remarqua que quelque chose... bougeait sous la veste de Pétroline. En sortit une bestiole fluette, au pelage blanc crème, qui ressemblait plus à un serpent avec des poils mais avec aussi deux pattes avant qui l'aidaient à se cramponner aux vêtements de sa maîtresse. L'alchimiste releva un sourcil perplexe.

- Qu'est-ce que c'est ?
- C'est Arion, mon Djinn, répondit Pétroline en tentant d'attraper le petit animal qui ne restait pas en place.

Le sourire d'Halil s'agrandit et il se pencha légèrement pour observer la créature avec attention, l'oeil vif d'intérêt.

- Vous êtes... Invocateur alors ?
- ô_o C'est exact. Vous en savez aussi un peu sur le monde des mages ?
- Bien évidemment. J'ai des amis collègues qui travaillent dans des écoles pour mages.
- Kwipi !
- Hey, calme-toi Arion...

La voix artificielle mais délicieusement féminine du haut parleur indiqua le prochain arrêt. Tout le groupe de mages se plaça à la sortie la plus proche. Pétroline voulut dire une dernière chose avant que le tram ne s'arrête complètement.

- Je... J'ai trouvé votre intervention très intéressante à la conférence sur la magie, tout à l'heure, osa-t-elle dire d'un ton timide au professeur.
- J'en suis ravie ^^ et j'espère que vous pourrez aussi venir m'écouter aux prochains échanges d'écoles.
- Moi aussi.

Un petit sourire fleurit finalement sur le visage de Pétroline. Elle salua d'un mouvement de tête Halil, et, suivie de près par Tiphaine et les autres élèves, elle quitta le wagon. Halil avait simplement agité la main, jusqu'à ce qu'elle disparaisse dans la foule.