Zack était affalé sur le canapé, son laptop sur les genoux, pianotant au hasard, quand quelqu'un frappa à la porte. Il referma son ordi et le posa sur la table basse. Puis il se leva lentement, traversa la pièce jusqu'à la porte, jeta un coup d'œil par le judas, ne reconnut pas la jeune fille qu'il vit, et ouvrit, presque curieux de savoir qui elle était.
Elle devait avoir à peu près le même âge que lui. Plutôt jolie. Pas très grande, mince, 85B ou C (eh non, les mecs ne regardent pas en premier la couleur des yeux!), des yeux verts, un nez fin légèrement recourbé, des lèvres rondes et rouges, des cheveux noirs. Elle portait un jean et un t-shirt noir avec des manches en grillage.

« Salut ! fit-elle comme s'ils se connaissaient.
- …?
- Tu ne me reconnais pas, hein ?
- ...euh...non.
- Et pourtant...moi, je sais qui tu es...
- …?
- Dark Light. »

Bloqué. Zack resta bloqué en entendant prononcer ce nom, ou plutôt ce pseudo, 'Dark Light', qui avait été le sien fut un temps. C'était toute une période de sa vie que résumait cet oxymore ridicule. Une période qu'il pensait avoir laissée derrière lui, et qu'il avait oubliée. Mais désormais il se souvenait.

« ….......Fixy ? demanda-t-il. Tu...tu es Fixyblack ? =_ô
- C'est moi-même !
- Wow...ben euh...entres. »

Il s'écarta pour la laisser passer dans l'appartement. Il ne pouvait s'empêcher de fixer son visage, dont il reconnaissait peu à peu les traits pour les avoir souvent vus à la webcam.
Car à l'époque où il avait connu Fixy, il était ce qu'on peut appeler un geek doublé d'un émo. Mélange effrayant s'il en est. Zack, en gros, passait ses journées planté devant son ordinateur, déprimé, amorphe, écoutant de la musique classic-trashsad téléchargée illégalement, et commandant sur des sites de vente en ligne des vêtements étranges. Car le 'émo' est un être au code vestimentaire strict : il se vêt de noir, et parsème son corps anorexique d'accessoires rouges ou vert fluo – bracelets à clous, ceintures décoratives ne passant même pas dans les anneaux du pantalon, et autres cravates à tête de mort nouées anarchiquement parce que c'est rebelle de pas savoir faire un nœud de cravate – témoignant d'un mauvais goût certain pour le kitch new age.
Les émos ont pour maxime de suivre leurs « z'émotions », leurs préférées n'étant étrangement pas la joie ou la bonne humeur, mais plutôt la tristesse, la colère, la rage et la dépression. Ainsi, les adolescents appartenant à cette mouvance sociétale sont généralement des solitaires traversant une phase d'intense questionnement existentiel. Pour exemple, nous citerons simplement le blog de Zack quand il avait quatorze ans (http://dark_light.blackblog.rh, qu'il a supprimé depuis) dans lequel il s'interrogeait comme suit sur le sens de sa vie : « Si j'avais pas existé, le monde aurait été pareil. La seule différence c'est que je n'aurais pas eu à souffrir le poids de ma misérable existence. La vie n'a aucun sens. »
Puis Zack avait mûri...ou presque.

« Donc voilà, je vends de la musique trashcore dans un magasin spécialisé. Certains clients sont un peu space mais c'est cool...^^ Et toi ? Tu voulais faire dans le cinéma non ?
- Ouais. Là j'suis en dernière année de licence ArtCiné.
- Sympa !
- Ouais... Au fait...comment tu m'as retrouvé ? Et euh...pourquoi ?
- Ah ça ! En fait, j'ai déménagé depuis Fibborn Quarry pour venir m'installer ici, à Range Harbor. Et en rangeant mes fichiers après le déménagement, je suis retombée sur un vieux doc de convers' msn qu'on avaient eues ensemble. Ça m'a fait marrer de voir les conneries qu'on pouvait raconter à l'époque ! ...Et ça m'a donné envie de savoir ce que tu devenais... Du coup j'ai tracé ton ancienne adresse IP, trouvé ton nom – Zack O' Graham – et ensuite j'avais plus qu'à regarder dans l'annuaire.
- T'es devenue hackeuse ? plaisanta-t-il.
- Ah ah, non, j'suis juste pas trop manchot de mes dix doigts.
- Hum... et au fait, c'est quoi ton vrai nom à toi ?
- Zoé, Cameron.
- D'ac.
- Je...t'as pas l'air hyper content de me voir, j'me trompe ?
- ô_= hein? Si, si...
- Non, je t'assure, t'as pas l'air content ! T'as l'air euh...over.
- Ah...ouais mais ça...J'suis toujours comme ça irl, fais pas attention.
- ...^^'
- Tu veux un truc à boire ?
- Un jus si t'as. »

Zack se leva, alla ouvrir le frigo, prit un pack de jus d'orange, une bière pour lui, un verre dans le placard, puis revint s'asseoir sur le canapé en face de Zoé.

« Bière à 15h ? s'étonna-t-elle.
- Bière à toute heure, répondit-il du tac-au-tac.
- ...euh...ok. »

Zack savait bien ce qu'elle pensait. Mais il en avait marre que tout le monde (c'est-à-dire Calypso, qui représentait tout son monde) lui reproche de boire trop. Il savait pertinemment qu'on pouvait presque le cataloguer comme alcoolique (il avait lu les caractéristiques sur wikipedia) mais il assumait : l'alcool était la seule chose qui calmait son esprit et qui parvenait à ralentir pour un temps le tumulte incessant de ses pensées.
Elle but une gorgée puis :

« Je vais peut-être te paraître un peu directe mais...j'ai comme l'impression que tu n'es pas vraiment sorti de la dépression dans laquelle tu étais quand on avait quinze ans...
- …....je... »

Zack regardait dans le vide. Zoé avait probablement raison. Il n'était pas heureux. Bien sûr, il y avait de bons moments, avec Calypso, mais...il n'avait pas réellement d'amis, pas réellement de famille, pas réellement de vie...il y avait seulement ces films qu'il voyait, revoyait, et qui défilaient devant ses yeux comme autant de de vies de substitution : des aventures qu'il ne mènerait jamais, des histoires d'amour qu'il ne vivrait jamais, des morceaux d'instant trop intenses pour jamais appartenir à une existence aussi insipide que la sienne.
Oui, Zoé avait raison : il était triste et déprimé.

« Ouais, t'as raison : je suis triste et déprimé. »

Elle sursauta. Le silence avait été si long qu'elle avait cru qu'il ne répondrait jamais. Elle s'était perdue dans ses propres pensées. Mais elle était heureuse qu'il avoue ses faiblesses : c'était un signe de confiance, et elle avait envie qu'ils redeviennent amis.
Car ils avaient été très proches à une époque. Au point de considérer qu'ils « sortaient ensemble », malgré les quelques cinq mille kilomètres qui séparaient leurs enveloppes charnelles. Nous dirons plus justement qu'ils étaient meilleurs amis : ils se confiaient leurs états d'âme, leurs pensées profondes, partageaient leur dégoût du monde... La tonalité de leurs dialogues était exagérément pathétique – émo oblige – et largement saupoudrées des mots 'noir', 'déprimant' et 'suicide', mais le fond était sincère, et ils s'étaient sincèrement attachés l'un à l'autre. Parfois, ils s'étaient raconté leurs tristes vies jusqu'à quatre heures du matin, planqués sous leurs couvertures, armés de leurs e-pc. Le smiley préféré de Zack était « =_= » : cette expression s'était peu à peu gravée sur son visage, et y était encore à présent.

« T'es toujours aussi solitaire qu'il y a quatre-cinq ans ?
- Ben...la fac fait que je suis forcé de voir des gens...
- Ah oui, c'est vrai que toi t'étais à domicile jusqu'au lycée.
- Ouais... Enfin du coup j'ai une bande d'amis... Mais ils sont stupides et inintéressants.
- Ahah! J'aime bien comment tu parles de tes 'amis'...! :'D Mais du coup, tu fais quoi avec eux ?
- Euh...bar, alcool.
- ...je vois. Tu crains.
- Ouais. Et en plus je fume !
- Pff, irrécupérable !
- Je sais... :')
- ...t'es mignon quand même.
- ô_= ?!
- Fais pas cette tête ! J'te fais un compliment, dis juste merci !
- ...merci.
- Good boy x)
Zack esquissa un sourire – événement rare, à marquer d'une pierre blanche dans l'histoire de sa bouche.
- Est-ce que..., hésita Zoé, est-ce que ça va mieux avec ton père ?
- ...Ouais...surtout depuis que j'le vois plus !...
- Ah...donc tu vis ici tout seul ?
- Non, avec Calypso.
- Ah oui, Calypso, c'est vrai ! Forcément... Elle va bien ?
- Très bien. Ah d'ailleurs ! Mince, il est quelle heure ?
- Euh... 16h30.
- Ah merde, faut que je sois en ville à 17h. J'dois rejoindre Calypso : c'est bientôt notre anniversaire alors on va repérer les cadeaux.
- C'est vrai que vous êtes jumeaux...^^ Bon bah, j'vais y aller alors ! fit-elle en se levant.
- Euh, ouais. Je...j'te dépose quelque part ?
- Nan, t'embête pas, j'vais me débrouiller. En tout cas j'ai été contente de te revoir.
- Idem.
- Tiens, voilà ma nouvelle adresse e-mail ('fixy-black_living-dead' ça faisait un peu too much x') ).
- Ok merci, fit Zack en fourrant le papier dans sa poche.
- Ciao!
- A plus...! »

Et elle claqua la porte. *Cette fille est...cool.*
Mais Zack, probablement à cause d'un obscur processus inconscient d'auto-destruction, oublia le papier dans la poche de son jean, qui passa à la machine à laver. En retrouvant le morceau de papier, et constatant que l'encre s'était effacée, il pensa : « Et merde... Pour une fois que j'avais un semblant d'espoir d'avoir une véritable amie...pff...fail =_= ».