Le monde est si vaste.
Ces cinq années étaient passées à la fois si vites et si lentement, riches en émotions et découvertes, riches de rencontres et d’amours perdus.
Jayke avait parcouru les mers du nord, à la recherche de l’inconnu, d’un univers qui n’était pas le sien car depuis sa naissance il n’avait connu que la chaleur des tropiques et le doux contact du sable blanc sous ses pieds. Le froid mordant du grand Nord avait failli lui couper le souffle. Les cargos de marchandises y passaient en nombre important, sur des chemins que seuls les capitaines pouvaient voir, fissurant les plaques de glace de leur pointe d’acier tranchante.

Le jeune Kwanaïn fut d’abord rookie sur un de ces cargos, puis très vite il eut la nostalgie de la terre et il retourna aussitôt sur celle-ci pour aider les hommes costauds du nord à décharger les marchandises sur les ports. Par la suite il s’enfonça dans Septemtrion durant quelques mois pour finalement passer à Nérigon et y rencontrer son premier amour, une jeune fille aux pâles cheveux et à la figure d’ange. Il dut la quitter très tôt pour s’engager de nouveau comme rookie sur un bateau vers Hérakléo. Le temps ne fut pas en leur faveur durant toute la traversée et Jayke faillit plusieurs fois passer par-dessus bord.

Le reste de ces cinq ans à voyager se divisa entre Nefer-Sund et Minoris-Dystrisia. Le temps de se poser vint titiller Jayke qui était désormais un homme.
À vingt ans il débarqua sur l’archipel d’Apartadiza, avec pour seules affaires un sac en toile rempli de souvenirs et les affaires qu’il portait sur son dos.

Sa future nouvelle patrie s’étendait devant ses yeux, et il ne s’en doutait pas encore. Le souvenir de Kwanai était encore bien présent dans son esprit et l’amertume de l’absence de ses parents lui pesait, pourtant il se sentait si bien d’être libre ! Indépendant, sans aucunes contraintes à respecter. Conscient de ses propres aptitudes à survivre dans le monde.

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L’Isendrin, une frégate basique de pêcheurs, se figea face à l’unique et minuscule port d’Habiltas. Les matelots ramenèrent les voiles tandis que le capitaine du bateau vociférait des ordres de sa voix rocailleuse. Les mouettes participèrent au brouhaha général en lançant quelques rires moqueurs aux hommes qui travaillaient en dessous. L’écume frappait la coque de la frégate dans un bruit sourd, la mer avait été agitée durant tout son voyage et elle commençait à peine à se calmer.
Des immigrés accostèrent, parmi lesquels se trouvait Jayke qui suivit la masse dans un même mouvement jusqu’à ce qu’il sorte du port. La rue qui filait tout droit devant ses yeux offrait un panel impressionnant de couleurs et de vie. Les marchands ambulants côtoyaient les boutiquiers, les étalages de légumes et de fruits égalaient les plus rares étoffes par leurs couleurs si variées. Les odeurs d’épices et de nourriture se mêlaient au subtil parfum de l’eau de mer, cette fragrance salée et si troublante, unique en son genre.
Jayke s’avança dans la foule, une main prudente sur son sac de voyage. Ses cheveux étaient plus courts, quoique déjà long jusqu’aux épaules, et la cicatrice de son œil droit semblait encore toute fraîche. À cause de sa dernière mésaventure, il avait décidé d’être plus prudent, mais au final cela l’avait aussi rendu plus fort. Il n’était plus l’adolescent naïf de ses débuts de voyage. Et désormais il allait devoir se fondre dans la populace d’Apartadiza, tout faire pour que personne ne le remarque et se dénicher un endroit où vivre en toute tranquillité.
Mais qu’allait-il faire exactement ?
Il savait se servir de ses dix doigts. C’était déjà une chose. Maintenant il restait à savoir quel métier serait le plus envisageable pour gagner son pain. Et très vite.
Quelqu’un le bouscula. Jayke se détourna pour faire face à un homme plutôt grand, même immense, et qui devait avoir mangé son pesant de viande au vue de la masse musculaire qu’il arborait fièrement. Le jeune homme aurait voulu dire quelque chose mais la mine patibulaire de l’homme le fit changer d’avis. Et son regard de bovin, si sombre et pourtant si vide, lui parut soudain mauvais tandis que l’homme le fixait de haut en bas. Jayke parvint à se faufiler hors de son champ de vision, frissonnant. Il n’avait jamais senti une aura si hostile de toute sa vie. Ce n’était pourtant pas la première fois qu’il eut affaire à ce genre de regard, si haineux envers les autres races…

Ses pas le menèrent au centre d’une place circulaire et pavée. Il s’avança vers la fontaine et s’aspergea rapidement un peu d’eau sur le visage.

« Tu me sembles un peu perdu, si je ne me trompe » fit une voix douce derrière lui.

Jayke n’y fit pas attention. Un mal de tête pesant commençait à tambouriner ses tempes.

« Ce n’est pas très polie d’ignorer quelqu’un quand il te parle, mon garçon. » renchérit la voix, de plus en plus proche.

Enfin Jayke se détourna de la fontaine, agacé, et se retrouva subitement nez à nez avec une femme plutôt âgée. Elle le fixa avec un grand sourire, les mains sur les hanches. Le jeune homme était assez proche pour sentir son odeur de santal et il se détendit à la vue de sa peau tout aussi brune que la sienne. Elle n’était pas d’ici, elle non plus.



« Qui êtes-vous ? Et qu’est-ce qui vous fait croire que je suis perdu d’abord ? »

La femme tendit sa main vers lui.

« Je m’appelle Satinka. »

Cela troubla Jayke car donner directement son prénom dans les tribus du sud (ainsi que certaines du nord) est un signe de respect et de confiance.

Il lui prit la main et la serra dans ses deux paumes, salut d’usage chez les Kwanaïn’d.

« Et moi c’est Jayke. Jayke Moireathan. »


[HS : Bon j'espère que j'aurais pas trop ratée Satinka :') elle ressemble à Esmeralda avec son châle cliquetant là XD]

Satinka sourit.

« Tu m’as semblé un peu perdu, tu viens d’arriver n’est-ce pas ?
- Euh…oui.
- Est-ce que tu as besoin d’aide ?
- Je…oui. »

Satinka pointa le doigt par-dessus l’épaule de Jayke. Il se retourna pour voir ce qu’elle montrait. C’était un haut bâtiment, une tour qui s’élevait, trouée d’immenses fenêtres vitrées. Sur la porte on lisait de grandes lettres : C.A.M.I.



« C’est le Centre d’Accueil pour les Mages Immigrés. J’en suis la directrice, peut-être que nous pourrions t’aider ? »

Autour d’eux les badauds passaient et repassaient, leur jetant parfois un regard méprisant, les ignorant la plupart du temps. Jayke semblait mal à l’aise, hésitant. Satinka essayait de sonder ses pensées. D’où venait ce jeune homme ? Que venait-il faire ici ? Était-il seul ? Un si jeune homme, déjà parti à l’aventure, sans personne pour l’accompagner, loin de ses terres natales…ça lui rappelait vaguement quelqu’un.

« D’où viens-tu ? »

Jayke pouffa. C’était une bonne question !

« D’où je viens ? De partout…et de nulle part ! »

Satinka haussa un sourcil interrogateur.

« Tu as beaucoup voyagé ?
- On peut dire ça, oui… En fait, je n’ai pas cessé de voyager, enfin…du moins jusqu’à aujourd’hui.
- Pourquoi "jusqu’à aujourd’hui" ?
- Parce que je crois que c’est fini. Je ne bougerai plus.... Je suis enfin arrivé.
- Arrivé…certes. Mais d’où es-tu parti ? »

Jayke baissa les yeux, son regard se fit soudain absent. Comme le regard d’un vieil homme qui se perd dans ses souvenirs, qui s’immerge dans le flou d’un passé lointain et qui ne peut s’empêcher de plonger toujours plus profondément dans les entrailles de sa mémoire : les images anciennes ressurgissent, des visages oubliés, des paysages qu’on croyait disparus se matérialisent à nouveau dans notre esprit, les sons, les odeurs, les couleurs d’un monde effacé reprennent vie ; comme des bulles d’air qui remontent depuis les abîmes de l’océan pour finalement émerger à la surface et ensuite – ploc – éclater.

« Je suis parti…de très loin… Il prit une profonde inspiration. Je suis parti d’une petite île au large du Kwanaï, une île appelée Aïn'rê. J’avais quinze ans. Je suis parti de chez moi. Et depuis, j’ai fait le tour du monde !... Mais maintenant je suis ici et… Il leva les yeux vers Satinka. Et je veux bien que vous m’aidiez ! » dit-il finalement avec un sourire.

Satinka lui sourit en retour, posa la main sur son épaule, et commença à l’entraîner vers le Centre d’Accueil. Mais tout à coup elle s’arrêta, stoppant net, les sourcils froncés.

« Quelque chose ne va pas ? demanda-t-il.
- Ton île, tu as dit qu’elle s’appelait comment ?
- Aïn’rê, pourquoi ?
- Parce que…parce qu’il se pourrait bien que je connaisse l’un de tes compatriotes ! »

Un petit sourire en coin se dessina sur les lèvres de la vieille femme. Oh oui, elle connaissait un compatriote de Jayke, et pas des moindres !


A l’autre bout d’Habiltas…

« Je te dis que les pierres ne sont pas à la bonne température !
- Et moi je te dis que si !
- Et moi je te dis que non !
- Si !
- Non !
- Si !
- Nooon !
- Siiii ! »

Yhuk'ta et son familier connaissaient leur énième scène de ménage. Ces deux là étaient pire qu’un vieux couple, pire encore que des frères rivaux et fratricides, pire que deux lionnes se disputant une proie à grand coup de mâchoire…et même pire que deux otakus se battant sauvagement pour un coffret collector édition limitée.
Tsantza ne voulait pas lâcher le morceau. Il était sûr et certain que les pierres étaient trop chaudes. Si Yhuk les insérait telles quelles à l’intérieur de la tête réduite qu’il était en train de fabriquer, tout serait gâché : le masque de peau se déformerait, le cuir du visage serait brûlé, et le tout serait irrécupérable. Une tête toute fraîche gâchée en vain ! Alors qu’ils avaient eu tellement de mal à se la procurer ! (Parce qu’il faut tout de même savoir que les têtes humaines, ça court pas les rues ! D’autant plus que les trafiquants qui en fournissent sont assez rares, étant donnée l’étrangeté du produit…)
Malgré tout, Yhuk s’apprêtait à insérer les pierres, au grand désespoir de Tsantza qui, s’il avait eu des mains, se serait sûrement arraché les cheveux. Mais soudain, alors qu’il était sur le point de commettre l’action fatale, Yhuk suspendit son geste.

« Ah ah ! Tu reconnais que j’avais raison ! s’exclama la tête réduite.
- Quoi ? Pas du tout ! Tu as tort et tu auras toujours tort ! C’est simplement que…y’a une voix dans ma tête.
- Ah ah ! Tu deviens fou mon pov’ vieux ! s’esclaffa Tsantza. Yhuk est un vieux fou ! Yhuk est un vieux fou ! entonnait-il en faisant des grimaces.
- Chut ! J’essaie d’écouter !
- Yhuk est un vieux fou !
- Arrête ! C’est Satinka qui essaie de me parler…
- Yhuk est un vieux f – … Bon ok j’arrête >_< »

Satinka s’arrêta de marcher. Son intérêt pour l’île d’origine de Jayke le troublait quelque peu, mais il décida de ne rien dire, attendant de voir ce que cela entraînerait. Elle prétendait connaître quelqu’un originaire également d’Aïn’rê… Cela pouvait-il être possible ? Jayke en doutait un peu puisqu’il n’avait entendu personne de sa tribu raconter que l’un d’eux était également parti en voyage. Les gens de l’île appréciaient leur sécurité sédentaire, et même si les étrangers étaient généralement bien accueillis, aucun d’entre eux n’éprouvait une quelconque curiosité par rapport au reste du monde.
Mais Jayke, lui, était curieux. Il tendait toujours l’oreille vers Satinka pour essayer d’en savoir plus sur la prétendue personne qu’elle connaissait. Pourtant à l’heure actuelle elle lui offrait plutôt un regard tourné vers le lointain, comme si elle était perdue dans ses pensées, voir carrément ailleurs.

« ** Que fait-elle ? ** » se demandait-il tout en la dévisageant ouvertement.

Il se tourna vers le centre de la C.A.M.I.
Apparemment, cet archipel allait s’annoncer plein de surprises.

« Bon, mon jeune ami, que dis-tu d’aller visiter le centre ? » enchaîna tout à coup Satinka, sortie de sa transe.

Jayke sursauta.

« Euh, oui, volontiers. »

« Suis-moi, et surtout, ne me perds pas de vue. On ne dirait pas comme ça, mais c’est un véritable fouillis là-dedans. Tu te demanderas sûrement si le bâtisseur de cette tour ne l’aura pas construite de travers, une fois que tu seras à l’intérieur. »

« Déjà, je trouve que la façade est… originale. Je n’avais jamais vu de fenêtre aussi grande. J’ai l’impression qu’un simple coup de vent pourrait briser les vitres. »

La vieille femme fit un sourire, amusée, et elle reprit sa marche.

Quelques minutes plus tard, Jayke se retrouva dans une sorte d’office encombrée de parchemins tandis que des feuilles volantes parsemaient le sol. La pièce sentait la même odeur que Satinka, une fragrance boisée, chaude et tenace, et elle comportait plusieurs étagères remplies de vieux livres poussiéreux. Le jeune homme remarqua un détail qui commença par l’intriguer, puis par le dégoûter. C’était en fait une tête réduite, accrochée juste derrière le bureau de Satinka, et qui souriait ouvertement de sa bouche cousue comme si elle était encore vivante. Ce genre de pratique lui disait vaguement quelque chose, mais il décida vite de concentrer son attention ailleurs, notamment vers le brouhaha que faisaient les autres immigrés à l’extérieur de la pièce.
La C.A.M.I accueillait les étrangers du monde entier, surtout les immigrés venus des îles car l’ambiance d’une ville n’est vraiment pas pareille par rapport à celle d’un petit village perdu au fin fond d’une forêt primaire.
Jayke appréciait ce genre d’initiative. Cela prouvait que des gens s’intéressaient aux déracinés, ceux qui n’avaient rien à faire loin de chez eux mais qui étaient partis quand même, certains pour nourrir leur famille, d’autres parce qu’ils avaient besoin de s’approprier un nouvel endroit pour vivre… Les raisons de leur départ étaient variées et parfois elles ne manquaient pas d’une petite histoire tribale qui en ravissait plus d’un.

« Bien, commençons cet entretien. »

Le jeune homme approuva d’un signe de tête. Il s’assit en face de Satinka et déposa sa sacoche au pied de sa chaise.



« Jayke… Que dirais-tu si je te présentais ton compatriote ? »

« Hein ? Tout de suite ? Maintenant ? »

« Bien sûr ! Tu te sentiras rassuré d’en voir un complètement installé à Range Harbor. Enfin, installé… Il est du genre à être plus libre que le vent, ce vieux bougre ! Bref, qu’en penses-tu alors ? »

« ** Yhuki, tu m’entends ? ** »

« **… Sati ? Qu’est-ce qu’il y a ? Je suis fort occupé pour l’instant. ** »

« ** Arrête de faire ton vieux ronchon et écoute moi ! Je vais t’amener quelqu’un, et tu n’as pas intérêt à refuser, sinon je me fâche. ** »

Une heure et demi s’était passée depuis que Jayke avait franchi la porte d’entrée du C.A.M.I. Il sentait poindre les crampes à force de rester assis mais pour l’instant, tout allait bien. Il avait bien discuté avec Satinka et il s’était révélé qu’elle pouvait l’aider dans ses idées d’avenir.

« Bin, je sais pas trop quoi dire… »

« Parfait ! Allons-y ! » s’exclama t-elle soudain en prenant le bras de Jayke au passage.

« ** J’arrive, mon vieux fou ! ** »


CRAK !


Jayke n’avait rien vu venir. Ni rien senti d’ailleurs. Juste que maintenant il n’était plus dans l’office de Satinka et que la main de celle-ci serrait son bras avec ferveur. Un visage lui apparut, nouveau, et pourtant si familier.
En apparaissant, ils avaient produit un nuage de poussière qui se dissipait peu à peu, contrairement à la surprise du vieil homme qui dévisageait, hébété, les deux énergumènes qui avaient osé le surprendre dans son atelier.

« Par les dieux, Sat, ne me refais plus jamais ça ! » rugit-il, furieux.

Son regard croisa alors celui de Jayke. Et le silence se fit.

Le jeune homme n’osait pas bouger. Yhuk’ta le dévisagea un instant, attendant qu’il explique pourquoi il était là, puis, comme Jayke ne disait rien, il se tourna vers Satinka. « Il vient d’Aïn’rê » dit-elle simplement en guise d’explication.
Yhuk tiqua en entendant ce mot. Aïn’rê. Voilà une contrée dont il n’avait pas entendu parler depuis des années, des dizaines d’années même. C’était là où il avait grandi, là où il avait vécu sa première vie. Mais le souvenir de cette île avait fondu dans sa mémoire sous le soleil du temps qui passe. Aïn’rê était devenue un mythe, son mythe. L’image floue et ineffaçable d’une terre vierge qui avait abrité la genèse de sa vie. Des bribes de son passé ressurgirent soudain : le goût de l’eau salée, le chant des femmes autour du feu, l’odeur du safran, la chaleur du sable, la fraîcheur de l’aurore, la lumière douce du soleil matinal et le clapotis du lagon quand, seul sur sa pirogue, il revenait de la pêche nocturne. Avait-il vraiment vécu tout cela ? S’était-il vraiment assis autour du feu, à chaque pleine lune, pour invoquer l’esprit du dieu S’ka et implorer sa protection ? Avait-il vraiment eu quatre enfants ? Avait-il vraiment été un guerrier, un chasseur, un mari, un père ? …ou avait-il simplement imaginé tout cela ? Après tout, cette île n’était peut-être qu’un mirage. Dans son esprit, l’image d’Aïn’rê s’estompait comme un rêve qu’on oublie.
Et pourtant ce jeune homme qui se tenait devant lui, manifestement constitué de chair et d’os, venait d’Aïn’rê.
Le vieil homme s’approcha, puis s’inclina légèrement et se présenta comme le voulait l’usage de leur peuple :

« Je suis Yhuk’ta Shwarin, fils de Gaagii F’talik et d’Aqnaïa. »

Jayke s’inclina à son tour :

« Je suis Jayke Moireathan, fils de Tamahere Moireathan et de Haley Sharrow.
- Ta mère n’était pas d’Aïn’rê ?
- C’était une technologue.
- Hum. Et tu portes le même nom que ton père ?
- Je suis parti avant l’initiation.
- Hum. Et comment as-tu dis que ton père s’appelait ?
- Tamahere Moireathan.
- Tamahere ?
- Oui.
- Et son nom d’enfant ?
- Je ne le connais pas, pourquoi ?
- Pour rien… »

Il y eut un silence. Satinka se permit d’intervenir :

« Yhuk, tu…tu n’avais pas un fils qui…
- Qui s’appelait Tamahere ? Si.
- Vous voulez dire…, hésita Jayke. Que votre fils pourrait être mon père ? Et que vous seriez…mon grand-père ? »

Yhuk ne répondit rien. Il s’était assis sur une chaise et regardait par terre. Ce gamin était-il son descendant ? Il ne voulait pas vraiment le savoir. Il n’avait pas envie de se retrouver tout à coup affublé d’un petit fils dont il ne saurait que faire.
Yhuk avait quitté cette île parce qu’il en avait fait le tour. Il était parti pour voir d’autres mondes, d’autres vies. Et voilà que son ancienne vie venait le poursuivre alors même qu’il pensait qu’elle n’était plus qu’un nuage brumeux sur l’horizon de sa mémoire. Il aurait préféré oublier. Il aurait préféré que ce gamin ne soit jamais venu. Que Satinka ne l’ai pas amené.
Mais Jayke était là, et lui voulait savoir si, oui ou non, ce vieil homme ronchon était son ancêtre.

« Un jour, dit Jayke, elisi* m’a raconté que son mari était parti à l’aventure… Elle repensait à lui en regardant un collier qu’il lui avait offert… Elle m’a donné ce collier au moment de mon départ. »

Jayke sortit de son sac un collier, et le tendit à Yhuk. Le vieil homme prit le collier dans sa paume, et le regarda. Il était toujours assis sur sa vieille chaise en bois, son dos était courbé, et ses longs cheveux blancs tombaient sur son visage pendant qu’il contemplait l’objet en silence. Il observait le mince fil tressé, qui s’infiltrait dans les perles de bois, et qui s’enroulait autour des écailles de tortue, et qui se nouait autour du fermoir en métal. Un sourire se dessina sur ses lèvres.

« C’est moi qui l’ai fait…, dit-il. Je n’étais pas très doué de mes mains ! J’avais à peine vingt ans. Je l’avais fabriqué pour la naissance de notre premier enfant : Ayasha…
- Tante Ayasha ?! »

Il n’y avait plus aucun doute : ce gamin était son petit-fils. Il n’était pas tout à fait sûr d’en être ravi, mais il sentit poindre en lui une étrange curiosité :

« Raconte-moi, petit, que sont devenus mes enfants ? Ayasha, Lallo, Tamahere et Nokomis… Que sont devenus ces êtres insignifiants que j’ai semés sur la terre ? »

Il venait de se souvenir de ces êtres qu’il avait un jour aimés, et soudain leurs destins lui importaient à nouveau. Jayke s’assit en face de lui, tandis que Satinka disparaissait en un claquement de doigts. –Crack–

[*elisi signifie grand-mère en indien]

Jayke fixait le vieil homme tandis qu’il se remémorait des choses de son passé. Il n’arrivait pas à croire qu’il se tenait devant un membre de sa famille, lui qui croyait être le seul à voyager en dehors de son île d’origine. Pendant tout ce temps, il avait pensé que ce prétendu grand-père était mort, simplement parce que ses parents n’avaient jamais eu de nouvelles de lui et – qu’à part sa grand-mère – personne ne lui avait vraiment parlé de Yhuk’ta Shwarin.
Son nom était presque légendaire. Il sonnait comme un renouveau aux oreilles de Jayke. Mais il y avait aussi comme une tension qui s’installait sur ses épaules. Alors que le vieil homme était en train de parler, Jayke sentit que la colère lui montait au nez. La manière dont il avait de nommer ses propres enfants n’avait rien de chaleureuse. Tout du moins, c’était ce que pensait le jeune homme. Le fruit de ses entrailles, l’essence produit de son être… Ses enfants n’étaient que des graines disséminées dans le vent, rien de plus.
La fureur gagna un peu plus Jayke, mais il parvenait à se contrôler. Cette émotion qui lui était si familière, il n’avait pas envie de la laisser s’échapper. Il ne voulait pas non plus que le père de son père croit qu’il n’est qu’un gamin immature, incapable de se maîtriser.
Non, ce que Jayke souhaitait désormais lui montrer, c’était ce que Tamahere lui avait apprit. C’était une partie de l’héritage que Yhukt’a lui-même avait transmit à ses enfants, pour lui rappeler qu’ils existaient toujours. Pour lui rappeler qu’il possédait une famille, et qu’il n’était pas bon de l’oublier.

« Grand-mère est morte. »

Sa voix n’avait été qu’un murmure, bien que volontaire et très direct. Yhuk’ta resta impassible, alors Jayke enchaîna :

« Elle t’a attendu toutes ces années… Pensais-tu seulement un peu à elle ? »

Son regard continua de se fondre dans celui du vieil homme. Il ne fléchirait pas.

« Tamahere, mon père, est devenu le chef de notre village. Je devais lui succéder, mais je suis parti, alors c’est mon grand frère, Reia, qui a reçu cet honneur.
Tes autres enfants, ils ont mené leur vie. Ils sont toujours présents sur cette terre, mais je crois que Nokomis pleure encore ton départ. C’est une femme, mais on a toujours l’impression en la voyant qu’elle est restée une enfant. »

Le silence revint alourdir l’atmosphère. Il regrettait presque que Satinka soit partie, parce qu’elle aurait sans doute eu son mot à dire. Elle aurait été la parfaite intermédiaire entre eux. Deux inconnus dont le même sang coulait dans leurs veines.
Cependant Jayke reprit son discours, l’air rêveur. Par pure politesse et respect, il se devait de répondre à Yhuk’ta. Il lui parla de ses enfants, Tamahere, Ayasha, Lallo, Nokomis, quel rôle ils avaient chacun au sein de la tribu, et il lui donna des détails qu’il n’aurait jamais cru pouvoir se remémorer en temps normal.
À un moment, Yhuk’ta se leva, lentement, le regard toujours rivé dans celui de Jayke. Il semblait bien petit et frêle par rapport au jeune homme, mais son corps, au contraire, dégageait une telle aura de puissance que cela fit taire subitement Jayke. Il voulut ouvrir une nouvelle fois la bouche, les sourcils inconsciemment froncés, mais le vieil homme leva une main pour l’arrêter.



« Tu es bien courageux, de parler ainsi à ton grand-père. Ce n’est pas parce que tu es mon petit-fils que tu échappes aux baffes, crois-moi.
- Peu importe. Je ne vais pas rester muet face à tout ça. Il fallait que je le dise, et je ne serais jamais désolé.
- … Vraiment ?
- Vraiment. »

Le vieux mage se tut, l’air pensif. Tsantza, son familier, s’écria soudain :

« Mais qu’est-ce que t’attends, vieux gronchon ?! Fous lui une torgnole à ce petit pédant !
- Tais-toi donc.
- Quoi ? Je ne te reconnais pas… ! »

Yhuk’ta se rapprocha de son petit-fils, les yeux plissés par une intense réflexion.
Comment allait-il réagir face à tout ce que venait de lui dire Jayke ?

Yhuk fixa Jayke d’un regard perçant.

« Fils, ta colère est légitime…mais stupide !
- Stupide ?! Tu as abandonné ma famille !
- Et alors ? Ne l’as-tu pas abandonnée toi aussi ?
- Ce n’est pas la même chose : j’étais le fils, tu étais le père !
- C’est…c’est vrai. Yhuk n’avait en effet aucune d’excuse. Il se rassit. C’est vrai que je suis inexcusable, continua-t-il, et pourtant, comme moi, tu sembles connaître l’appel du large, je me trompe ? »

Jayke ne put s’empêcher d’acquiescer. « Oui, reprit Yhuk, je vois bien que toi aussi tu l’as ressentie, cette irrésistible force qui t’emporte vers un ailleurs incertain… » Ses yeux de vieillard regardaient intensément les yeux du jeune homme, leurs deux regards, deux regards de voyageurs, deux regards qui avaient vu beaucoup de choses – bien que l’un en eut vu davantage selon l’avantage logique de l’âge – ces deux regards se fixaient sans se lâcher : enfin ils se comprenaient. Ils avaient tout deux quitté leur île pour découvrir le monde, et ça n’était pas un hasard si ces deux êtres volontairement déracinés se retrouvaient au même endroit ce jour-là.
Yhuk dévisagea Jayke un instant. Ce gamin osait lui tenir tête, et le forcer à reconnaître ses torts. Peut-être que Jayke n’était pas aussi inconséquent et stupide que les autres jeunes gens de son âge ? Peut-être même qu’il valait le coup qu’on s’y intéresse… Yhuk était un vieil homme solitaire : certes, il était habitué depuis toujours à la présence de Tsantza et appréciait Satinka, mais – surtout depuis quelques années – il supportait à peine les autres personnes : il parlait peu aux clients de son magasin, et ne cherchait pas à lier de nouvelles connaissances. Mais avait-il le droit de rejeter ce petit-fils qui lui reprochait justement d’avoir rejeté sa famille ?

« Je sais que tu es en colère, fils. Mais ton cœur doit savoir que je ne suis pas mauvais. Toi et moi sommes pareils. Nous avons fui une île étroite pour découvrir un monde infini. »

On entendit soudain un soupir exaspéré.

« Pff ! souffla Tsantza. Yhuk, tu sais bien que tu m’énerves quand tu t’la joues Vieux-Sage-avec-ses-grandes-phrases-profondes ! C’est franchement ridicule ! On croirait entendre ton père… »

Son père…Gaajii, le shaman du village. Le sage qui savait tout, qui en un mot disait tout. Celui qui connaissait toutes les plantes, toutes les faces de la lune, et chaque recoin de l’âme humaine. Gaajii, celui qui parlait peu mais parlait juste. Ses mots étaient doux comme une poésie, essentiels et puissants comme un aphorisme. Il avait été un père tendre, mais était toujours resté inabordable pour son fils unique : comment se montrer à la hauteur de celui qui connaît tout ?
Pendant sa vie sur Aïn’rê, Yhuk’ta avait toujours été admiratif des savoirs de son père. Mais cette admiration était teintée de jalousie et il comprenait chaque jour un peu plus qu’il ne surpasserait jamais son père. Il ne pourrait jamais connaître le monde mieux que son père…mais peut-être pourrait-il le connaître davantage ? Aller plus loin, voir d’autres terres, voir d’autres mers, voir d’autres hommes. Yhuk’ta F’talik, adolescent, en avait rêvé. Mais bien vite la vie d’adulte l’avait englouti. Il avait pris une femme, il avait eu des enfants… Et puis un jour ce navire étranger avait fait escale dans le petit port du village. Les vieux rêves de F’talik avaient rattrapé Shwarin : il était parti.
Et maintenant, voilà que Tsantza lui reprochait de parler comme son père ! Boaf, il faut un jour accepter d’avoir les défauts qu’on haïssait autrefois.

« Je sais, Tsantza, je sais : parfois je parle comme lui. Mais…il avait parfois raison. »

La situation aurait du le dépasser, mais au lieu de ça Jayke se sentit tout à coup plus confiant face aux paroles de ce vieil homme. Après tout, il était son grand-père, la sagesse même incarnée, et même s'il avait fait des erreurs dans sa jeunesse, le jeune homme ne pouvait que le comprendre. Tous les mots de Yhuk, il aurait pu les dire lui-même. Mais il se refusait à le pardonner complètement. Ne serait-ce que pour sa grand-mère, dont il n'oubliait pas les pleurs silencieux qu'il entendait parfois en allant la voir. Il s'était tenu alors en retrait, incapable de trouver la force d'aller la consoler, incapable d'un petit mot pour la rassurer... Et elle était morte, seule, et pourtant entourée par sa famille. Seule parce que son amour perdu n'avait pas été là pour lui serrer la main avant son dernier soupir.

Mais Jayke n'arrivait pas non plus à détester son soit disant grand-père. Et tandis que Yhuk discutait un instant avec son étrange tête parlante, il essayait d'ouvrir lui-même la bouche pour répondre, mais en fin de compte il ne voulait pas lui avouer directement qu'il le comprenait. Sa fierté était trop forte, et elle avait été bafouée en apprenant qu'il avait un grand-père toujours en vie mais qui avait eu la stupidité d'abandonner sa propre famille et de partir loin, égoïstement, découvrir le monde. Il ne leur avait même pas donné de nouvelles !
Le jeune homme se crispa, fermant les yeux brusquement car il lui semblait que des marteaux tambourinaient l'intérieur de son crâne. Il porta une main à son front et sentit un peu de fièvre. Était-ce à cause de la lutte des sentiments qu'il ressentait vis-à-vis de Yhuk ?
D'un côté Jayke avait envie de lui crier sa colère en plein visage, alors que d'un autre il aurait voulu pleurer comme un enfant. Ces deux choix ne lui convenant pas le moins du monde, il décida de rester neutre, quelque soit les paroles de son grand-père à son égard.
Il parvint tout de même à se calmer et interrompit, finalement, le dialogue entre Yhuk et Tsantza :

« Je... Je n'ai jamais prétendu que tu étais mauvais. Le croire aurait été puéril de ma part parce que je sais que je suis loin d'être parfait moi-même. Tout comme toi, j'ai fais des erreurs, et je reconnais sans honte que je ne regrette pas certaines d'entre elles. »

Yhuk'ta écouta attentivement son petit-fils, son regard grave posé sur lui.

« J'avoue aussi que nous avons beaucoup de points communs, c'est vrai, mais nous ne sommes pas non plus pareils au point de se comprendre complètement. Tu as tes propres idées et moi les miennes, et je crois aussi que nous sommes deux têtes de mules qui devraient refuser de s'écouter l'un l'autre... Enfin, normalement, parce que je remarque avec beaucoup de surprise que tu sais entendre. »

Jayke s'assit à moitié sur une table qui se trouvait derrière lui et croisa les bras.

« Oui, je suis quelqu'un de borné, et comme tu as bouleversé ma vie en apparaissant au moment où je m'y attendais le moins, je voudrais te punir. »

Ses derniers mots ne plurent pas au vieillard qui fronça les sourcils. Mais Jayke leva une main, comme s'il s'attendait d'avance à ce que Yhuk réagisse.

« Pas punir dans le sens "oh oui je vais te fouetter et je vais aimer ça", non, mais te punir de ton égoïsme en m'attachant à toi pour le reste de ta vie. »

Tsantza émit un sifflement d'admiration face aux paroles si directes et déconcertantes du jeune homme. Celui-ci ne savait pas que Yhuk n'était pas du genre à se laisser marcher dessus sans rien dire... Intéressante situation que voilà.

« Que veux-tu dire, fils ? »
« Je veux dire... (il sourit) que maintenant que je connais l'emplacement de ta boutique, je vais souvent te rendre visite et que tu me raconteras tout de ta vie devant une bonne tasse de thé. »
« Gamin, je ne suis pas une mamie non plus ! Je ne vais pas t'attendre tous les dimanches avec une assiette de biscuits au chocolat... »

Jayke l'arrêta d'un geste, inébranlable dans sa décision.

« Je m'en doute bien mais ce n'est pas ce que j'attends de toi. »

Leur regard se croisèrent de nouveau et restèrent fixés l'un dans l'autre.

« J'attends que tu sois mon grand-père. »