Aaraon était allongé dans la petite chambre d’appoint que la CAMI laissait à sa disposition, le temps de trouver un logement…le temps de retrouver William. Il avait discrètement faussé compagnie à Cassandra et sa famille à leur arrivée au port, n’emportant que le strict nécessaire, ses armes Octantes et Maana. Mais son escapade dans Range Harbor avait été de courte durée, juste le temps pour un policier de contrôler son absence de papiers et il s’était retrouvé dans une cellule avec d’autre « immigrés ». C’était finalement une femme de son pays qui l’avait sorti de taule, il y avait de cela moins d’une semaine, avant de le conduire au centre de la CAMI…

Satinka Ozridyan.
Fermant les yeux le jeune homme se remémora leur discussion…

***

«Tu es ici au Centre d’Accueil pour les Mages Immigrés, j’en suis la directrice. Tu trouvera ici toute l’aide dont tu peux avoir besoin, enfant. Je suis Satinka Ozridyan. »
Aaraon s’assit face à la vieille femme, dans un petit bureau aux allures étranges, décoré de grigris hétéroclites provenant de civilisations diverses. Il n’était pas sûr d’avoir gagné au change entre cette vieille sorcière et les policiers…mais au moins il n’y avait plus de barreaux et il pouvait s’exprimer dans sa langue.
« Je suis Aaraon Corberyan… »
Satinka écarquilla légèrement les yeux et le fixa.
«Le Premier veille sur toi seigneur, ton deuil est partagé par notre peuple. Pourquoi as-tu quitté tes terres, fils de l’Onde ? C’est à Octantis que nous avons besoin de ton sang, pas ici.
- Tu fais erreur, je ne suis pas de la seigneurie Corberyan, seuls les enfants du sang héritent de ce titre. Mon père était leican*, c’est lui que je cherche aujourd’hui.
- De la NSR ?
- Oui, il doit être réfugié politique…Il est arrivé à RangeHarbor il y’a une dizaine d’année.
- Donne moi son nom, fils de l’Onde, nous t’aiderons à le trouver. En attendant tu peux rester ici, va voir Renka à l’accueil, elle te donnera une chambre et de quoi manger.
- Wright. William Evert Wright. »

***

Maana s’agita sous le lit, forçant le jeune Octantin à sortir de sa rêverie. Il faisait chaud dans cette ville…beaucoup trop chaud. Il paraissait improbable à Aaraon qu’un peuple puisse exister efficacement sous des latitudes aussi…tropicales. Il concentrait son énergie pour ne pas souffrir de cette chaleur excessive, et cet effort combiné à la fatigue du voyage et aux découvertes des dernières heures le fatiguait considérablement.

Fils de l’Onde

C’était la première fois qu’on lui adressait la parole comme s’il avait été seigneur, et malgré ses itératives explications, la vieille Satinka s’entêtait à lui parler avec déférence, oubliant cette part de son sang qui n’était pas noble. Cette part de son sang qui avait tué sa mère, qui lui avait volé ses terres. Qui l’avait poussé à quitter Octantis, à suivre les conseils de Lowell. Il songea que ruminer en permanence les mêmes idées allait finir par le rendre fou, d’autant que la haine qu’il ressentait pour ce William devenait de plus en plus intense et incontrôlable…

« Piiiiiiiiii !
- Ouais je sais…moi aussi je crève de chaud…
- Piiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii ! »
Soupirant Aaraon se redressa, récupéra le petit pingouin qui se terrait à l’ombre de ses draps, et abandonna sa chambre. Les couloirs de la CAMI grouillaient d’activité, comme toujours. Il zigzagua entre une multitude de Magiciens colorés, venus des quatre coins de la planète, et se retrouva bientôt sous l’arche d’entrée de la grande tour.
« Piii !
-ça va ! Je vais trouver un coin où c’est respirable, calme-toi je…»

Il percuta un homme de petite taille, relativement âgé, recouvert d’un manteau de plume. Le grand père se visa sur ses courtes jambes, maugréant des mots dans une langue qu’Aaraon ne connaissait pas. Un type bronzé, visiblement de la même famille que le vieux pygmée, l’interpellait à son tour. La chaleur, l’agitation, la fatigue… ces mots inconnus qui fusaient de toute part…Aaraon avait de plus en plus envie de démolir ce duo bronzé et clinquant qui, après l’avoir sympathiquement arrosé de commentaires qu’il ne saisissaient pas, se chamaillait, obstruant la sortie.

« Putain mais vous allez dégager !!? »


Hrp: [Aaraon parle exclusivement en Octante et en Thikvine]

Leican: étranger, du viking "imbécile"
Fils de l'Onde: titre honorifique associé aux personnages de sang noble, supposés enfants directs du Premier et des Ondines.

La chaleur… c’était indescriptible. Jayke se sentait comme une loque dégoulinante. Né sur une île de l’hémisphère sud, il aurait dû s’habituer à vivre 365 jours par an dans une véritable fournaise, d’autant qu’Aïn’ré était réputée pour son climat « surpra-tropical »… L’enfer sur terre lors de la période estivale. Il déglutit péniblement et s’imagina en train de nager dans les eaux glaciales de Septemtrion, complètement nu. Oh oui.
Brusquement, des grognements indignés s’élevèrent, le réveillant de sa transe, et il vit alors son grand-père en venir presque aux mains avec un jeune blondinet. Un Octantin, comme Satinka, avec une sorte de piaffe ressemblant à un pingouin collé aux basques, supposa-t-il d’un air indifférent. Bon, le vieux ne semblait pas prêt de se calmer contre le freluquet, il fallait intervenir… Arf.
− Oh, papy, qu’est-ce qui se passe ? dit-il en prenant Yhuk par l’épaule.
− Les jeunes n’ont plus aucun respect de nos jours ! Déjà que je suis bien servis avec toi, voilà maintenant que je dois me farcir la précipitation d’un autre petit impertinent !
− Franchement, je vois pas pourquoi tu en fais tout un plat…
− Parce qu’il ne regardait pas où il allait, voilà ! Je suis parfaitement visible, tout de même.
− Ah ça… C’est sûr.
Le vieil homme foudroya Jayke du regard, mais celui-ci feignit de l’ignorer, trop apathique pour se disputer. Malgré tout, son grand-père continuait de s’énerver tout seul, brandissant ses petits poings hargneux vers l’octantin, qui, subitement, lâcha un agressif :
− Putain, mais vous allez dégager !!?
En Thikvine. Ok, Jayke voyait le tableau… Il devait faire l’effort de s’exprimer dans une autre langue que l’Astarnaïa alors qu’il avait grave la flemme. Ce genre de contraintes avait tendance à l’irriter un peu… beaucoup. Du coup, lui vint l’idée de s’exprimer dans un langage universel que le blondinet comprendrait sûrement :


− T’as compris ? continua-t-il avec un sourire méprisant.
− What the f… !!
Apparemment, le message était bien passé. Même trop bien, car le blond bondit soudain sur le grand Kwanaïn, qui n’avait rien vu venir. Il était rapide le gosse ! En quelques secondes, il se retrouva plaqué contre le mur, sous le regard médusé de son grand-père, et du sien. Celui de l’Octantin le fusillait littéralement, si enragé qu’on aurait dit un animal prêt à déchiqueter un ennemi potentiel… Un ennemi qui deviendrait une proie.
− P’tit con, tu vas me lâcher !!
− Que dalle, connard ! J’te lâcherais que quand tu te seras excusé ! Je suis vraiment pas d’humeur !
− On n’avait pas remarqué, soupira Yhuk en Kwanti. Il restait en retrait, malgré que son petit-fils allait peut-être se faire trucider par un Octantin fou sous ses yeux.
− Putain, je sais pas ce que ton vieux a dit, mais ça m’énerve encore plus !
− Espèce de…
− Ohla, qu’est-ce que c’est que tout ce remue ménage ? lança une voix derrière Aaraon.

Un peu décontenancé par l’apparition soudaine de Satinka, qu’il estimait même si ça ne faisait pas longtemps qu’il la connaissait, Aaraon lâcha Jayke. Le grand brun expira de soulagement. Il avait cru que l’Octantin allait lui broyer la gorge… Satinka s’approcha d’eux et posa une main sévère sur l’épaule encore tremblante de rage du blond.
− Je ne tolérerais pas de tels chahuts puérils dans le bâtiment de la CAMI. Je ne sais pas pourquoi vous êtes dans tous vos états, mais sachez vous contrôler, jeunes hommes !
Automatiquement, les deux élémentalistes baissèrent la tête de honte (enfin, ils faisaient tout pour cacher qu’ils avaient les boules de se faire enguirlander par une vieille femme) et se gardèrent bien de tous commentaires. Satisfaite de son effet, l’Octantine prit le bras de son… ami Yhuk, un grand sourire faussement aimable aux lèvres.
− Jayke, peux-tu t’occuper de ce jeune seigneur ? je t’en serais gréé.
Interloqué, le jeune homme la regarda comme si elle était folle.
− Quoi ? Pourquoi moi ? Et puis, ce gamin est un seigneur ?! J’y crois pas !
− Je t’assure, insista-t-elle avec un air grave (mais bouh la menteuse). Fais ça pour moi, s’il te plaît. Il vient juste d’arriver à Range Harbor et il ne connaît personne. Tu as presque son âge, et comme je sais qu’on peut toujours compter sur toi… (Clin d’œil complice qui parvint à faire changer d’avis Jayke, désormais gonflé d’orgueil)
− Okay… Mais ce sera juste pour quelques heures, pas plus ! Je suis pas baby-sitter.
− Merci mon chou, dit-elle en lui décochant un baiser sur la joue. Bon, sur ce, nous vous laissons entre vous, les « d’jeuns ». Amusez-vous bien !
Et elle partit en compagnie de Yhuk, qui gloussait étrangement comme s’il allait bientôt recevoir un beau cadeau. Jayke et Aaraon, l’air pareillement blasé, les regardèrent disparaître dans le croisement d’un autre couloir.

[Hrp : par la suite, ils vont continuer à parler en Thikvine.
Et puis vous pourrez constater la finesse et la poésie des textes à venir... ah ah]

Ce type lui tapait sur les nerfs. En plus il se collait sous son nez, avec son espèce de plume rougeâtre s’agitant autour de ses cheveux à la manière d’un poisson pilote désorienté. Il transpirait abondamment et affichait un ignoble sourire sardonique. Pour compléter le tableau il lui adressa un doigt d’honneur magistral en guise de réponse.
Colère.
Aaraon réagit automatiquement, cédant au sentiment haineux qui l’envahissait depuis qu’il avait posé les pieds dans cette ville. Il ne s’était pas battu depuis plusieurs mois, mais ses réflexes demeuraient intacts et la poussée d’adrénaline qu’il ressenti lorsque sa main s’écrasa sur la gorge de son adversaire lui fit réaliser à quel point cette activité lui avait manqué. Le Kwanaïn était plaqué au mur, réduit à l’impuissance.
Mort.
Il n’avait qu’à serrer légèrement les doigts…ses yeux violets fixés sur le regard brun rougeoyant de l’autre homme. Un simple mouvement de la main, et cette lueur disparaîtrait, laissant place au reflet vitreux des regards privés de vie.

« Ohla, qu’est-ce que c’est que tout ce remue ménage ? »
La vieille Ozridyan. Aaraon lâcha immédiatement sa victime, reculant de quelques pas. L’octantine posa une main qui se voulait apaisante sur son épaule et déclara à la ronde :
« Je ne tolérerais pas de tels chahuts puérils dans le bâtiment de la CAMI. Je ne sais pas pourquoi vous êtes dans tous vos états, mais sachez vous contrôler, jeunes hommes ! »
Il serra les dents. C’était ridicule, grotesque, insensé. Les comptes n’attendaient pas et devaient se régler sur l’heure, imposer la paix c’était garantir la guerre. Néanmoins il baissa légèrement la tête en signe de soumission, il n’avait pas le choix, sans la CAMI il n’était rien. S’en suivi une discussion entre la vieille femme et les deux étrangers dont Aaraon ne saisit que vaguement le sens.
Finalement Satinka semblait l’avoir confié au bon soin du grand type bronzé et suant. Malheureusement.

***

Aaraon avait, dans un premier mouvement, tenté de trouver seul un coin d’ombre où se poser tranquillement, Maana sur les talons. Mais cette ville était immense et hyperactive, il peinait à communiquer avec ses habitants. Il était donc parti en quête de « Jayke » à qui il avait faussé compagnie au pied de la grande tour, et n’avait pas tardé à remettre la main sur le Kwanaïn clinquant. Il le suivait en silence depuis une bonne vingtaines de minutes, savourant l’agacement visible que son comportement provoquait chez l’adversaire. Ce dernier avait quitté son sourire sardonique et semblait plonger dans une sombre bouderie.

Aaraon observa les épaules moyennes sur lesquelles tombaient de longs cheveux noirs, les avants bras brun cuivrés inefficacement musclés…Il ne comprenait pas pourquoi les Octantes étaient souvent associés aux Kwanaïn’d dans l’esprit des autochtones (Il n'avait appris l'existence de ce peuple qu'à son arrivé à la CAMI, se qui à son sens traduisait son manque d'importance dans l'ordre de l'univers). Ils ne se ressemblaient pourtant pas plus qu’un septentrionin et un néféris. Les Octantes étaient en moyenne plus grands qu’eux, leur peau était moins foncée et tirait vers le gris, leurs visages trahissaient une haute ascendance elfique, les pommettes marquées, les nez droits et les traits réguliers… Rien à voir avec la physionomie grossièrement érotisée des kwanaïn’d.
Soufflant avec mépris il s’arrêta et interpella « Jayke » :

« Heeey ! J’ai chaud je te rappelle, trouve moi un endroit où il fait une température décente! »

« Génial », se dit Jayke en voyant que l’Octantin lui faussait compagnie une fois qu’ils furent sortis de la tour. « J’ai même pas eu à dire quoi que ce soit qu’il s’est barré tout seul, ce petit con. Comme ça j’aurais pas à me le trimballer, quel pied ! Filons fissa avant que Satinka et l’autre vieux croûton ne réapparaissent et constatent que je ne tiens pas mon engagement. »

À cette pensée, Jayke se détourna du centre et, les mains dans les poches, s’avança d’un pas vif vers une rue adjacente. En cours de route, il s’acheta une mangue et la mangea avec plaisir tout en marchant, croisant de temps à autre quelques badauds, qui étaient pour la plupart des immigrés, comme lui. Des Néféris, des Octantins, des Dystrios et des Minoris… Tout un ensemble de cultures si différentes et pourtant mises dans le même panier, c’était triste. Jayke lui-même ne supportait pas qu’on le catégorise parce qu’il aimait à penser qu’il n’avait pas vraiment de patrie, à proprement parler… Il voulait appartenir tout entier à Blend Awake, car aller où bon lui semblait était la plus belle preuve de sa liberté.
Le jeune homme à la peau de cuivre tourna à l’angle d’une ruelle, lorsque soudain l’apparition d’une silhouette désagréablement familière l’arrêta net. Aaraon (il ne connaissait pas son nom) faisait aussi une tronche de trente mètres de long, comme pour dire qu’il n’était pas non plus ravi de cette rencontre, et malgré tout il restait là, à le fixer de ses yeux singulièrement violets. Jayke demeura bouche bée, ne sachant quoi dire, puis, comme si quelque chose venait de faire « tilt » dans son esprit, il bougea, animé par une force invisible qui l’avait fait passer en mode automatique. Il contourna l’Octantin, l’ignorant superbement, et continua sa route, avalant le dernier morceau de mangue au passage.
À son plus grand malheur, le blondinet le suivait – non, plutôt, le collait bordeyl ! – et l’expression de son visage, qui avait été détendue un peu plus tôt, se crispa en une moue agacée. Vingt minutes plus tard, ils en étaient toujours au même point : Jayke devant en train de faire semblant de ne pas se rendre compte de la présence de Aaraon, qui ne le lâchait pourtant pas d’une semelle. Le Kwanaïn aurait aimé le semer, mais ç’aurait été plus puéril qu’autre chose, surtout pour quelqu’un qui venait d’avoir vingt ans !
Brusquement, l’Octantin l’interpella (avec un mépris non dissimulé, évidemment) :

− Heeey ! J’ai chaud je te rappelle, trouves-moi un endroit où il fait une température décente !
− …
− Oh, je te parle ! Et tu peux être sûr que ça me fatigue !

Jayke consentit finalement à se retourner et à répondre, d’un air mauvais :

− OK, gamin, que dis-tu d’aller dans un caisson frigorifique ? Les cyber les utilisent pour garder les cadavres au frais, et tu vas pas tarder à en être un si tu continue à me suivre !

Ce fut au tour d’Aaraon de se crisper. La verbe du grand brun l’énervait tellement que s’ils n’avaient pas été dans un quartier populaire – aujourd’hui très fréquenté – il lui aurait fait avaler sa langue (et il se serait étouffé avec). Cependant, il ne dit rien, continuant à fixer Jayke avec insistance, comme un enfant qui réclamait un jouet dans un grand magasin. Poussant un soupir exaspéré, Jayke finit par tourner les talons et reprendre sa marche.
Dix mètres plus loin, n’y tenant plus (parce qu’il était pas un maître de la patience non plus), il se retourna une nouvelle fois pour faire face à l’Octante, tout feu tout flamme. C’est-à-dire que quelques étincelles apparaissaient toutes les trois secondes au bout de ses doigts.

− Arrête de me suivre !! Je vais te le répéter combien de fois ?!

Provocant, l’Octantin fit un pas vers le Kwanaïn, puis deux, puis trois, un sourire goguenard aux lèvres. Il s’amusait beaucoup de la colère de Jayke, visiblement, ce qui ne fit que la redoubler un peu plus. En plus il ne semblait pas très impressionné par son pouvoir élémentale qui n’allait pourtant pas tarder à exploser. Littéralement. Jayke étant incapable de se maîtriser quand ses émotions le submergeaient, il ne pourrait se contrôler si l’Octante se risquait à avancer un peu plus. Ce qu’il fit, malgré les avertissements.
Le grand brun fut encore une fois surpris par la rapidité inhumaine du blond. Sa vivacité l’avait fait franchir la distance qui les séparait, et dès à présent il le toisait méchamment, leur visage à quelques centimètres l’un de l’autre, bien qu’il soit plus petit et frêle que Jayke. Il lui avait attrapé le bras au passage et le serrait avec une force incroyable.

− C’est toi qui va finir à la morgue, siffla-t-il.


Et là, tout s’enchaîna. D’un mouvement sec, Aaraon bloqua le bras de Jayke derrière son dos et le maintint dans cette position inconfortable jusqu’à ce qu’il pousse un petit cri de douleur. Aussitôt sa prise se relâcha un peu et Jayke en profita pour glisser son autre main derrière son oreille afin de prendre un petit stylet très… pointu. Il fit volte-face pour le planter (dans Aaraon, et peu importait l’endroit) mais ce dernier bloqua l’attaque à temps en repoussant la main d’un coup de pied. Cela l’avait fait reculer, et c’était suffisant finalement pour Jayke qui ne comptait plus se frotter de trop près à ce gosse. Était-il un tueur ou quelque chose du genre ?! En tout cas, il venait encore une fois de lui ficher une belle frousse !
Aaraon n’avait pas l’air d’en rester là. La rage toute contenue qui l’habitait demandait à se libérer au plus vite.

− Et merde… marmonna le Kwanaïn, qui venait juste de remarquer que le blondinet était repassé à l’attaque.

« Jayke » était plus colérique qu’efficace, caractéristique commune aux élémentaires du feu. Un simple mouvement d’approche, une ouverture sur la gauche, une clef de bras, il était déjà HS. Aaraon augmenta la pression sur l’avant bras du kwanaïn, ramenant la nuque cuivré de son adversaire à quelques centimètres de son propre visage.

* faucher les jambes, relâcher le bras, frapper la tempe droite*

L’enchaînement mortel était si simple, si clair dans l’esprit d’Aaraon qui avait la cruelle habitude de ces mouvements répétés tant de fois. Il n’avait pas même besoin d’une minute pour abattre ce magicien d’opérette. Il resserra encore sa main« Jayke » cria légèrement…Aaraon relâcha sa prise. Il était probable qu’à RangeHarbor les règlements de compte sur l’honneur ne puissent suffire à justifier un meurtre en pleine rue passante.
Mais, alors qu’il s’apprêtait à se désintéresser du bronzé, Jayke se retourna et tenta de l’éborgner avec un objet pointu de petite taille. L’octantin recula, rapidement remit de sa surprise, et se rua derechef sur l’impudent.

Bloquer avec l’avant bras, frapper le coude de l’adversaire pour qu’il abandonne son arme. Coup de poing dans l’abdomen, puis uppercut gauche. L’adversaire chancel, coup de talon dans les valseuses. [Holmes inside]
Jayke se plie en deux, grognant douloureusement, les deux mains plaquées sur son entrejambe meurtri. Se contentant d’un laconique « abruti » Aaraon détourne le regard, et abandonne le kwanaïn à sa souffrance.

Mais l’atmosphère est toujours aussi pesante, et maintenant les regards des badauds sont fixés sur lui. Maana se glisse dans ses pieds et se colle contre lui. Il a l’impression étrange d’être de retour à la NSR, épié constamment par les yeux du parti, attendant le jour où les autorités jetteraient les ressortissants Octantes dans l’un de leur « camp de travail ». Et cette chaleur qui n’en fini pas de s’accroître, et la faim qui le taraude depuis plusieurs heures. Le jeune homme fait encore quelques pas, la tête lui tourne et ses idées se font de plus en plus vague.
Il s’effondre et heurte durement le sol de terre rouge.

Noir.

Tout ce que je veux c’est te retrouver. Je ne sais pas qui tu es, et tu m’as sans doute oublié. Tu n’es coupable de rien, mais responsable de tout. C’est toi qui l’as tuée, qui m’as tué.
Tout ce que je veux c’est ta mort.

Le coup dans les bijoux de famille, ça ne pardonne jamais.
Jayke souffrait le martyre, prostré sur le sol, ses longs cheveux cachant son visage crispé. Il haleta lorsqu’une nouvelle vague de douleur vint l’assaillir brusquement, puis se détendit une fois qu’elle fut passée. Très lentement, il tourna sa tête, et là il vit, à sa plus grande surprise, que l’Octantin avait l’air tout aussi mal-en-point que lui. Il ne se souvenait pas lui avoir porté un coup fatal… ou alors c’est qu’il possédait une force dont il ne se doutait pas ! Non, ce serait trop beau.
Ce garçon… Il n’avait rien d’humain. Tous ses gestes, sa vitesse de frappe et la force de chacun de ses coups, tout ça n’était véritablement pas normal. Il devenait évident que Aaraon n’était pas un simple immigré… L’hypothèse du tueur parut tout de suite logique à Jayke, et ça n’allait pas l’aider à mieux considérer le bonhomme. Merde, il avait trop mal. La sueur et le sang s’étaient mêlés et brouillaient dès à présent sa vision. Il cligna plusieurs fois des yeux pour se débarrasser de ce voile désagréable, mais sa tête lui tourna et percuta le sol rougeâtre. La terre lui salissait les cheveux et les vêtements, cependant il n’en avait que faire. Doucement, il se mit sur le dos, soupira profondément, puis ferma les yeux un instant.
Faire une pause. Ne plus penser à rien.
L’image de son île natale et de sa famille restée là-bas apparut dans son esprit brumeux. Quand il repensait à son père, à ses regards bienveillants et à la sagesse de ses conseils, il se disait toujours que sa colère était tout aussi anormale que les qualités combatives de l’Octantin. Il ne savait pas d’où elle venait, pourquoi il avait constamment envie d’envoyer le monde se faire foutre, et lui-même également ; pourquoi il passait son temps à râler et ne parvenait qu’à se faire passer pour un sauvage aux yeux des autres.
Un sauvage. Il n’avait jamais aimé et ne s’était jamais fait aimer. Pourtant, il s’était fait des amis au cours de ses pérégrinations dans Blend Awake, et il n’avait pas un mauvais fond. Mais le combat puéril qu’il venait d’avoir avec Aaraon lui confirmait bien cette idée qu’il n’était vraiment qu’un sale con.
« Note pour plus tard, essayer de faire une thérapie comportementale. »

Les badauds qui passaient à côté des deux bronzés ne firent rien pour leur venir en aide. Au contraire, ils les ignorèrent comme s’ils n’avaient été que des clochards sans grande importance.
Pitoyable.
Jayke grogna, serra les poings, les dents, et dans un effort surhumain (parce qu’il avait toujours mal à ses attributs virils), il se leva péniblement. Il chancela quelques secondes et parvint près d’un mur pour s’y appuyer. Son attention se reporta vers le corps étendu de l’Octantin évanoui… Si jamais Satinka et Yhuk venaient à apprendre qu’ils s’étaient fightés, ça irait très mal pour son matricule (il ne voulait pas perdre la confiance de Satinka, elle était bien l’une des seules personnes qui acceptait son sale caractère sans problème).
Ce fut donc avec réticence (visible à son faciès dégoûté) qu’il alla ramasser Aaraon. En le mettant sur son épaule, il constata avec étonnement que le jeune blond était plutôt léger… Il lâcha un « tsss » blasé, cala bien le corps inconscient, puis se mit en route.

Son appartement était à une dizaine de minutes, situé au-dessus de l’armurerie où il travaillait comme apprenti. Lewis en était le propriétaire, mais comme il ne l’avait jamais utilisé (parce qu’il habitait dans la boutique même, installé dans une salle à l’arrière du comptoir de vente), il le lui avait cédé en précisant qu’une partie de son salaire serait prélevée en échange.
Lorsque le Kwanaïn entra, un jappement joyeux l’accueillit, suivi par une masse tout en muscles et en poils qui se jeta sur lui pour lui léchouiller la face. Dans la mêlée forcée, Jayke fut obligé de lâcher l’Octantin qui fit alors un roulé-boulé sur le côté ; on aurait dit un mannequin désarticulé. Le grand brun n’y fit pas vraiment attention, plutôt préoccupé par un chien-loup qui lui faisait « sa fête ».
− Bordeyl Keane ! J’vais encore avoir ta sale bave de clebs sur la tronche ! Arrête… Arrête !!!!!!!!
− Gniiifgniiiifff, geignit la pauvre créature, qui venait de se faire rejeter comme une merde.
− Tu vois pas que j’ai un type sur les bras ? Ouste !
Keane s’éloigna, la queue basse, laissant son maître se relever encore une fois péniblement (il sentait qu’il allait avoir de belles courbatures demain matin). Jayke n’était franchement pas d’humeur à jouer à la baballe. Il se retourna plutôt vers Aaraon, toujours comateux, puis s’approcha avec une moue méfiante. C’est là qu’il remarqua que le jeune homme respirait bruyamment et qu’il transpirait autant que lui, alors que lors de leur combat il n’avait pas eu du tout l’air affecté par la chaleur ! Jayke tenta de trouver une explication à ce phénomène, et c’est là qu’il sentit, en passant la paume de sa main au-dessus de lui, l’aura magique si caractéristique aux élémentalistes. Pourquoi ne l’avait-il pas senti plus tôt ? C’était clair maintenant : Aaraon était un élémentaliste de l’eau.
Une raison de plus de le détester. L’eau et le feu étaient réputés ne pas s’entendre, comme chien et chat, c’était logique… Il comprenait mieux aussi pourquoi ils s’étaient foutus sur la gueule. Cette nouvelle donnée avait joué sur leur antipathie l'un envers l'autre. Jayke soupira puis se gratta la tête d’un air pensif. Bon, une seule solution s’offrait à lui.
Il chopa l’Octantin sous les aisselles et le traîna jusqu’à la salle de bain, qui se situait sur le côté gauche par rapport à la porte d’entrée. Quelque chose tomba du corps, roula sur le plancher, attirant son attention quelques instants. Une sorte de… piaf sans ailes ?? WTF… Keane fit comme son maître : ils basculèrent la tête légèrement sur le côté, l’air dubitatif (ôo what is this thing ?). Un râle monta de la gorge du comateux, faisant reporter l’attention de Jayke sur lui. Il se dit qu’il poserait la question du « c’est quoi cette chose » quand le blondinet sera enfin réveillé.
En attendant, objectif salle de bain !! Jayke assit Aaraon contre la baignoire (rectangulaire et en métal), prit le pommeau de douche, tourna le robinet, et laissa couler l’eau le temps qu’il retire le haut (plein de fourrure, putain, il peut que avoir chaud avec ça ce boulet !). Une fois que ce fut fait, et constatant que l’Octantin était recouvert de cicatrices (et lui qui maniait des armes à longueur de journée, il en avait moins que lui, la honte !), le grand brun l’aspergea abondamment.
L’effet fut immédiat. Aaraon commença à tousser, ayant avalé un peu d’eau au passage, puis il remua et enfin ses yeux s’ouvrirent.

« Tu n’as pas ta place parmi nous! Ta mère est une chienne et toi un sale bâtard! Mon père a dit que c’était lui le seigneur Corberyan désormais, c’est nous les fils de l’Onde, et que toi t’as pas le droit de m’adresser la parole ou de faire des choses qui me plaise pas ! »
Aaraon s’était jeté sur le gringalet plein de morgue qui lui faisait face, bien décidé à lui faire ravaler ses paroles. Björn était le fils du seigneur Ulrik, l’un des cousins de sa mère qui les avait chassés de la mère Cité, les condamnant à vivre dans les quartiers pauvres des paysans. Les deux enfants se haïssaient. Björn était petit, plutôt laid et maladif, Aaraon était grand et précoce pour son âge, il était le portrait de feu le seigneur Neil.
Un petit troupeau d’enfants et de passants faisait cercle autour des deux belligérants. Visages horrifiés, encouragements vulgaires, huées et murmures se succédaient par vague. Aaraon prit rapidement le dessus, rouant de coup son chétif adversaire qui se protégeait tant bien que mal, hurlant avec force :
« C’est moi le seigneur Corberyan ! MOI ! »
Alors qu’il s’apprêtait à porter un ultime coup à son cousin meurtri, une énorme main s'abattit sur son épaule, le forçant à se relever. Ulrik Corberyan lui broyait littéralement le bras de sa puissante poigne. L’homme était immense et de carrure imposante, son visage semé de cicatrices affichait une épouvantable expression de colère. Aaraon cria brièvement de douleur et leva la tête vers Ulrik, croisant un regard sombre et haineux.
* « il va me tuer » *
La respiration de l’enfant s’accéléra brusquement, il se débattit violemment pour échapper à la prise du géant.
***
Aaraon se traînait difficilement sur le sol enneigé. Son bras droit pendait lamentablement, déchiré par la lame d’Ulrik, en partie sauvé par l’agilité et la rapidité du jeune garçon qui avait échappé de peu au démembrement. Il fit encore quelques pas hésitant…et s’effondra. Son sang qui coulait abondamment commençait à geler…

Liquide…

Froid…


Il avait l’impression d’étouffer. De l’eau. Il toussa, s’agita et ouvrit les yeux. Jayke était en train de l’inonder, un vague sourire au coin des lèvres. Réagissant automatiquement, et après un bref repérage des lieux (une salle de bain, sans doute celle du Kwanaïn vu son aspect grotesque et pauvre…), il se redressa, bloqua la main de Jayke qui tenait le pommeau de douche, le repoussa et se jeta hors de la baignoire. Mais il chancela légèrement, manquant de s’effondrer à nouveau. Il n’avait pas la force de faire payer à ce Jayke ce qu’il venait de lui faire…

« Hey… c’est quoi cette tête ? J’aurais du te laisser crever dans la rue tient… » Lâcha le bronzé, l’air mauvais. Aaraon avait envie de lui arracher les yeux… ces sales yeux rougeoyants qui le toisaient avec ce qu’il interprétait comme du mépris (et un vague fond de peur)… Mais il était définitivement trop faible pour faire quoi que ce soit.
Il se redressa, fixa avec superbe le Kwanaïn, et fit appel au peu d’énergie lui restant pour se sécher.
« On est où là ?
- Ben chez moi…t’as fait un petit malaise fillette.
- Où est Maana ?
- Euh… l’espèce de piaf ? juste à côté je crois… »
Sans accorder un regard de plus à son « sauveur », dont les vêtements trempés révélaient la plus part des odieuses courbes, il se tourna et pénétra dans ce qui semblait être un salon. Un chien de grande taille se tenait au milieu de la pièce, l’air farouche, grognant à chaque mouvement de l’octantin. Mais la menace n’arrêta pas Aaraon qui avisa une sorte de lit canapé, sous une fenêtre. Il s’installa et s’enferma dans un mutisme boudeur.
Jayke parut à son tour, il gratta la tête du chien qui couinait lamentablement à la moindre papouille de son maitre. Puis délaissant son clébard l'élémentaliste lui demanda presque aimablement:
« Bon tu veux faire quoi ?
- …
- je te ramène ?
- …
- tu vas mieux ? oh !? répond bordayl!
- …
- Tu veux quelque chose ? Jsais pas moi !? t’as mal quelque part ? »

Il voulait juste que l’autre se taise (en plus sa voix devenait de plus en plus désespéré, sans doute à l'idée de ce que pourrait lui faire Satinka si Aaraon lui racontait ses prouesses de guide)… il était fatigué. L’éloignement avec Octantis se faisait cruellement ressentir, il récupérait mal et s’épuisait pour un rien. Il lui faudrait sans doute de nombreux mois pour retrouver ses compétences initiales, dans ce cadre néfaste de RangeHarbor. Et puis…il avait faim!

*William Wright… je vais te retrouver… et je vais te démolir…et quand mon honneur sera lavé je les démolirais eux aussi!*

− OK… Ça se passe de commentaire.

Aaraon grommela quelque chose qui ressemblait à une insulte, mais Jayke était trop occupé à se demander ce qu’il comptait faire dès à présent pour prouver à ce gamin qu’il n’était pas le méchant de service. Cependant le mutisme de l’Octantin allait vite l’énerver (encore), alors il décida de sortir faire un tour, histoire de se changer les idées sur cette présence incommodante et trouver peut-être en chemin de quoi sustenter la « blondinette ».
Il tourna donc les talons, sans un mot, prit son sac en bandoulière avant de passer la porte d’entrée. Le laisser seul n’était peut-être pas une si bonne idée… La tête de Jayke dépassa de l’ouverture, puis disparut, puis reparut, puis disparut, et ainsi de suite pour bien s’assurer que le blondinet avait compris le message : toi pas bouger de là bordeyl ! De toute manière il devait bien se douter qu’il ne pourrait pas se retrouver dans les rues de RH sans l’aide de Jayke, et il ne semblait pas prêt à demander son chemin à quelqu’un d’autre, vu son amabilité si flagrante. C’est sur cette pensée rassurante que Jayke put enfin quitter son appartement.

Sur la route à la recherche d’un potable restaurant de quartier, Jayke repensa étrangement à toutes les cicatrices qui recouvraient le corps maigrichon de l’Octantin. Ça lui avait fait l’effet d’une baffe, qui n’avait rien de physique cette fois-ci. Lui qui croyait que ses cinq ans de voyage dans tout BA avaient suffi à le renforcer, il se fourrait bien le doigt dans… l’œil ! À côté du gamin, il avait juste l’air d’un éphèbe tout juste bon à faire joli dans une vitrine. Pourtant, il savait se battre (du moins se défendre, mais pour l’attaque, c’était à revoir ; il n’y arrivait vraiment qu’avec un couteau dans la main), manier des armes et manipuler le feu de son don d’élémentaliste. Il n’était pas non plus dénué de courage, quand il fallait faire face à un danger quelconque.



Jayke s’arrêta un instant pour caresser machinalement la cicatrice qui barrait son œil droit. Les gens qui allaient et venaient autour de lui semblaient transparents, inexistants, et surtout dans ce genre de moment… Ce genre de moment où il se rappelait dans un frémissement de rage la silhouette agile de l’homme qui lui avait fait cette cicatrice. Ce nomade des sables qui avait failli prendre une partie de lui… Non, non, il devait l’oublier ! À côté de cet homme, Aaraon n’était pas grand-chose, en fait… Le Kwanaïn soupira puis reprit sa marche, les mains dans les poches.
Il avait beau se sentir un peu effrayé par rapport à l’Octantin, il ne le serait jamais plus qu’avec l’autre. Et puis trop se méfier ne lui apporterait rien de bon, mis à part un nouvel ennemi, et franchement il n’avait pas besoin de ça.
Tout à coup, une odeur familière vint lui chatouiller les narines. Il releva la tête pour renifler l’air et un petit sourire naquit sur son visage. Il se précipita vers la source de la délicieuse odeur, dépassant des étalages de fruits, des boutiques d’étoffes et des antiquaires.

Dix minutes plus tard, Jayke était de retour. Le sac plein de victuailles fut balancé sur la table basse, près du canapé-lit où se trouvait Aaraon. Celui-ci daigna tourner un peu la tête pour se rendre compte de la situation, mais il paraissait plus ancré encore dans sa bouderie songeuse, au grand désarroi de Jayke. Son… pingouin (« choupissime », comme dirait un certain prêtre sosie de Stéphane Bern) piaillait à ses pieds, agitant ses petites ailes en tout sens, car il était lui aussi affamé. Le grand brun s’assit devant la table, cala un coussin sous ses fesses, et commença à déballer le contenu du sac.

− Poulet au curry avec du riz et du pain pita d’Hérakléo.



L’Octantin ne répondant rien, Jayke tapota avec agacement la table du bout du doigt.

− Et « merci », c’est pour les chiens ?

Un couinement s’éleva et il se retourna immédiatement vers Keane, tout sucre tout miel.

− Mais non, pas toi, minauda-t-il en le grattant derrière les oreilles.

Jayke s’était assit à même le sol (encore un truc insupportable de sauvage…tain…) et étalait le contenu de ses pérégrinations sur la table. Aaraon n’avait pas bougé d’un iota durant les quelques minutes d’absence du grand brun, se contentant de jeter un regard hostile à la pièce. Les murs étaient couverts d’armes de facture convenable, le plus souvent à manche long et lame fine, délicatement ciselées. Mais le Kwanaïn était rentré juste au moment où le jeune homme se décidait enfin à bouger pour regarder de plus près un sabre-briquet, le coupant dans son élan.
« Poulet au curry avec du riz et du pain pita d’Hérakléo. » déclara Jayke en pointant un plat fumant qui trônait sur la table basse. Aaraon n’avait aucune idée de ce que pouvait être une Hérakléo… à vrai dire ça ne l’intéressait pas vraiment, et la nourriture sentait plutôt bon, bien que son odeur fut invasive. Alors qu’il s’apprêtait à se lever pour grappiller de quoi sustenter Jayke ajouta :
« Et « merci », c’est pour les chiens.... Mais non, pas toi ! » (Donc en fait il causait à son chien ou ?...bon tfaçon on s’en fout.) Ce qui eu pour effet de tétaniser une fois de plus l’Octantin qui soupira et se cala en tailleurs, observant d’un air critique son hôte qui mangeait de bon appétit.

Profitant de ce que Jayke ne lui accordait plus un regard, il se leva, traversa silencieusement la pièce et décrocha une épée longue aux reflets bleutés. La prise en main était plutôt agréable et l’arme était surprenament légère. Le jeune homme esquissa un sourire et enchaîna quelques passes habiles, ce qui eut pour effet d’attirer le regard du kawanaïn qui sursauta violemment, visiblement surpris par son prompt changement de place :
« Putaaain mais… Quand est-ce que t’as bougé toi !!? Et pose ça !
-Non. C’est à toi ?
- Oui ! Enfin non… c’est quelque chose que je dois livrer… »
Jayke se leva d’un bond et se rua sur lui, afin de lui faire lâcher l’arme de force. Aaraon pointa d’un geste expert l’épée contre le grand brun, l’air de dire « encore un pas et je te coupe ton grand nez ». Jayke s’immobilisa, visiblement désemparé, et grogna :
« Non mais ça va pas recommencer…et je croyais que tu étais mourant !
- Je vais mieux. Que tu dois livrer ? Tu es revendeurs…
- Non pas exactement…
- Voleur alors? T’en as pas l’air pourtant… » d’un mouvement délié du poignet l’octantin retourna la lame vers lui, la calant entre son bras et son torse, présentant la garde à Jayke. Puis, une fois l’arme dans les pattes son receleur (oui, Aaraon avait arbitrairement décidé de la profession de Jayke, et donc la réponse de ce dernier ne l’intéressait plus que moyennement dorénavant), il vint s’asseoir autour de la petite table (donc à même le sol, comme l’autre sauvage) et commença à manger. Après tout ce Jayke ne pouvait pas être foncièrement bête et faible s’il savait apprécier le chant du métal et la danse des armes. Et puis il avait cette cicatrice qui lui barrait l’œil droit, et cette propension à tenir sa garde (bien que sa lenteur soit frappante…au sens propre) qui le classait probablement dans une caste guerrière, donc déjà un peu moins pitoyable qu’un simple commerçant ou qu’un paysan. Bref, tout en s’empiffrant, il observait attentivement Jayke qui essuyait son épée, comme si Aaraon l’avait trempé dans la boue avant de sauter à pieds joints dessus…

Puis décidant que le spectacle était en fait chiant (ben ouais bordeyl, il lui avait rien fait à sa truc!), il se pencha sur le côté et fit signe au gros chien qui redressa les oreilles en grognant sourdement.
« Viens Sabajka…Viens… » Encouragea le jeune homme, tendant un morceau de viande à l’animal. La bête grommela, puis se mit à gémir et approcha en rampant (l’air de dire qu’il veut pas venir, mais bon quand même quoi), tendit le cou en avant et saisi le morceau du bout des dents. Aaraon le regarda avaler la pièce toute ronde, puis se lécher les babines avec application, avant de lui jeter un coup d’œil suppliant et de se mettre à haleter bruyamment, la langue pendante. Approchant la main doucement, en signe d’apaisement, le jeune homme tenta de gratter l’animal sous le cou (signe de respect qui avait porté ses fruits avec Louve). Il se heurta à un grognement, qui se transforma rapidement en couinement lorsque ses doigts touchèrent le poitrail du chien. Maana lui picorait avec application le coude (celui de la main ne touchant pas le gros clébard, il n’est pas si suicidaire que ça ce pingouin, pour un manchot…), assez jaloux du manque d’attention de son maître, mais se cacha rapidement sous le canapé lorsque le grand chien se leva pour renifler de plus près le jeune homme.

Il avait osé. Osé toucher une commande d’un client très important, en plus ! Et puis le traiter de voleur… ! Dommage qu’il ne puisse pas utiliser l’arme.
Mais en définitive ce n’était pas cet affront qui était le plus choquant. Jayke surprit Aaraon à vouloir sympathiser avec son chien-loup, la main tendue vers l’animal tout en murmurant des mots étranges dont il n’arrivait pas à saisir le sens. L’Octantin avait-il un cœur finalement ? Mmmh, pas si sûr, car il devait certainement avoir une idée derrière la tête, ça ne pouvait qu’être ça, se disait le grand brun.
« Par les Esprits, il veut sans doute bouffer mon chien ! Le poulet au curry ne lui aura pas suffi, il en redemande plus, c’est évident ! Pourtant vu son allure de maigrichon, il ne serait pas du genre à manger pour quatre… Ou alors il a un vers solitaire qui traîne quelque part… »

Jayke prit un air dégoûté qui se transforma vite en stupéfaction quand tout à coup Keane chopa la main du blond dans sa gueule. L’approche de l’Octantin n’avait visiblement pas fonctionné, ce qui fit rire intérieurement le Kwanaïn après coup. L’instant était tellement mémorable qu’il ne voudrait pour rien au monde l’oublier. Son fidèle compagnon était à l’image de son maître : farouche et mordant ! Jayke parvint à se maîtriser pour ne pas afficher la fierté qui le submergeait dès à présent (ça c’est mon chien-chien à moi, oui oui !).
Bizarrement, les grognements les plus hargneux ne montaient pas de la gorge de l’animal. Jayke pencha la tête légèrement pour voir la figure indéchiffrable d’Aaraon, qui malgré son impassibilité lançait des éclairs de tueur de ses yeux violets. Cela avait tout le mérite d’être clair. Le grand brun avait cru que le blondinet sauterait au plafond au moment où la mâchoire puissante de son chien se refermait sur sa main… Mais rien ! Nada ! Que dalle !
« Alors en plus d’être sans doute un psychopathe pré-ado, t’es aussi insensible que l’iceberg dont tu es originaire ?! »
Keane recula, apeuré par ce regard meurtrier, puis alla se réfugier ardemment derrière le canapé tout en poussant des couinements. L’instant d’après Aaraon regardait sa main ensanglantée comme si c’était une quelconque babiole. Il ne semblait pas éprouver la moindre douleur, ou du moins, il ne le montrait pas, et cela finit de convaincre Jayke que le garçon était bien plus qu’un simple immigré. Peut-être un seigneur, comme l’avait dit Satinka, mais c’était difficile à concéder, surtout quand on prenait en compte l’allure dépenaillée de l’Octantin et sa façon maladroite de se tenir.
Cependant, à quoi bon s’intéresser à quelqu’un d’aussi asocial et violent ? Il valait mieux que Jayke ne pose pas trop de questions s’il tenait à sa santé. Et il y tenait, donc il refoula sa curiosité naissante et après un temps de silence gêné, il se déplaça sur le côté pour pouvoir faire face à Aaraon. Celui-ci restait assis mais daigna quand même tourner la tête quand le grand brun entra dans son champ de vision.

− Ma main était à ce point si dégueulasse que tu t’es senti obligé de nettoyer l’arme ? demanda brusquement le blondinet, faisant alors sursauter Jayke.

En réalité ce n’était pas vraiment une question ; il paraissait déjà sûr de cette évidence. Jayke serra un peu ses poings avant de répondre vivement :

− Non mais maintenant elle l’est, et t’es en train de tout saloper ! Ce tapis est précieux, putain !

Précipitamment, il prit un rouleau de papier absorbeur du comptoir de la cuisine, en déroula quelques feuilles qu’il déchira et en un bond il revint vers Aaraon pour les lui poser sur la tête, n’osant pas en faire plus.

− C’est pas comme si je me souciais de toi hein, maugréa le grand brun en renversant une sorte de liquide gazeux sur la tache de sang qui s’étalait sur son tapis. Mais franchement tu ferais mieux de désinfecter cette foutue plaie avant que…

− Quoi ? Ton clebs à la rage ?

Ce fut au tour de Jayke de lui lancer un regard… incendiaire.

− Non, mais je pense que tu l’as déjà de toute façon.

L’Octantin ricana puis jeta les mouchoirs sales un peu plus loin. Pendant ce temps, Jayke s’était accroupie pour frotter la tache avec un citron découpé en deux afin d’effacer les dernières traces de sang. Étant toujours obnubilé par les paroles du blond sur son prétendu travail illicite, il lâcha au bout d’une minute :

− Tu sais c’est pas parce que je possède une collection impressionnante d’armes que je suis forcément un contrebandier louche.
− Ah ouais... ? Tu m’en diras tant.
− Je suis apprenti armurier ! Y’a une différence quand même !

L’Octantin haussa les épaules mais la lueur dans ses yeux se fit quand même plus vive.

Deux… non…trois traces de crocs sanglantes s’alignaient sur sa main gauche, souillants le tapis beige du kwanaïn. Il releva lentement la tête vers le chien, prit d’une de ces colères qu’il ne parvenait pas à refréner depuis son arrivée à Range Harbor. Les chiens et les loups ne font pas bon ménage…la bête gémi, dérobant son regard et s’enfuit sous un meuble en couinant, suivi par le regard meurtrier du jeune homme. Il hésite à la suivre, à lui faire subir n’importe quel sévices pourvu que l’animal regrette son geste…
Le grand brun s’agite, lui balance une œillade où se mêlent affliction et crainte. Il l’ignore un instant, absorbé par ses intentions de démembrement de chien, puis finalement relève la tête vers Jayke :

« Ma main était à ce point si dégueulasse que tu t’es senti obligé de nettoyer l’arme ?

− Non mais maintenant elle l’est, et t’es en train de tout saloper ! Ce tapis est précieux, putain ! »
Rouge sur blanc. La tâche s’étale lentement au pied de l’octantin, qui se fiche éperdument du tapis de fil d’or du grand brun hystérique. Il soupire et ne fait rien. Jayke lui jette négligemment une pile de papier absorbant, puis se met en tête de nettoyer la trace sanglante, en bonne petite ménagère. Il se fiche de sa blessure, elle ne lui fait plus mal. Il se cale contre le fauteuil et éponge vaguement sa main.

« C’est pas comme si je me souciais de toi hein… Mais franchement tu ferais mieux de désinfecter cette foutue plaie avant que… Grogna Jayke ;

− Quoi ? Ton clebs à la rage ?

− Non, mais je pense que tu l’as déjà de toute façon. »

S’il s’était agit de relever toute les agressions du kwanaïn c’est en combat singulier que se seraient résolus les affronts…Lui assurant une victoire facile, comme dans la ruelle. Si seulement il ne s’était pas évanouit… Il jeta négligemment les papiers sales et observa Jayke, aux prises avec une moitié de citron, baissé sur son précieux sol. Les gestes étaient précis et économes, révélant une certaine habitude du travail manuel.

« Tu sais ce n'est pas forcément parce que je possède une collection impressionnante d'armes que je suis forcément un contrebandier louche ...Je suis apprenti armurier y'a une différence quand même!»

Armurier, ça expliquait beaucoup de chose. Apprenti, ça en éclaircissait d'autres...L'attitude typique du type qui supporte mal de n'être que « ça » et qui se raccroche à ses « créations » comme à sa propre vie pour oublier son défaut d'importance. L'habileté respectable des artisans du fer, les seuls susceptibles de mériter la reconnaissance de ceux qui portent les armes. Aaraon s'enferma dans un silence pensif, sans oublier pour autant de menacer régulièrement Keane du regard. Ce Jayke était autre chose qu'un bel objet qui attisait la convoitise, qu'un petit sauvage prétentieux, qu'un revendeur imbus de lui même. S'imposant un retour à la sociabilité il questionna le grand brun:
« Artisan, élémentaire du feu, originaire de kwanaï...Qu'est-ce que tu fais dans ce bordel?
− Je m'installe, je me construit une vie stable...J'ai assez trainé un peu partout pour avoir envie de me poser tranquillement à un endroit ne serait-ce que pour une poignée d'années …
− Je vois...Mais pourquoi ici?
− C'est toujours mieux que chez toi... »
Jayke se relève, range son attirail de réfection, et s'assoie face à lui pour terminer son plat abandonné sur la table basse. L'octantin interroge, la vie des autres ne l'intéressent pas, mais les autres vies ont parfois leur intérêt. Et jayke raconte, Aïn'rê une île dans les mers chaudes du sud, sa mère originaire de Nouvelle Thulé, ses voyages résumés à quelques mots. Il est l'enfant de deux mondes, ils ont une terre, une condition en commun. Mais Jayke qui a tant voyagé ne sait en fait pas grand chose des autres, de la mort. Aaraon l'écoute en silence, ils savourent tous deux ce moment de paix. Puis c'est à lui de se répandre. Il reste laconique, il n'a pas, contrairement au grand brun, la facilité de parole de ceux qui rencontrent beaucoup et font le nécessaire pour se lier rapidement avant de repartir. Alors il explique simplement, la guerre, les siens, ce père qu'il veut retrouver...Il oublie ceux qui comptent vraiment, Kim, Lowell... Il parle de la Cité Blanche qui lui manque tant et de cette ville affreuse au climat insoutenable. Puis se tait.



Il observe le visage métissé du kwanaïn, le nez busqué affiné aux ailes racées, la mâchoire adoucie, les yeux en amandes et les longs cheveux sombre et épais. A bien y regarder cette physionomie n'était pas si grossière que ça...Le sang thuléen avait profité à Jayke...Alors que celui de William l'avait simplement abâtardi.

Quelle étrange impression que de se faire interroger par un gamin têtu qui n’avait vraisemblablement pas l’habitude de parler autant en aussi peu de temps. Jayke l’avait cru incapable de prendre un peu d’intérêt à un échange social, et voilà que l’Octantin le surprenait, mais cette fois-ci dans le bon sens. Dans chacun de ses mots, chacune de ses phrases, si courtes fussent-elles, il exprimait un peu plus son mal-être. La guerre, la violence, le grand brun n’avait jamais vraiment connu ça, à part peut-être quand il repensait à cet autre homme qui l’avait blessé dans sa fierté… et laissé une empreinte sur son visage. Cependant Jayke voulait se laisser aller à comprendre ce que lui disait le blondinet. Ils semblaient partager quelque chose en commun, sans doute le fait d’être loin de leur patrie, comme s’ils avaient été entre deux mondes.
La Cité Blanche… Il l’avait vu de loin quand il avait débarqué à Octantis, sans jamais osé s’en approcher de trop près. Cette ville de glace était brûlante de férocité ; les Octantes sont un peuple à ne pas prendre à la légère, et Jayke l’avait appris à ses dépens, bien qu’il ait eu la chance de s’en sortir, comme toujours. La paix ne paraissait pas convenir à cette contrée emplie de hargne et si puissante… Alors quand Aaraon lui parlait de la guerre, il n’était pas vraiment surpris d’apprendre qu’elle gardait son emprise sur le pays.
Silence.
Jayke continuait de manger, incapable de dire quoi que ce soit en plus pour compléter ce charmant tableau des confidences. Les yeux rivés à son assiette, la cuillère suspendue au-dessus, il n’avait pas remarqué que l’Octantin l’observait. Avec un autre intérêt qui grandissait peu à peu au fond de lui. Ou pas. Ils ne pouvaient deviner les pensées de l’autre, et certainement cela valait-il mieux.
Le fait qu’il était épié finit par se faire sentir. Le grand brun releva brusquement la tête et croisa les yeux violets du blond. Il fronça les sourcil puis plongea avec force sa cuillère dans son plat. Le choc réveilla l’Octantin de sa transe. Il reprit sa propre assiette et recommença à manger, mais avec le regard plus noir que jamais. L’ignorer complètement aurait été un meilleur choix si Jayke n’avait pas pris la peine de s’intéresser également au visage d’Aaraon. Il ne l’avait pas vraiment remarqué jusque-là, mais celui-ci était presque féminin… Étrange venant d’un prétendu barbare du nord. Son petit nez, ses grands yeux violets, la finesse de ses traits… Rien ne pouvait convenir à un garçon à l’âme si sombre.

− Arrêtes de me mater aussi.

Jayke détourna brusquement le regard en poussant un « pfff » bien disctinct.

− Taggle, je m’assure juste que tu avales tout pour pas que tu me refasse le coup d’une syncope surprise. Je chierais pas deux fois pour toi si tu tombe encore dans les vapes.

À ses mots il s’allongea sur le tapis et mit ses bras sous sa tête. Il n’avait pas envie d’avoir le visage de l’autre constamment dans son champs de vision. Mais il l’entendit tout de même ricaner.

− T’avais qu’à me laisser par terre, personne t’a rien demandé…
− Mieux, je te jetterais par la fenêtre, et ce sera bon débarras, répliqua Jayke sans prendre la peine de se relever.
− Je veux rentrer.
− Tu veux rentrer hein ? Je suis certain que ça t’enchante pas de revenir dans une des chambres de la CAMI, vue la tronche que tu faisais quand tu en es ressorti tout à l’heure… et puis t’façon j’ai la flemme, t’as qu’à y aller tout seul.
Fais juste attention à pas te faire violer, y’a des types louches qui traînent dans le coin. * rire goguenard *

− T’inquiète pas pour ça, au point où j’en suis… Je sors par la fenêtre ou tu m’ouvre la porte ?

Jayke daigna se relever finalement et il se dirigea vers la porte tout en grommelant des « tu pouvais pas le faire tout seul, sale gosse ? ».

− Allez, dégage petit con, lâcha-t-il quand il eut ouvert la porte.

En trois grandes enjambées, et après avoir enfilé en vitesse sa veste, Aaraon fut au même niveau que le Kwanaïn. Mais alors qu’il allait franchir le seuil, il s’arrêta subitement pour se tourner vers lui. Comme il était un peu plus petit, il lui suffit de s’élever un peu sur la pointe des pieds… et de se retrouver tout près du visage de Jayke, halluciné. L’Octantin avait plaqué son bras sous le droit du brun qui demeurait statique.

− Tu sers à rien connard, j’avais une vague idée d’utilité pour ton cul mais après reconsidération, tu sens trop mauvais. * sourire *

Bouche bée. Aaraon se releva un peu plus encore et frôla les lèvres de Jayke, pour se reculer ensuite d’un coup et sortir.



Il avait déjà tourné le couloir qui allait vers l’escalier quand le brouillard qui stagnait dans l’esprit du kwanaïn se dissipa enfin. Il se précipita hors de son appartement pour crier dans le vide :

− Et que... Et que je ne te revois plus jamais... p’tit merdeux !

Il tourna ensuite les talons et claqua la porte... pour se laisser aller contre elle. Troublé.

Il fixait de nouveau le plafond en pierre de la chambre de la CAMI. Rien.
Wright était un patronyme loin d’être particulier…Et William le prénom le plus évident qu’il soit pour un néothulian…Autant dire que retrouver dans la fourmilière d’Astray un Lord William Wright, qui avait prit soin d’effacer soigneusement ses traces depuis la NSR, s’avérait plus compliqué que ne l’avait initialement imaginé l’Octantin. On lui avait assuré de l’aide…Mais en dehors de cette chambre sordide et de vague cours sur la langue du pays (le pus souvent passant par l’écrit, ce qui les rendaient inaccessible au jeune homme)…Il ne se passait pas grand-chose. Bientôt trois semaines de néant dans cette ville de sous-hommes…
Sous-hommes comme cet imbécile de Jayke et sa grande gueule.

Il se redressa d’un bon et se rua dans le couloir, ignorant les suppliques du pingouin affamé. Parvenu dans le hall il se heurta à la foule de mages venue de tous les continents qui occupait le première étage de la tour. Il bouscula les passants, comme à son habitude, se moquant éperdument de leurs protestations.
Une main gantée de rouge s’abatis lourdement sur son épaule.

- 混蛋！什麼是你的遊戲 ！？ connard, à quoi tu joues ?

Un homme bridé, de taille moyenne mais doté de larges et puissantes épaules lui faisait face. Il était imprégné d’une lourde odeur mélangeant crotin de cheval et tabac. Son visage patibulaire, affublé d’une longue moustache effilée, et son crâne coiffé d’un couvre-chef excessif aussi démesuré que son ego, dressaient un tableau peu rassurant cet individu sans âge. Un nomade. Une lame grossièrement dissimulée sous son veston en peau. Les deux pieds solidement ancré au sol, la stature solide…probablement un élémentaire.

- 我問你玩！？Je te demande à quoi tu joues !?

La lourde voix de l’homme le fit immédiatement redescendre sur terre. Les autres s’étaient écartés, évitant de se mêler d’une histoire d’honneur ne les concernant pas. Aaraon fronça les sourcils et releva le menton avec morgue, il n’avait strictement rien comprit au charabia du type, mais le ton et la poigne n’étaient pas d’une grande sympathie.

- Get out fuckhead !

Il repoussa violement la main gantée et dégaina son épée.


***

Le nomade gisait, éventré d’un coup de lame. Ses entrailles béantes abandonnées aux pieds du jeune homme que deux magiciens encadraient, le forçant à lâcher son arme, luttant contre un adolescent gesticulant et hurlant.
« Il suffit fils de l’Onde ! »
La voix de Satinka s’éleva, forte et claire au milieu du tumulte. Suivie d’un coup violent derrière la tête…

***

« Tây était un honorable membre de notre communauté…Il veillait à maintenir l’ordre parmi-nous.
-…
- Au castel, un meurtre comme celui que tu viens de commettre, fils de l’Onde, mérite une condamnation à mort.
-…
- Qui serait des plus justes étant donné l’injustice de ton geste. Ce n’est que ton illustre nom qui te sauve aujourd’hui. Tu ne peux pas rester ici, tes affaires on été rassemblées à l’extérieur avec ton animal de compagnie. Les services de la CAMI te sont désormais refusés. Que le Premier veille sur toi et t’apporte un peu de sagesse et de discernement à l’avenir… »

La vieille femme se leva et lui tourna le dos. Aaraon s’enfonça dans le fauteuil, les doigts crispés sur les accoudoirs. C’était la première fois qu’on le mettait concrètement face aux conséquences d’un de ses meurtres et il sentait poindre en lui un sentiment qu’il avait toujours prit soin de refouler à Octantis. Sa gorge se nouait, l’empêchant de quérir un quelconque pardon, de prier pour cette homme qu’il avait abattu pour apaiser sa frustration. Culpabilité. Il se leva en silence et quitta la tour de la CAMI sous une bardée de regard consternés et haineux.


Ses affaires étaient entassées dans un angle, Maana perché au sommet de la pile, sous l’œil aiguisé d’une sorte de chiffon poussiéreux à plume…
Le vieil indien.

Aaraon Corberyan.
C'était le jeune Octante avec qui Jayke s'était querellé dans la matinée. (Juste avant que Yhuk ne parte avec Satinka pour déjeuner...et plus si affinités <3). Il avait été confié à Jayke, puis était revenu on ne sait trop pourquoi à la CAMI, où il avait assassiné Tây sur un coup de tête. Ou plutôt un coup d'épée. Somme toute, ce gosse était une sacrée teigne...doublé d'un petit salopard.
Un sacré petit salaud même, car Tây était un homme bien, un homme d'honneur. Yhuk avait plusieurs fois partagé avec cet homme des souvenirs concernant le désert du Ghiao. Tây en était originaire, Yhuk y avait vécu. Ils ne s'y étaient jamais croisés (décalage de génération oblige), mais ils en gardaient le même souvenir prégnant : la même fascination pour la vie nomade, le même dégoût des les troupes du Royaume de Taiho, et la même haine envers célèbre Général Lê Dei Tiên, qui avait fait périr tant de leurs frères.
Et ce salopard de gosse l'avait tué.
Il pouvait bien être seigneur, il pouvait même être le roi des trous du cul s'il voulait, mais il n'avait pas pour autant droit de vie ou de mort sur le premier type qui passait...

Et voilà que Satinka, qui avait officiellement expulsé Aaraon de la CAMI, subissait l'influence d'un retour intempestif de patriotisme et lui demandait, à lui, de donner un coup de main à ce gamin, tueur, en le ramenant chez Jayke ! Un tueur chez son petit-fils ! Et pourquoi pas mettre une mise à prix sur sa tête, tant qu'on y est ? Il ne connaissait Jayke que depuis peu de temps, et il le trouvait parfois franchement agaçant, mais au fond c'était un bon garçon dont les boutades, bien qu'acides, étaient ma foi fort distrayantes. Il n'avait donc pas la moindre envie qu'il se fasse subitement trancher la gorge par un barbare venu du Nord.
Mais bon. Satinka s'était avérée persuasive. Yhuk ne se souvenait pas tout à fait de la manière dont elle s'y était prise pour le convaincre : elle avait aligné arguments, figures de rhétoriques, grandes phrases et petits mots gentils ; bref, elle l'avait embrouillé, il s'était laisser amadouer, et paf! il se retrouvait à s'occuper d'un gosse qui, non content d'être un ptit con, était accompagné d'une sorte de pingouin ridicule. *Quoique les plumes de pingouin font de jolies coiffes...*

Aaraon sortit de la CAMI. Au moins, il avait l'air vaguement coupable, c'était déjà ça... Mais Yhuk lui jeta tout de même un regard noir.
« Ramasse tes affaires » ordonna le vieux kwanaïn. Il s'était exprimé dans un thikvine du sud que l'octantin sembla comprendre, puisqu'il obéit. « Dans ma grande bonté, j'ai accepté de te ramener chez Jayke, alors suis-moi sagement... et pas d'embrouilles. »

Lewis l’avait fait bosser toute la matinée, en plus de la veille puisqu’un gros client avait commandé une rapière qu’il souhaitait avoir avant de repartir en mer. Un certain corsaire qui voulait renouveler son stock d’épées fines à chaque mission qu’il estimait digne d’importance. Jayke espérait que ce Calahaan prenait tout de même bien soin des anciennes rapières, parce que travailler durement pour rien, il n’aimait pas ça ! Si l’arme achetée était de bonne qualité, alors pourquoi en changer aussi souvent ? Insensé ! Jayke décida de ne pas se prendre trop longtemps la tête sur ce genre de détail ; de toute façon il n’aurait jamais la réponse (sauf s’il la demandait lui-même).
Les journées s’enchaînaient et étaient de plus en plus chaudes. Une bonne douche s’imposait logiquement à l’esprit de Jayke quand il débarqua dans son appartement, juste au-dessus de l’armurerie. L’atmosphère était bouillonnante alors il se hâta d’aller ouvrir en grand la seule fenêtre, juste en face de la porte. Keane haletait, allongé dans son panier. Il souffrait bien plus que son maître du climat ambiant avec sa fourrure épaisse. Jayke lui remplit sa gamelle d’eau et fila jusqu’à la salle de bain.


Quelqu’un toqua. La tête du grand brun apparut dans l’encadrement de la porte de la salle de bain, une serviette blanche sur la tête. Il se sécha les cheveux et enfila rapidement un pantalon avant d’aller ouvrir.

− Lewis, je t’ai dit que je prenais une pause d’au moins deux h… commença-t-il avant de s’interrompre en voyant un vieil indien rachitique à la place de l’imposant marchand. Et un maigrichon blondinet juste derrière lui.
− … Merde.



SHLACK * bruit de porte qui se referme violemment *

− … Jayke, arrête de faire l’enfant et ouvre-nous cette porte, lança Yhuk à travers celle-ci. J’ai à te parler.

Silence. Le vieil homme commença à s’impatienter lorsque finalement son petit-fils daigna pointer le bout de son nez (au sens propre). Il lança un regard noir aux deux hommes à travers la fine ouverture.

− Qu’est-ce que tu veux… ?
− D’abord ne fais pas comme si nous étions des étrangers (surtout moi, car cela me vexe terriblement) et ensuite ce serait bien qu’on puisse entrer.

La porte s’ouvrit brusquement en grand. Jayke, la serviette posée sur les épaules, s’effaça (difficilement quand même) pour les laisser entrer. Il grommela quelque chose dans sa barbe mais le vieil indien était occupé à examiner d’un œil intéressé l’intérieur de l’appartement.

− C’est la première fois que je viens ici… Par les Ancêtres, Jayke, combien d’armes possèdes-tu ?

Le grand brun sentit une pointe de désapprobation dans sa voix mais n’y fit pas attention, évitant surtout de regarder le blond qui était resté muet depuis qu’ils avaient débarqué.

− C’est pour le boulot. Il faut que j’aie tous les modèles d’armes blanches existantes à ma portée pour pouvoir travailler les designs quand je ne suis pas à la forge. Bon, qu’est-ce qu’il fait là ?
− Satinka m’a demandé de te le ramener parce qu’il ne peut plus rester à la CAMI. Crois bien que je désapprouve autant que toi, mais tu es le seul en qui elle ait assez confiance pour le recueillir.

Le mot « confiance » eut son petit effet (escompté) puisque Jayke tourna la tête vers l’Octantin, qui lui ne faisait pas mine d’écouter la conversation entre les Kwanaïn’d, la tête rentrée dans les épaules et l’air… amer. Un des sourcils de Jayke se releva et il se frotta le menton, intrigué par son attitude.

− Je suppose qu’il a dû faire une connerie pour se retrouver ainsi jeté de la CAMI.
− C’est cela, mais moins tu en sais, mieux ce sera pour vous deux, clarifia le vieil homme en levant une main de sage. Bon, alors c’est entendu ? Tu le garde avec toi ?
− Je n’ai pas dis oui…
− Jayke ! Tu es aussi têtu qu’un bernard l’ermite qui ne veut pas quitter sa coquille.
− Oh, ça va ! Je suis sûr qu’il peut survivre dans la rue. Pourquoi est-ce qu’il aurait besoin de quelqu’un pour s’occuper de lui ? Et puis, ce serait pour combien de temps ? Je ne vais pas avoir la force de le supporter pendant des mois, je te préviens !
− Ne t’inquiète pas, connard, je ne vais pas rester aussi longtemps…

Les yeux violets du blond semblaient plus sombres qu’à l’accoutumée, bien plus que ceux de Jayke qui, tout comme son grand-père, était surpris de voir Aaraon sortir de son apathie. Tout à coup, un grognement s’éleva et une ombre zigzagua entre les jambes de chacun, se dirigeant tout droit vers Manaa. Le pingouin émit des « Pooinn » alertés et Aaraon se tenait près à bondir sur la chose qui osait s’attaquer à son fidèle compagnon. Cependant, contre toute attente, Keane fut nettement plus chaleureux dans son accueil que son maître.




− Au moins vos familiers ont déjà fait ami-ami, ironisa Yhuk après un instant de silence dérouté. Maintenant, c’est à votre tour. Je compte sur vous pour ne pas vous entretuer dès que je serais sorti du bâtiment. Surtout toi, ajouta-t-il quand il se fut retourné vers Aaraon.

Celui-ci demeura stoïque, bien qu’au fond il avait compris l’allusion du vieil indien. L’expression de ce dernier changea du tout au tout alors qu’il s’était rapproché de son petit-fils : il arborait un grand sourire forcé qui était censé se vouloir rassurant, cependant cela se voyait qu’il n’avait pas l’habitude d’une telle prouesse. Après avoir tapoté gentiment la tête à Jayke, il se dirigea vers la porte et au moment de partir, il conclut avec :

− Bon courage, mon garçon.

Le grand Kwanaïn ne savait pas ce qui se passait et il sentait que tout ça ne cachait rien de bon. L’intuition, toujours se fier à l’intuition quand elle vous faisait signe de se méfier ! Il jeta un autre et dégoûté coup d’œil pour vérifier que ce n’était pas un rêve (mais plutôt un cauchemar) dans la direction d’Aaraon. Oui, il était bien là, dans son appartement, debout et immobile comme une statue. Pour la deuxième fois de la journée, Jayke lâcha un :

− Merde…

Aaraon marchait en silence aux côtés du petit homme. Yhuk’ta Shwarin ne lui accordait pas un regard, pas une parole. Il allait, impérieux sous ses airs de vieux nain, traçant un sillage dans la foule qui s’écartait devant lui. Le jeune homme observait cette vétuste silhouette gracile à la taille de laquelle était fixée une étrange tête réduite qui psalmodiait :
« Octantin tête de chien! Eulétharia face de rat ! Thiudascan tous des chiants ! Nérigon tête de…
- Suffit Tzantza ! »
Ils arrivèrent enfin devant une forge imposante. Le vieux stoppa net et tourna son visage creusé de profondes rides vers Aaraon, évitant une fois de plus son regard, se contentant de lui faire un signe de tête. Le jeune homme passa devant, montant les escaliers qui menaient à l’appartement de Jayke, puis laissa le vieil indien toquer évasivement à la porte.
Porte qui s’ouvrit… laissant apparaître Jayke à moitié nu, une serviette abandonnée sur les épaules. La porte se referma aussitôt.

« Jayke, arrête de faire l’enfant et ouvre-nous cette porte. J’ai à te parler. »
Le battant s’entrebâilla de nouveau sur un Jayke qui lança :
« Qu’est-ce que tu veux… ?
− D’abord ne fais pas comme si nous étions des étrangers (surtout moi, car cela me vexe terriblement) et ensuite ce serait bien qu’on puisse entrer. »

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Sur ses entrefaites le grand père et son petit fils échangèrent une série de banalités dans leurs langues qui conduisit le petit groupe dans le salon. Ne cherchant pas à saisir ce que se disaient les deux hommes, Aaraon se planta dans un angle de la pièce et observa une fois de plus les armes fixées au mur.
« −Oh, ça va ! Je suis sûr qu’il peut survivre dans la rue. Pourquoi est-ce qu’il aurait besoin de quelqu’un pour s’occuper de lui ? Et puis, ce serait pour combien de temps ? Je ne vais pas avoir la force de le supporter pendant des mois, je te préviens ! lâcha Jayke, en Thikvine pour s’assurer que le sujet de sa colère soit informé de ses griefs. Aaraon fronça les sourcils et cracha :
− Ne t’inquiète pas, connard, je ne vais pas rester aussi longtemps… »
Avant que d’être interrompu par un curieuxéchange entre Maana et l’ignoble clébard duKwanaï’d. Keane semblait ravi de revoir Maana…qui pour s sa part le tolérait avec stoïcisme.

« Au moins vos familiers ont déjà fait ami-ami. Maintenant, c’est à votre tour. Je compte sur vous pour ne pas vous entretuer dès que je serais sorti du bâtiment. Surtout toi ! »

Conclu le vieil Indien, en plantant ses étroits yeux sombres dans le regard violet de l’Octantin. Brusquement la petite taille, l’âge, la fatigue disparurent. Aaraon faisait face à un être qu’il devinait d’une puissance et d’une sauvagerie bien supérieures à la sienne, un être qui n’hésiterait pas une minute à l’anéantir à la prochaine erreur, et qui n’aurait besoin pour ce faire que d’un simple claquement de doigt. Il bloqua sa respiration un instant, encaissant la violence de ce simple regard comme s’il venait de recevoir un puissant coup à l’estomac.

La suite ne fut qu’un vague flou artistique pour lui. Le vieux Yhuk quitta l’appartement et Jayke lui adressa vaguement quelques mots de mal-venue. Il laissa tomber ses affaires qu’il casa dans un coin, et s’assit à même le sol, emmuré dans un silence têtu. Il ferma les yeux et se remémora les grandes terres glacées d’Octantis, les ruelles sombres de la NSR…Le bateau…Le type de la CAMI avec ses tripes lamentablement répandues sur ses pieds. La froide colère de Satinka… Yhuk’ta Shwarin.

Le premier veille sur toi. Fils de l’Onde.

Il n’était pas le fils de L’Onde…Il était le fils de Wiliam Evert Wright.
Il redressa lentement la tête et jeta un coup d’œil à Jayke qui grommelait en lui préparant ce qui ressemblait à une vague couchette. Les prochains jours s’annonçaient difficiles…