PNJ : Laure Morenson

Ne pas mélanger boulot et sentiment, règle de base. Mais cela faisait si longtemps que je n’avais rien ressenti : comment aurais-je pus reconnaître l’amour ?

C’était une belle nuit, claire, fraîche, bien payée. Ce soir ce n’était pas le trottoir qui m’attendait, mais l’hôtel ! Une robe neuve, des chaussures, du champagne, un vrai lit ! Un rêve… Mais un rêve qui ne m’étais pas destiné : il faudrait sans cesse faire attention à ma tenue, à mon allure, pour que le client ne soit pas déçu. Le client est roi, il a payé. Surtout, ce soir, on m’avait dit que je recevais le fils du grand patron, donc pas le droit à la gaffe.

Il n’en restait pas moins que cette soirée serait sans doute beaucoup plus agréable que celles de d’habitude, prendre soin d’un client distingué, cultivé, dans une chambre si bien apprêtée étant toujours merveilleux par rapport au travail à la chaîne qui se déroulait dans la fange des quartiers populaires. Je m’en délectais d’avance en enfilant le corset que j’avais trouvé avec les autres vêtements posé sur le lit en entrant. Une bouteille de champagne patientait entourée de glaçon sur une table au centre de la pièce, deux flûtes à ses côtés, un napperon en dentelle pour ne pas laisser de trace sur le bois ciré. Tout étais déjà prêt, il ne restait plus qu’à emballer le cadeau pour que la fête puisse commencer : un dernier nœud dans mes rubans et je m’admirai dans la glace. Il était vraiment dommage que je doive rendre la robe… Elle m’allait si bien.

Lorsque l’on toqua à la porte, je me hâtai d’aller l’ouvrir. Un beau jeune homme blond esquissa un semblant de sourire et dit d’un ton un peu raide :

« Bonsoir mademoiselle, je suis… »

Loin de vouloir le mettre dans l’embarras, je ne lui laissai pas le temps de s’embrouiller, en me présentant aussitôt :

« Je sais qui vous êtes, pour ma part vous pouvez m’appeler Laure. Entrez, je vous en prie, et mettez vous à l’aise. »

Il entra effectivement, enleva son manteau d’un geste ample, mais je le sentais toujours tendu. M’approchant de lui, je lui pris la main et l’approchais de a table :

« Champagne, lui proposai-je gaiement
- Oui, merci, mais juste un doigt. »

Sa voie était cassante, on aurait dit un ordre, quand bien même il tentât manifestement de se montrer aimable. Je lui tendis sa coupe, attendis qu’il la finisse, ce qui ne prit guère de temps, et enfin lui demandai :

« Par quoi souhaiteriez-vous commencer ?
- Faites comme bon vous semble, me répondit-il.

A son intonation, je compris qu’il avait sans doute aussi peu que moi choisi d’être là. Tout se passa d’ailleurs extrêmement vite, à tel point que je le soupçonnais d’être puceau : quel malheur que de perdre sa virginité avec une pute… Tandis qu’il dormait, et que je me rhabillai, je ne pus me retenir de le contempler longuement. Il était décidemment très beau, et très touchant. Lorsque je caressai son torse, au moment de partir, sa main passa dans mes cheveux sans même qu’il ne se réveille. Pourquoi avais-je tant de mal à le quitter ? Et pourquoi penser qu’il ne souviendrait pas de moi me causait-il tant de peine ? Après tout ce temps passé seule, presque morte pour ce que je profitais de la vie, ce homme me remplissait de perplexité, d’un sentiment nouveau que je n’aurais su identifier…

Elle était déjà partie au moment où j’ouvris les yeux ; j’étais seul dans un lit double où ne subsistait que son empreinte sur l’oreiller. Cette situation m’était inconfortable, je préférais être celui qui part plutôt que celui qui reste, et n’avais aucune envie de continuer à côtoyer ce qui restait d’elle et de nos ébats. Je me levai dans l’instant pour m’habiller et partir, et les quelques secondes que je passai nu au milieu de la pièce me donnèrent encore une raison de ne pas renouveler l’expérience. Je ramassai machinalement la robe de satin rouge posée au bout du lit avant de partir, puis sortis calmement de la chambre en me promettant de ne plus y remettre les pieds avec une des « employées » de mon père.

C’est toujours avec la robe dans les bras que je croisai Arcturus en rentrant dans la maison : il dut prendre cela pour le signe que j’avais apprécié son cadeau, et me lança au vol :

« Tu peux la revoir dés demain si tu le souhaites.

- Ce ne sera pas nécessaire », murmurai-je en retour.

Il entendit ma réponse et haussa les épaules en s’éloignant vers le Consulat. Moi-même je n’étais pas sûr qu’il y ait autre chose à faire que de hausser les épaules, mais son indifférence me surprit légèrement ; je ne savais pas s’il s’y attendait ou s’il n’en avait rien à faire, mais son absence de réaction face à une contestation, même mineure et justifiée, de son autorité m’interpella. L’affaire ne valant pas la peine que l’on s’y attarde, je cessai d’y penser et me débarrassai enfin de cette robe dont je n’avais que faire. Seul le nom de la prostituée me resta en tête, ainsi que la sensation fugace de ses cheveux sur mon visage.