[Hrp: Attention, dans le pargraphe avec de l'italique, l'italique désigne les pensées de Sasarei ou des mots prononcés de façon incompréhensible et l'écriture en gras désigne les mots qui sont prononcés tout haut et de manière intelligible. Illustration à venir x)]

Sasarei avait quitté les deux indiens et Satinka peu avant midi et elle marchait sans but préçis. Elle longea la côte, passant devant les échoppes colorées d’Habitlas, regorgeant de vivres, d’étoffes et d’objets magiques. Puis vinrent les commerces plus raffinés d’Alestra, aux vitrines remplies de fioles étranges, d’herbes médicinales et d’objets hétéroclites mêlant technologie et magie alchimique.
Elle évita soigneusement les boutiques étalant à la vue de tous des pâtisseries et autres mets raffinés qu’elle n’avait pas les moyens de s’offrir et qui rappellerait brusquement à son ventre le manque de nourriture dont il faisait l’objet. Elle n’avait nulle part où dormir et sa morosité augmentait au fur et à mesure qu’elle avançait et que les heures passaient.

D’humeur de plus en plus sombre, elle fini par atteindre la Spiazza et entra dans une taverne face au port, s’échouant à une table comme une méduse flasque sur le sable. Un homme bien charpenté aux tempes grisonnantes et au ventre rebondit lui demanda ce qu’elle prendrait. Elle leva vers lui des yeux vagues et s’entendit répondre « Du rhum. ». Sa voix lui parut faible et lointaine. Elle était fatiguée, elle ne voulait plus penser à rien, elle avait besoin d’un remontant.

Elle eu l’impression de s’assoupir, mais peut être avait-t-elle juste cligné des yeux. Lorsque qu’elle daigna les rouvrir, la bouteille était là, le verre aussi. Elle s’en saisit et se mit à boire…

***

Après deux bouteilles complètes, sa vue se troubla légèrement et la pièce se mit à tanguer. La sensation était assez étrange mais ça lui plaisait d’avoir le cerveau embrumé et de voir le monde adopter le délicat roulis que l’on avait sur les bateaux.

Bâbord, tribord, bâbord, tribord, bâbord…[i]elle aimait bien ce doux tangage.[/i] Bâbord, tribord. C’était son père qui lui avait appris ces mots, sur le Meryan. Elle avait un peu plus de sept ans et elle s’intéressait alors à tout, posant des questions sur la moindre manœuvre et le plus petit terme technique propre à la navigation. Elle était alors très contente de voguer auprès de son père, Armando Holkaìn, et lui, paraissait fier d’avoir un rejeton aussi avide d’apprendre.
Deux jours, c’est le temps qu’il avait tenu pour répondre aux questions incessantes de sa fillette. Le matin du troisième jour, Sasarei eu juste le droit de ‘fermer sa petite gueule de chiard enquiquinante et de rester sagement dans un coin sinon elle verrait de quel bois il se chauffait’. Elle avait renoncé à apprendre à naviguer et puis il y avait eu les leçons de téléportation. Elle avait effacé depuis longtemps les souvenirs du temps passé avec son père, mais depuis qu’elle se téléportait de nouveau, certains épisodes lui revenaient brutalement en mémoire. Lui rappelant qu’il y avait eu d’autres choses avant son abandon, d’innombrables moments où elle avait essayé de mériter son affection, s’entraînant comme une forcenée pour recevoir autre chose que du mépris et de l’indifférence de la part de ce connard. Quand elle y repensait, qu’elle petite fillette obéissante elle avait été, sage et presque disciplinée. Lorsqu’elle ne l’était pas suffisamment elle dormait dans la cale, près des réserves de viande séchée et de poisson qui empestaient la pièce et le plus souvent elle avait droit à une beigne en prime.

Elle revint à l’instant présent, saisit de nouveau son verre, le remplit et le vida d’un trait avec un soupir de satisfaction avant de se replonger dans le passé pour continuer sa litanie.

Elle ne s’était pas rendue compte que l’alcool la faisait penser tout haut, grommelant et racontant des bribes de son enfance plus ou moins cohérentes à sa troisième bouteille de rhum.

La taverne du Rising Sun était toute récente dans le quartier de la Spiazza, et pourtant déjà si bien fréquentée qu’on aurait cru que cela faisait des années qu’elle était ici. Drake connaissait bien le patron : il avait aidé cet homme à monter ce vieux rêve, insignifiant pour beaucoup, mais un rêve était un rêve, et quoi qu’on puisse en dire, le réaliser comptait énormément pour Brendean Marokk. Venu d’un lointain royaume appelé Mallorian, simple paysan à la détermination pourtant si proche de celle d’un preux combattant, il avait tenté de traverser par ses propres moyens le grand océan qui séparait la Nouvelle-Thulé d’Apartadiza. Ses propres moyens traduisaient qu’il avait construit un radeau des plus sommaires. À peine avait-il débuté sa traversée qu’une tempête l’avait cueilli, violente et impitoyable. Mais, la chance ne l’avait pas complètement quitté, puisque quelques heures plus tard, l’équipage de Drake le repêchait sur une des planches de son radeau désormais trépassé.
Certes, son rêve pouvait paraître risible, complètement ridicule, mais quand c’est un petit homme de la campagne qui le prononce, il devient tout aussi beau et grand que si ça avait été un souhait de richesse et d’éternité.
Drake l’avait écouté raconter son histoire, sa vie misérable, bien malgré l’amour de sa famille qu’il laissait derrière lui. Mais désormais qu’il avait pu satisfaire ce rêve de tenir un bar chaleureux en l’honneur de sa lointaine nation, Brendean s’était promis une nouvelle chose : ramener toute sa famille ici et oublier leur condition de paysans. Parce que Range Harbor était une terre de promesses à accomplir, où tout semblait possible, et où des hommes de cœur tel que Drake subsistaient.

Une choppe remplie d’hydromel glissa vers le corsaire. Brendean se pencha vers son bienfaiteur, un demi-cercle de dents blanches contrastant parfaitement dans sa barbe rousse.
− Cela m’embarrasse beaucoup de ne pouvoir te payer à chaque fois que tu me sers un verre, mon ami, dit Drake en lui rendant son sourire.
− J’aurais toujours une dette envers vous, lui répondit le tavernier en passant un torchon sur son comptoir. Ma vie ici, je vous la dois. Sans vous, rien n’aurait été possible. Cette taverne ne serait jamais née.
Le grand brun se caressa le bouc dans un geste purement gêné.
− Cesse un peu avec tes louanges, ou je vais voir ailleurs.
− Je connais bien vos habitudes. Les autres bars doivent vous manquer.
− Ce sera le cas si tu continues de me rappeler cette dette ! Je pense qu’après tous les verres que j’ai bus, elle doit être amplement compensée depuis le temps.
Brendean eut un rire de lion, puis il posa plusieurs bouteilles de rhum sur un plateau que venait de lui présenter un serveur. Son visage devint plus sérieux quand ses yeux se posèrent sur le destinataire de la commande. Il le pointa du menton à l’adresse du corsaire.
− Vous devriez lui demander quelle est sa technique pour s’enfiler autant d’alcool aussi vite, parce qu’elle vous dépasse largement en terme de consommation.
Drake se détourna sur sa chaise haute et s’appuya négligemment sur le dossier, son regard bleu marine balayant la salle bondée jusqu’à se fixer sur le sujet de leur conversation. Brendean voulut ajouter quelque chose, mais le grand brun avait déjà quitté son poste. Il sourit de nouveau.
Oui, Drake s’avançait désormais vers la jeune femme aux cheveux rouges car il la considérait assez jolie pour que ça vaille la peine de se déplacer. Mais alors que son but premier était une drague des plus décomplexées, comme à son habitude, il se figea en entendant un nom, un nom qui n’avait rien d’inconnu.

Armando Holkain

Lentement, il s’assit à une table pourtant occupée par des hommes plutôt bruyants, mais qui, dans leur ivresse grossière, ne l’avait pas remarqué. Cette table était assez proche de celle de la jeune femme pour qu’il puisse l’entendre, et assez loin pour qu’elle ne comprenne pas qu’il l’écoutait.
Le reste de son monologue solitaire était décousu, incompréhensible pour quelqu’un qui ne connaissait pas son histoire personnelle, et c’était bien le cas de Drake. Toutefois, il s’efforça d’être attentif à chacun de ses mots, et plus elle parlait, plus la tristesse et la colère transparaissaient dans sa voix. Il baissa les yeux qui se perdirent dans la contemplation des bouteilles de rhum vides échouées sur sa table. Son joli visage n’avait plus d’importance, seuls ses mots résonnaient dans son esprit. Avait-il envie d’en savoir plus ? De connaître tous ces détails qui lui échappaient ? Il n’en était pas sûr. Mais ce qui était certain, c’est qu’il ne pouvait pas laisser filer l’occasion de discuter avec une personne qui avait subi les infamies d’un homme aussi vil qu’Armando.
Il se releva, lissa le devant de son long manteau, car il faisait plutôt froid en cette période de l’année, et se décida à aller la voir. Pour une fois, il espérait qu’elle ne prendrait pas son initiative comme une tentative de drague, car ce n’était, pour l’instant, clairement rien de ce genre. Le visage grave, il s’approcha et boucha du bout des doigts le goulot de la dernière bouteille encore remplie que l’inconnue s’apprêtait à boire. Interrompue dans son plan d’ébriété, elle leva des yeux mi-clos et légèrement rouges vers lui, les sourcils froncés, évidemment. Il lui offrit un sourire plus sincère et chaleureux que charmeur.
− Je n’aime pas voir une dame se perdre dans les méandres de l’alcool… Puis-je savoir ce qui vous tourmente au point d’agir contre vous ?

Un homme aux longs cheveux noirs et au sourire avenant venait de la ramener à la réalité, l’empêchant de vider la bouteille qui se trouvait devant elle. Le tangage du à l’alcool qui lui plaisait tant était toujours là, mais si elle s’arrêtait de boire, il finirait par s’arrêter et elle n’en avait pas envie.

Non mais pour qui il se prend celui-là ? Je ne l’ai pas invité, s’il veut boire, il n’a qu’à s’acheter une bouteille ou trouver un autre pigeon pour lui en payer une ! Elle fronça les sourcils et se prépara à l’envoyer le bonhomme se faire foutre lorsqu’il lui adressa la parole. Elle ne comprenait rien de se qu’il disait, comme si elle vivait dans une bulle entourée d’un épais coton qui la coupait du reste du monde. Elle secoua la tête pour connecter ses neurones et entendit la fin de sa phrase. Pourquoi buvait-elle ? Là était la question. Elle se racla la gorge.

- Je bois pour oublier le passé, fit-elle d’une voix lasse, et accessoirement pour tanguer le plus longtemps possible.

Il leva un sourcil, surpris par sa réponse. Elle resserra sa prise autour de son verre momentanément vide, fixant la bouteille de rhum d’un regard avide avant de relever les yeux vers les prunelles bleues de son ‘invité’.

- Et vous, ça vous prend souvent de discuter avec les soudards ? Et pis vous êtes qui d’abord ?

− Je ne savais pas que tanguer était quelque chose d’agréable, dit Drake en s’asseyant malgré le regard noir de la jeune femme. Mais je peux comprendre votre besoin d’oublier le passé… Bien que je ne connaisse rien du vôtre.

Il s’interrompit un instant pour réfléchir. Se présenter était tout un art pour Drake Calahaan. Devait-il jouer les gentlemen en lui baisant la main ? C’était très tentant, toutefois il avait la fâcheuse impression qu’elle lui enverrait ensuite sa bouteille à la figure en guise de réponse. Autant ne pas prendre de risques. Sinon il y avait toujours la mise en scène : une botte posée sur la table et le poing contre le cœur, les cheveux au vent… Ce qu’il n’y avait pas dans une taverne close, quoique… Il y avait bien quelques courants d’air dans les coins. Ou encore, il pouvait faire une belle révérence… Sauf qu’il n’avait pas son tricorne. Une révérence sans chapeau, ce n’était pas une bonne révérence. Ses doigts pianotèrent sur la table.
Finalement, il opta pour la simplicité.
Sa main glissa vers la bouteille de la jeune femme, qui le laissa faire quand il la prit, trop embrouillée par l’alcool pour réagir assez vite. Il s’en versa un verre, but une gorgée du liquide ambré, puis leva les yeux vers elle.

− Drake Calahaan. Si vous arpentez ce port depuis un certain temps, vous aurez forcément entendu parler de moi…

Comme elle demeurait stoïque, il lui fit un sourire encourageant.

− Et… À qui ai-je l’honneur ?

Non, décidément, Drake Calahaan, ça ne lui disait fichtrement rien. Et ça ne lui disait rien non plus qu’il se serve de SON rhum sans lui demander sa permission. Drake, Drake, elle avait beau réfléchir, le nom ne trouvait toujours aucun écho dans ses souvenirs confus. Et ce vide commençait à lui donner une fichue migraine.

-Et…A qui ai-je l’honneur ? Demanda le bellâtre en levant son verre vers elle.

Sasarei saisit sa bouteille d’un geste empressé et la ramena vers elle pour que Drake ne puisse plus la lui prendre. Elle se servit lentement un nouveau verre qu’elle englouti cul sec. La savoureuse chaleur de l’alcool descendit le long de son gosier et un agréable frisson parcourut son échine. Ses muscles se détendirent peu à peu et elle lâcha la bouteille, se décidant à répondre.

-Moi c’est Sasarei, Sasarei Holkaìn.

Elle avait prononcé son nom de famille avec une grimace de dégout qui affichait clairement se qu’elle pensait de celui qui lui avait légué ce nom. Et sa réponse semblait faire méchamment cogiter Drake, elle se demandait pourquoi lorsqu’un morceau de souvenir lui revint brusquement en mémoire, la poussant à briser le silence pesant qui s’était installé entre eux.

-Mais oui ! s’écria-t-elle.

Elle se leva à moitié de sa chaise et saisit brutalement Drake par le col, rapprochant son visage du sien pour mieux l’examiner. Ses yeux s’illuminèrent alors et elle eu un demi-sourire béat.

-Vous êtes Drake ! Enfin je veux dire Drake le rival de mon capitaine, Drake Calahaan !!! annonça-t-elle comme si une vérité de l’univers venait d’être révélée.
-Ethan m’a souvent parlé de vous et des nombreuses conquêtes qu’il vous a raflé sous le nez. Vous devez connaître mon capitaine n’est-ce pas ? demanda-t-elle en secouant Drake. Ethan Cross. Ethan Cross, c’est mon capitaine. Ça ne vous dit rien ?

− Moi c’est Sasarei, Sasarei Holkain.

Drake fronça les sourcils. Il était à la fois subjugué par le joli visage de la jeune femme et déconcerté par sa présentation on peut plus directe. Elle ne faisait clairement pas dans le théâtrale. Ce petit bout de femme n’était pas un petit bout de femme, il commençait à le comprendre. Mais en même temps, il imaginait qu’elle était capable de douceur, qu’il y avait bien quelque chose de féminin sous ces airs farouches. Il ne voulait pas admettre qu’une femme aussi mignonne soit juste bonne à se saouler et à parler crûment comme le font les matelots de petits bâtiments sans grande importance. À cette pensée, il l’imagina en train de roupiller dans un rouleau de cordage, une bouteille de rhum coincé entre les seins et un filet de bave s’écoulant de sa bouche entr’ouverte… NOOOOOOON ! C’était du Léon tout craché… Les seins en moins, heureusement !
Il se passa une main sur la figure et demeura un instant les yeux fermés, essayant coûte que coûte d’oublier cette affreuse image, quand une exclamation de Sasarei le fit sursauter.

− Mais oui !

Il ne vit rien venir. Elle saisit le col de sa chemise et le ramena vivement vers lui. Ses beaux yeux brillaient d’une excitation toute nouvelle… Ce qui enchanta Drake ! Enfin, elle se rendait compte de la chance qu’elle avait de l’avoir sous la main ! Enfin, il allait goûter à la douceur de ses lèvres et savourer l’emprise future qu’il aurait sur son petit corps ! Il en saliva d’avance.
Cependant, ce ne sont pas les secouages intempestifs qui finirent par le faire descendre de son petit nuage rempli de fantasmes, mais bien les mots qui suivirent et qui firent mouche comme une flèche dans son cœur. Horrifié, il entendait repasser dans sa tête les « Ethan Cross » et surtout la phrase boulet de canon « Ethan m’a souvent parlé de vous et des nombreuses conquêtes qu’il vous a raflées sous le nez. » Il crut mourir.
Voyant bien que Drake était en train de se liquéfier littéralement sur place, Sasarei le lâcha et se rassit sur sa chaise, un air sceptique sur le visage. Le corsaire parvint à recouvrer la parole seulement parce qu’il refusait qu’elle garde une telle image de lui. Mais c’était sans doute de bonne guerre. Il dodelina d’abord un peu de la tête, émit quelques bruits bizarres, puis se remit bien droit, du moins avait-il toujours les épaules baissées et une expression déconfite. Elle leva un sourcil, impatiente d’entendre sa réponse. Il se pencha vers elle.

− Ethan Cross… Ethan Cross n’est qu’un petit voleur de conquêtes. Voilà ce qu’il est.

Il se leva brusquement, la faisant sursauter à son tour. D’un ton rageur et le poing serré, il lança :

− TOUTEFOIS… ! Ce n’est pas le plus important !

Et il se rassit sur sa chaise, un peu plus calme.

− J’ai bien cru comprendre que vous vous appeliez Holkain ? Dois-je supposer que votre père est le fameux Armando Holkain, et que c’est la raison pour laquelle vous parlez de lui d’une manière si dure et amère ? Dites-moi tout. Je n’aurais de cesse que d’arpenter les mers tant que cette crapule ne sera pas sous les barreaux !

Elle lui jeta un regard noir.

-Je considère comme tout sauf mon père, cracha-t-elle. Ce n’est qu’un salaud, qu’une ordure, UN ENFOIRE DE PREMIERE !!!

-Je comprends tout à fait. Mais je vous en prie, calmez-vous. Et si vous m’expliquiez pourquoi vous lui en voulez autant ?

Sasarei balaya la salle du regard et constata que l‘attention de tous les convives ou presque était dirigée sur eux. Elle émit un grognement sourd et tous détournèrent prestement les yeux ayant soudain autre chose de plus urgent à faire. Satisfaite, elle se tourna de nouveau vers Drake.

-Je n’aime pas raconter ma vie et cela prendrai trop de temps de vous dire tout ce à quoi j’ai eu droit, alors je vais vous faire la version courte. J’ai passé trois ans avec ce pauvre enfoiré. J’étais encore une enfant, j’étais naïve et je voulais qu’il soit fier de moi. Je n’avais pas compris qu’il me gardait uniquement pour tirer profit de mon pouvoir et dès qu’il put s’en passer, il me vendit. Comme si je n’étais que son chien. J’ai longtemps été esclave par sa faute et depuis que je suis à nouveau libre, je ne rêve que de me venger de cet homme. Je haïs plus que tout et un jour, je le tuerais de mes mains.

Le ton de sa voix était progressivement passé de banal à carnassier et ce changement inquiétait quelque peu Drake. Sasarei devait avoir beaucoup souffert pour vouloir à ce point accomplir sa vengeance. Qui de surcroît l’amènerait à tuer son père. Mais elle avait quelque chose d’attendrissant derrière son masque de haine, et Drake avait envie de l’aider à se débarrasser de ses mauvais souvenirs. Mais comment ?

-Et ça fait longtemps que vous êtes à sa recherche ? Demanda Drake.

-Pas loin de quatre ans et je n’ai pas l’ombre d’une piste. Par contre je suis certaine qu’il est encore en vie… Quand il s’agit de sauver sa peau, il est aussi doué qu’un cafard.

Elle eu un rictus de dégout et englouti un autre verre de rhum comme si parler de son père laissait dans sa bouche un goût affreux.

-Et vous Drake ? Comment avez-vous connu le fils de pute qu’est mon père ?

− À dire vrai, le mot « connaître » n’est pas le terme approprié que je choisirai pour décrire notre rencontre, débuta Drake, le regard perdu dans un souvenir lointain et tout à fait désagréable. Je dirai plutôt que je l’aie pourchassé impitoyablement à une certaine époque…

Tout à coup, les yeux de Sasarei s’illuminèrent d’une insatiable curiosité qui ne rassura pas beaucoup le corsaire. Cependant, il poursuivit pour ne pas déplaire à la jeune femme.

− Armando Holkain est un véritable cafard, comme vous le dites si bien. Un brigand de la pire espèce qui a su se défaire de nos filets avec une étonnante efficacité. Moi qui croyais avoir affaire à un petit voleur sans envergures, je me suis finalement rendu compte qu’il était bien plus que ça, malheureusement. Il a de la ressource et d’ailleurs je ne doute pas que cette faculté se soit transmise à vous, chère demoiselle.

Elle approuva ce dernier point d’un ferme hochement de tête. Drake en profita pour commander un verre de vin, juste pour lui parce qu’il n’avait pas très envie que Sasarei perde le peu de lucidité qui lui restait. Elle ne releva pas son manque de courtoisie assez inhabituel, trop accaparée par ses paroles.

− Pour être plus précis, reprit-il, cela fait bientôt cinq ans que je connais son existence et le trouble qu’il cause en mer. D’ailleurs, cela ne m’étonnerait pas qu’il soit aussi vil même sur terre. Nous avons déjà bien à faire une fois sur le grand large, il n’y a pas que lui.

Il but une gorge du liquide violacé et posa délicatement le verre sur la table.

− Mademoiselle Holkain, je vais être direct avec vous. Je pense que le hasard n’y est pour rien dans notre rencontre. Deux esprits tels que les nôtres et brûlant de voir cet homme pourrir en prison ne peuvent que s’allier pour le débusquer. Malgré votre filiation avec Armando, vous semblez être clairement remontée contre lui. Je ne sais pas vraiment pourquoi, ni comment vous en êtes venue à le haïr aussi fort, mais le peu que j’ai entendu m’amène à penser que c’est tout à fait justifié.

Elle lui prit brusquement le verre des mains alors qu’il allait le porter à sa bouche et but tout son contenu d’une traite. Elle s’essuya ensuite vivement la bouche et fixa Drake de ses grands yeux sombres. L’affaire était trop grave pour qu’il prenne cela pour une invitation à la débauche. Il demeura étrangement calme et soutint son regard sans broncher.

− Moi aussi je vais être claire, dit-elle avec un sourire qui n’avait rien de joyeux, j’ai l’habitude de la jouer solitaire, si vous voyez ce que je veux dire.
− Je pense avoir bien compris cela également, oui. Mais vous avez ici, en cet instant précis, la chance de pouvoir peut-être coincer votre père. Laissez de côté votre orgueil, si je puis me permettre, et travaillons main dans la main pour débarrasser de nos belles eaux ce mécréant.

La jeune femme parut hésiter. Drake savait qu’il était nécessaire qu’elle pèse le pour et le contre, car la décision qu’elle allait prendre changerait certainement le cours de son existence.

La proposition de Drake était tentante certes, mais Sasarei hésitait. Cela faisait quatre ans qu’elle était à la poursuite d’Armando et elle n’avait même pas les bribes d’une piste. Elle n’était pas plus près de son but que le jour où il l’avait abandonnée. Ethan, l’avait aidée et même ensemble, ils n’avaient rien trouvé. En quoi serait-ce différent avec ce corsaire dragueur sorti de nulle part ?

En vérité, l’absence totale d’indices, la faisait pencher pour la théorie que son père était déjà mort. Tout aurait été tellement plus simple si c’était vrai… Elle avait envie que quelqu’un l’ait déjà tué, que la mer l’ai emporté, qu’il soit mort de n’importe quelle façon, mais mort ! Elle n’aurait alors plus eu besoin de se soucier de lui. Mais non, on était dans la réalité et elle était convaincue qu’Armando était vivant. Elle leva les yeux vers Drake et croisa son regard décidé, il attendait sa réponse. Et elle sut à cet instant que cette énième tentative de retrouver son père avec Drake serait la dernière.

Elle devait réussir cette fois-ci ou laisser tomber.

Une lueur de défi s’alluma dans son regard et ce fut comme si tout l’alcool qu’elle avait ingurgité s’était soudain évaporé de son corps. Je ne le laisserai pas m’échapper. Tu ne t’en tireras pas aussi facilement Armando !! Elle tendit alors sa main par-dessus la table.

-J’accepte votre aide.

Drake eut un sourire et serra la main tendue de la jeune femme, scellant ainsi leur accord.

-Par où peut-on commencer ? S’enquit le corsaire enchanté de leur nouvelle alliance.

-Vous êtes corsaire n’est ce pas ? Mon père a forcément du passer à Range Harbor un jour et tel que je le connais, il a du laisser des traces de son passage. Vous avez des contacts sur le port ? Il se peut qu’ils nous soient utiles pour suivre sa trace...

− Tout à fait, chère demoiselle ! répondit-il avec véhémence. Si je n’avais pas de fouines traînant sur les quais, cela ferait longtemps que l’on m’aurait retirées toutes ces lettres de marques qui croulent sur mon bureau.

Il se leva, et d’une main tendue vers elle, il l’invita à faire de même. Cependant, comme il aurait dû le prévoir, la jeune femme dédaigna son geste de gentleman et se leva toute seule, le regard brûlant d’une nouvelle détermination.

− Tant mieux pour vous, Calahaan, dit-elle ensuite alors qu’ils quittaient la taverne. Alors, où allons-nous ?
− Le contact le plus proche que je connaisse est juste à cent mètres d'ici. Je vous préviens tout de suite qu’il n’a pas la langue dans sa poche et qu’il est capable de nous embobiner juste pour obtenir une pièce d’or.
− Ne vous inquiétez pas. C’est pas demain la veille qu’un blaireau m’arnaquera.

Cela, Drake n’en doutait pas une seule seconde. Il comptait notamment sur l’air féroce de sa nouvelle coéquipière pour faire parler le larron qu’ils allaient aborder.
Ils marchèrent donc durant quelques minutes, évitant les marins qui débarquaient bruyamment et qui roulaient les tonneaux sur les passerelles avec autant d’adresse qu’un troupeau de phoques agglutinés sur un champ de rochers. Les mouettes riaient dans le ciel et plusieurs d’entre elles venaient chiper courageusement quelques poissons qui dépassaient des caisses des pêcheurs. Des poules caquetaient dans des cages d’osier et le négociant qui s’en occupait tenta d’en vendre au corsaire et à Sasarei, comme tous les autres marchands qui se tenaient sur le quai, certains de faire une bonne affaire s’ils venaient directement commercer au port. La masse populaire y était très présente et savait qu’il y avait de meilleurs prix ici que sur un marché ou une foire.
Finalement, Drake s’arrêta devant un homme avachi sur des cordages, le menton sur la poitrine et une bouteille dans ses bras, tenue comme un petit enfant qu’on avait voulu bercer. Le corsaire se racla la gorge, mais le bougre ne réagissant pas, il attrapa sa bouteille de mauvais vin et la versa sur son bonnet miteux. Cette fois-ci, l’homme fut agité de soubresauts, et d’un coup, il se releva, trempé jusqu’à la taille. Il grommela quelque chose, secoua ses bras et jeta un coup d’œil au salaud qui avait osé lui faire ça. Il eut un sourire édenté en voyant qu’il s’agissait de Drake, qui s’agrandit lorsqu’il se rendit compte de la présence de la jeune femme à ses côtés. Sasarei sembla dégoûtée par ce vieux marin à l’œil de verre, barbe de trois jours et rares cheveux blancs sous le bonnet, au marcel sale et, cliché oblige, qui avait une jambe en moins, remplacée par un bout de bois.

− Ventregris, Calahaan ! J’espère qu’tu vas m’rembourser c’te bonne piquette ! s’écria brusquement le vieil homme.

Drake et Sasarei reculèrent un peu, loin des postillons et de la mauvaise haleine.

− Gaston Bongrelot, dit la « Langue-pendue », fit le corsaire en guise de présentation. Tu devrais t’estimer chanceux de me voir aujourd’hui. J’aurais très bien pu aller à la rencontre d’un de tes collègues fouines au lieu de toi.
− Morquienne ! Si mon autre œil était encore en marche, l’aurait déjà versé des larmes de tristesse ! répliqua le fameux Gaston, sardonique. Y’a pas qu’toi qui m’permets de manger mon pain ! Y’a aussi l’autre là, ton rival… Il pue vachement mais il paie bien, lui au moins !
− Ne prononce surtout pas son nom devant moi ou je m’en vais, grimaça Drake. Et tu pourras dire adieu à ceci.

Il agita sa bourse remplie de pièces devant l’énorme nez du poivrot. Celui-ci déglutit et n’essaya même pas de masquer son air cupide. Drake sentit sa compagne s’agiter, toutefois il voulait d’abord savoir s’il avait une chance de faire parler l’ivrogne avant de sortir l’artillerie lourde.

− Qu’est-ce que tu peux nous dire sur un certain Armando Holkain ? demanda-t-il d’emblée.
− Sacrebleu ! Imagines-toi qu’l’autr’jour j’ai cru apercevoir ce type mais j’sais plus pourquoi, mon attention a été détournée par une de ces grosses mamelles qui s’pendent au-d’ssus des fenêtres du quartier quand elles doivent faire sécher leur linge. J’me suis senti tout ragaillardi par leur cou blanc et l’air de coquine qu’elle affichait pour me faire suer. J’aurais bien pu monter lui fiche un sacré fessée sur ses énormes miches, mais j’avais eu un tuyau la veille comme quoi un pêcheur du coin allait faire payer ses caisses de harengs seulement deux pièces d’argent. Alors j’me suis dit qu’se serait l’occasion du siècle pour faire des p’tites économies et j’ai filé vers le quai de la rive nord comme un goupil qui a vu un lapin dans les fourrés. Oh, ça des fourrées, j’en ai aperçu quelqu’unes pioupiouter d’vant le lavoir, et j’voulais être polie et leur passer l’bonjour, mais voilà, y’a un Gros-Jean qui s’est ramené avec ses poireaux et qui m’a fait tout un discours comme quoi j’avais pas l’droit d’les peloter sans son accord… De quoi faire perdre la tête d’un homme vigoureux comme moi ! et puis…

[HS : à toi de jouer Sasa <3]

Sasarei écoutait sans l’entendre le blabla sans intérêt de l’informateur de Drake. Tous les mêmes ceux-là ; prompts à raconter leur vie insignifiante en long, large et en travers mais si l’on voulait des informations précises, c’était autre chose. Il fallait allonger la monnaie et Drake connaissait les tarifs de ces coquins, tout comme elle. Pourtant l’homme continuait son monologue et ils n’avaient toujours pas l’info qu’ils voulaient.
Sasarei en était profondément exaspérée ; elle détestait que l’on tourne autour du pot tout autant que perdre son temps et ce Gaston pratiquait les deux disciplines en même temps.

-Alors on s’est un chouille embrouillé s’pourquoi j’ai encore l’cocard qu’tu vois là, mais ‘tention hein ! J’ai eu c’que j’voulais et j’peux t’dire que j’me suis bien rincé l’œil sur ces p’tites lavandières paske yen avait deux jeunettes qui foutaient rien d’autre que de s’envoyer d’l’eau à la figure en riant et qu’on leur voyait tout l’corsage. Eh bin mon vieux, elles avaient des seins que j’aurai bien pelotés et...

-MAIS TU VAS LA FERMER ?!!!

Sasarei, a bout de nerfs, n’avait pas pu s’empêcher de hurler pour tenter de faire cesser le flot incessant de paroles de cet hurluberlu qui lui donnait mal à la tête. Son initiative fût heureusement couronnée de succès car l’informateur c’était tu, rendu muet par la surprise.
La jeune femme jeta un bref coup d’œil à Drake pour s’assurer que sa reprise en mains des évènements ne le dérangeait pas. Le sourire bienveillant et paternaliste qu’il lui adressa en réponse l’agaça mais elle était libre d’écourter leur entrevue comme bon lui semblait. Elle s’avança et saisi l’homme par le col si violement qu’il fut entrainé par son élan et tomba à ses pieds.

-Maintenant, fit-elle d’un ton féroce, tu vas nous dire ce que tu sais sur Armando Holkaìn sans aucune digression ou je te règle ton compte et nous irons chercher ailleurs les renseignements que nous voulons.

Le vieil indic sembla tout d’abord tomber en syncope sous la menace de la jeune femme mais quelques rudes secousses de Sasarei le firent revenir à lui.

-Je…J’ai déjà entendu c’nom là m’dame, mais c’était il y a longtemps…

-Qu’importe !! PARLE !!!

- Ya au moins huit ou neuf ans, un certain Armando criait dans toutes les tavernes du port qui partait à la conquête d’Outer Heaven et qu’il avait b’soin d’marins pour l’accompagner. Beaucoup lui ont ri au nez, mais avant qui soit obligé de partir, paske la milice le recherchait, un jeune pirate est v’nu avec. J’me rappelle plus bien son nom ma foi…

-Un pirate ? Réfléchi ! Il me faut son nom !

- Voyons… je crois qu’c’était quec’chose du genre Bross, Evan. Ou Gloss ? Hmm non…Kross peut être…

-Cross ? Ethan Cross ?!

-Ouiiii ! Voilà c’est lui m’dame !

-Nom de nom quel petit enfoiré ! Comment a-t-il pu me cacher ça ? Comment a-t-il osé me faire ça ? Dire que je croyais qu'il me faisait confiance! RAAAAAH !!!

De colère elle repoussa l’informateur loin d’elle. Gaston recula de plusieurs mètres avant de buter contre une caisse remplie de poissons et de s’écraser par terre, le nez dans la poussière. Sans plus s’en préoccuper, Sasarei fit volte-face, attrapa Drake par la manche et continua son chemin sur les quais en le traînant derrière elle. D’abord surpris par la manœuvre, Drake résolut ensuite de stopper sa coéquipière pour lui demander ce qu’elle comptait faire.

-Puis-je savoir où vous m’emmenez ?

-A votre bateau Calahaan. Une longue route nous attend avant d’atteindre Oxley Circle, alors autant partir tout de suite, répondit-elle d’un ton impatient.

-Oxley ?!!! Vous n’êtes pas sérieuse j’espère ? Nous ne pourrons jamais approcher, mon équipage et moi-même ne sommes pas les bienvenus là-bas, pour ainsi dire.

-Personne n’est bienvenu à Oxley Calahaan, ne vous inquiétez donc pas, je connais l’endroit comme ma poche. Et puis…si vous avez peur, je vous protégerais, fit-elle en lui adressant un clin d’œil.

Stupéfait par sa mine réjouie et son sourire goguenard, Drake ne trouva rien a répondre, se laissant de nouveau entraîner vers son navire.

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