Ils étaient partis, tous les deux. La maison était vide, encore.
Yhuk se laissa glisser contre le sol de terre battue, et contempla un instant le plafond de vieilles planches. C'étaient toujours les mêmes attrape-cauchemar, les mêmes grigris, qui étaient suspendus là, toujours les mêmes peaux de bêtes et les mêmes plantes, qui séchaient en attendant une énième décoction. Il était las. Il ne savait pas pourquoi une boule se serrait dans son ventre, ni pourquoi sa gorge lui faisait mal. Il voulait juste fermer les yeux.
L'obscurité était si douce derrière un rideau de paupières, tout était soudain si loin.

« Satinka ? » appela-t-il en pensée.

Mais elle ne répondit pas.
Alors il se leva, lentement.

« Où vas-tu encore, vieux fou ? »

Tsantza était fatiguant. Yhuk l'ignora. Silencieux, il sortit de chez lui, ferma la porte à clé, puis s'éloigna dans la rue. Autour de lui, comme toujours à Habiltas, des hommes et des femmes et des enfants allaient en tous sens, chahutaient pour un rien – mais il ne les voyait même pas.


Il s'arrêta de marcher. La Skholè des Érables. C'était là.
Il resta immobile, debout devant la grille, l'air un peu hagard. Pourquoi était-il venu jusque là au juste? Ah, oui, Hao.

Tiens, Yhuk.
Il se tenait en plein milieu de la porte. Les enfants sortaient en courant et se dispersaient pour aller jouer dans les ruelles... et Yhuk restait au milieu. Il se laissait environner par la masse piaillante des gamins qui l'évitaient comme l'eau de la rivière contourne un caillou.
Cela lui correspond bien, un caillou... [Ton grandiloquent] Il a vu bien des tempêtes et bien des naufrages, mais c'est un beau caillou, grand et solide, fièrement dressé au pied d'une falaise, défiant l'immensité liquide de son regard de pierre et prêt à tout pour défendre le nid de mouette qu'il a sur la tête...

Oui !


En amazone sur sa monture, son fidèle terreneuve nommé Lechien, Hao s'avança pour aller saluer son ami... Mais ce dernier semblait absorbé par la contemplation d'une des dalles de la cour.
Et bien, il a pas l'air dans son bol... Y'a mieux comme sujet de méditation.
-Alors Yhuk ! Je ne t'ai pas vu comme ça depuis la première fois où Tsantza t'a traité de vieux fou !
L'indien grogna en repensant à sa satanée boule de peau séchée à langue de vipère, puis reporta son attention sur la farfadette.


Ils étaient maintenant dans la carriole de Hao, en route pour aller boire un thé dans sa maison de noghal. L'ours (Teddy) avançait lentement ses grosses pattes griffues et se frayait placidement un chemin dans les rues bondées du quartier commerçant.
Yhuk n'avait pipé mot depuis le début du trajet, se contentant de quelques marmonnements en guise de conversation.
Au bout d'un moment, Hao se décida à chercher la petite bête.

-Allez dis moi ce qui ne va pas.
-Qui t'a dit que quelque chose n'allait pas ?
-Personne.
-Alors tu as lu mes pensées ?!
-Mais non gros bêta ! C'est écrit sur ta figure. Inutile d'être télépathe pour voir ça ! Rhoooo...

« Alors ? Qu’est-ce qui ne va pas ? » réitéra la farfadette.
« Oh, pas grand-chose… » commença Yhuk – mais un personnage lourdaud bouscula la carriole tirée par Teddy, et Yhuk lui jeta un regard fortement agacé. Il se retourna vers Hao : « Quand nous serons au calme, tu sauras tout. Mais pour l’heure, avec tous ces importuns autour de nous…tu devras te contenter de mon mutisme !
- D’accord, d’accord. Mais dans ce cas, c’est moi qui parle, si tu permets ! »

Yhuk eut un sourire entendu, car Hao était une bavarde invétérée, et il voyait mal comment il aurait pu ne pas lui ‘permettre’ de parler. Elle commença donc à raconter sa journée, ce qui l’amena à évoquer de multiples personnages, dont elle développait sans s’en rendre compte l’importance en racontant une anecdote sur chacun, puis elle s’arrêtait sur un détail, puis sur une émotion, et repartait ensuite de plus belle dans le récit des exploits de ses élèves, de leurs maladresses si attendrissantes, de leurs progrès si encourageants, et de leurs bouilles si mignonnes à croquer !
Hao était une femme admirable, vraiment. Non seulement dans son travail d’enseignante, mais surtout en tant que membre de la Confrérie des farfadets, au sein de laquelle elle faisait un travail formidable, et toujours utile. La Confrérie était un puissant outil pour l’équilibre de la société mage. Leur soutien à la CAMI, par exemple, était un outil précieux pour l’intégration des nouveaux arrivants. C’était d’ailleurs par l’intermédiaire de Satinka que Hao et lui s’étaient connus. Depuis, ils jouaient souvent aux cartes ensemble autour d’une tasse de thé, tout en se racontant des bribes de leurs longues vies…
Yhuk aimait bien Hao. Au premier abord, elle lui avait paru trop allègre pour être honnête. Mais il lui avait accordé le bénéfice du doute, car elle avait le mérite (rare) d’être à la fois plus petite et plus vieille que lui. Avec le temps, il avait découvert que ce n’étaient pas là ses seules qualités, et que derrière sa jovialité perpétuelle, Hao était un esprit d’une sagesse joyeuse mais pas idiote.

« Et c’est ainsi que le petit Frédégore a dessiné son premier bonhomme bâton ! Fascinant n’est-ce pas ?
- Tout à fait déroutant, même ! » s’amusa Yhuk, que l’enthousiasme de Hao parvenait toujours à contaminer sans qu’il comprenne comment. Il fallait dire que le Frédégore en question avait dessiné en déplaçant son crayon par télépathie, à cinq ans c’était une performance… !
« Oh, mais nous sommes arrivés ! »

La grande propriété des Trân s’étalait sous leurs yeux : c’étaient des bâtiments enchâssés dans les troncs d’immenses platanes, reliés entre eux par des passerelles ou des couloirs, de multiples cabanes qui n’en formaient qu’une seule, entre lesquelles serpentaient des étendues d’herbes folles – le soleil se couchait sur cet endroit étrange, teintant les feuilles vertes d’une ombre d’or…et Yhuk en oubliait presque pourquoi il était venu, pourquoi il s’était senti si vide tout à l’heure, seul dans sa boutique de poussière.

Ils passèrent la porte ronde du rez-de-chaussée (aucun d'eux n'avait plus l'âge de crapahuter dans les cabanes), Yhuk entra et... « Ouch ! » se cogna la tête. Hao laissa échapper un petit rire, son vieil ami avait encore une fois oublié qu'il s'agissait d'une maison de Farfadets.

- Tu vois que tu est plus grand que tu ne le pense !

L'indien ouvrit la bouche mais ne trouva rien à répondre, il se contenta de suivre Hao dans le hall en prenant soin de baisser la tête. Soudain, débouchant d'un couloir, une myriade de petits animaux traversa la pièce : lapins, écureuils, moineaux et souris, galopant, voltigeant et bondissant. A leur poursuite, un groupe d'enfant criait et riait. Dans sa surprise, Yhuk se cogna à nouveau la tête et ne pu cette fois s'empêcher de jurer. Mamie Hao, elle, ne fit que se réjouir à la vue de ses petits enfants, bien qu'en cet instant ils ressemblaient plutôt à une troupe de petits monstres qui disparut en hurlant dans un autre couloir.

L'un des oiseaux, un merle, avait échappé aux enfants par une fenêtre restée ouverte. Il revint et se posa sur le bâton de Hao. Celle-ci lui murmura quelque chose puis il s'envola à nouveau. Elle mena ensuite Yhuk dans un petit salon à l'ambiance chaleureuse. Le sol était recouvert de tapis et de coussins, il y avait aussi une table basse devant laquelle ils s'assirent face à face. L'une des fille de Hao vint leur servir le thé, le merle sifflotait sur son épaule.

Quand les deux bols fumants furent posés sur la table et la porte refermée, Hao reprit son air sérieux, qui paradoxalement restait jovial, et reposa sa question.
- Alors, qu'y a-t-il au fond de ton coeur ?

Le thé était bon. Les farfadets avaient décidément beaucoup de qualités. C’était une race sympathique et appliquée. Une race obstinée aussi, constata-t-il tandis que Hao répétait pour la troisième fois sa question concernant ses états d’âme.
Il avala une gorgée brûlante et soupira. Il cherchait par où commencer.

« Je t’ai déjà parlé de Lê Dei Tiên je crois…
- Ce général de l’armée du Taiho ? Celui qui –
- Oui, celui-là.
- Eh bien ?
- Eh bien, hier, il est venu me provoquer une énième fois... Et ce matin il est mort. »

Hao ne dit rien. Il n’y avait rien à dire. Elle se contenta d’avaler une gorgée de thé, puis l’encouragea d’un sourire à continuer. Il baissa les yeux vers son bol.

« Les gens croient que je suis un vieux fou, ou un vieux sage, ou un vieux receleur, ou je ne sais quel autre type de vieux – mais je suis juste un vieux Yhuk'ta Shwarin. »

Elle eut cette fois un regard compréhensif. Elle comprenait toujours tout, un peu comme Satinka, peut-être parce qu'elles étaient toutes deux télépathes...à moins que ce ne fut parce qu'elles étaient toutes deux des femmes. (Les femmes étaient, comme les télépathes, des créatures tout à fait spéciales.)

« Hier encore j'avais cette éternelle rancune qui me vrillait l'esprit, et j'avais un ennemi sur lequel rejeter toute ma colère. À présent il est parti. Je l'ai fait disparaître. Et la colère est partie avec lui.
- Mais…c’est très bien ça ! La colère peut nourrir notre force pour un temps, mais à la longue c’est elle qui nous tue.
- Je sais, je sais, grommela-t-il, mais à présent que je n’ai plus la colère, je ne sais plus ce que je ressens. »

Tuer n'est pas une chose anodine. Qui aurait pu deviner que la petite Mamie Hao puisse en avoir fait l'expérience... C'était en un autre lieu, en un autre temps, dans d'autres circonstances. La farfadette ne chercha pas de comparaison, la guerre n'est pas un duel face à face. Elle laissa Yhuk continuer.

Quand il se tut, elle hocha la tête avec sympathie. Malgré son grand âge, elle trouvait à son vieil ami des airs d'adolescent... Mais la raison de cela est qu'a dix-huit ou soixante dix-huit ans, le problème reste le même : savoir qui l'on est et où l'on va...

*Héhé, mon vieux Yhuk ne sait plus où il va... C'est que sa colère lui a laissé un grand vide...*

-Tout vide appelle à être rempli Yhuk'ta Shwarin ! (surtout si c'est dans la tête parce que là...)
Yhuk hocha la tête mais resta silencieux. Ils burent leur thé un moment sans rien dire. Hao observait son ami d'un œil espiègle... Puis elle reprit soudain la parole :
-Tu sais, je crois que tu as besoin d'un bon coup de pied dans ton vieux derrière, voilà ! Dit-elle énergiquement en brandissant sa cuillère sous le nez de l'indien. Puisque tu fait le ménage dans ta tête profites-en pour faire de même dans ta boutique ça te fera du bien ! Et puis entre ton petit-fils, l'apprenti que tu pourrais avoir, le CAMI et la confrérie, tu ne vas pas me dire que tu ne sais pas à quoi tu pourrais te consacrer tout de même !
La mamie reprit sa respiration dans un soupire puis reposa sa cuillère et bu à nouveau une longue gorgée de thé.

« Oh oui, je sais ! Je sais très bien que j’ai un tas de choses à faire. Seulement je me sens un peu las… J’ai peut-être besoin de fréquenter des enfants, comme toi, pour y puiser un peu d’énergie… »

Hao affichait une expression à la fois étonnée et ravie : il fallait dire qu’il était on ne peut plus rare que Yhuk réclame la présence de jeunes enfants. D’habitude, il fuyait comme la peste ces petits êtres tapageurs, qui le fatiguaient rien qu’en pensée, ne supportant ni leurs braillements ni leur agitation incessante.
Mais pour une fois ils lui apparaissaient moins comme des monstres en puissance que comme petits moteurs au réservoir plein de vie.

« C’est une très bonne idée ! » s’enthousiasma la farfadette. « Tu pourrais initier les plus grands à l’invocation, en leur montrant des –
- En fait je songeais plutôt à autre chose.
- Ah ? Quoi donc ?
- Eh bien j’aimerais…leur raconter des histoires. Je viendrais chaque semaine et je continuerais mon récit précédent. Je puiserai dans mes expériences personnelles pour tenter de construire des récits dont la morale puisse convenir à des enfants...Non ? »

Hao le regarda d'un œil exagérément suspicieux.

« Ton projet m'a l'air mûrement réfléchi. Tu y penses depuis longtemps ? »

Yhuk soutint son regard. Oui, il y songeait depuis un moment. Il avait vécu des milliard de choses aux quatre coins du monde, et elles ne profitaient à personne. Il en racontait des bribes à Satinka et Hao, il tentait d'en instruire Jayke de temps à autre - mais jamais encore il n'avait eu l'occasion de raconter de bout en bout les histoires qu'il avait vécues, peut-être parce qu'elles n'étaient pas terminées.
Cependant la mort de Lê Dei Tiên signait la fin de ses aventures les plus épiques. A présent il pouvait raconter. Et raconter ces histoires à des enfants, sous forme de contes comportant, sinon une morale, du moins une sorte de leçon, serait le meilleur moyen de mettre en forme sa vie et de lui donner un sens.

« Assez longtemps, oui. »

La petite mamie éclata d'un rire sincère et joyeux.
-Ah, tu cachais bien ton jeu vieux filou ! Je n'avais pas pensé à ça. La poussière attendra donc ! (Elle étouffa un petit rire) Vraiment c'est un projet fantastique, je t'aiderais volontiers à devenir Yhuk le conteur !
Hao repris son souffle pendant quelque secondes, puis elle frappa énergiquement la table du plat de la main.
-Par la crinière du grand lion rouge ! Il nous faut autre chose que du thé pour fêter ça !
La fille de Hao apparut quelques instants plus tard avec une bouteille et deux timbales d'argent. Elle félicita Yhuk pour sa nouvelle résolution puis retourna à ses occupations. (Et oui, dans une famille de télépathes les nouvelles vont vite !) Hao s'empara de la bouteille et les servit tout deux.
-Qu'est ce que c'est ? Demanda l'indien.
-Aha ! Répondit-elle mystérieusement, puis, reprenant son air jovial elle déclara. Limonade au gingembre !
-Yhuk secoua la tête, décidément, Hao lui apparaissait parfois comme une véritable enfant.
-Allez, cul-sec l'ami ! Clama-t-elle.
Ce qu'ils firent. Hao regarda Yhuk grimacer avec amusement : c'était plus fort que ce qu'il pensait... Hé oui, citron-gingembre, c'est pas de la tarte ! Hao laissa donc son ami se remettre avant de reprendre, les yeux brillants :
-Alors, que va-tu leur raconter ?
Elle ne cachait pas sa curiosité, sachant qu'elle serait aussi impatiente que les enfants de savoir chaque jour la suite de l'histoire.