Calypso entra et laissa tomber son sac dans l’entrée de l’appartement, qui était curieusement plongé dans le noir alors que Zack devait être rentré depuis longtemps. En clignant des yeux, pour s’habituer à l’obscurité, elle s’aperçut qu’il était effectivement rentré, mais qu’il n’avait visiblement pas jugé utile d’allumer l’électricité pour y voir clair. Il était assis dans l’un des fauteuils du salon, face à la baie vitrée qui avait vue sur une forêt d’immeubles illuminés, et semblait plongé dans une méditation des plus profondes. Certainement était-il assis là depuis plusieurs heures, et elle supposa que le jour avait progressivement baissé sans qu’il n’y prête attention, ce qui expliquait pourquoi il ressemblait tant à un ermite contemplatif dans une grotte obscure.

Elle constata avec satisfaction qu’il n’était pour une fois entouré d’aucun débris de bouteille d’alcool, ou autre verre vide. Prenant garde à ne pas allumer la lumière car cela aurait probablement causé chez lui un choc visuel qu’il aurait, avec irritation, jugé trop violent pour sa pauvre pupille, elle s’approcha de lui doucement et s’assit à son tour dans un fauteuil. Étant donnée la position de Zack face à la fenêtre, il ne pouvait pas la voir, mais il s’était évidemment aperçu de sa présence, et elle s’autorisa donc à parler – jugeant que le surgissement de sa voix, puisqu’il était prévisible, ne serait pas un aussi grand choc que ce qu’aurait été le surgissement de la lumière si elle l’avait enclenchée machinalement en entrant.

« Tu comptes le nombre de fenêtres illuminées sur l’immeuble d’en face ? ou bien tu médites sur l’avenir de la race humaine ? »

Il eut l’air, pendant un instant, de réfléchir très sérieusement à la question.

« …si on y pense, les deux se rejoignent. » conclut-il avec un air de profondeur. « Mais je dois avouer que je songe à des sujets moins métaphysiques : il faut que je trouve un sujet pour mon docu-fiction de fin de cycle. J’ai quatre mois jusqu’à la fin de l’année pour le faire, et aucun cours pour m’en distraire, seulement du temps libre. Mes partiels sont finis depuis une semaine, et maintenant il faudrait vraiment, mais vraiment que je trouve un sujet de doc, sinon je vais…m’embourber dans l’inactivité. »

« Voilà qui est extrêmement lucide ! »

« N’est-il pas ! Enfin, je dois avouer que Mr. Pinson m’y a un peu forcé, à être lucide… »

Calypso esquissa un sourire à la pensée de cet étonnant personnage qu’était Monsieur Pinson. Zack l’avait eu comme professeur pour plusieurs cours en Licence, puis avait réussi à obtenir qu’il soit son directeur en M1, et elle avait si souvent entendu parler de lui qu’elle avait la sensation de le connaître, bien qu’elle ne l’eut croisé qu’une ou deux fois – et encore, de loin.

Mr. Pinson était un individu tout à fait singulier. Ses élèves, la première fois qu’ils le voyaient entrer dans une salle de classe, l’identifiaient généralement comme appartenant à l’espèce des éléphants ou des hippopotames, car sa physionomie obèse remplissait si pleinement un imper grisâtre qu’il se gonflait comme le ventre de l’un de ces animaux. Dans un second temps, la voix qui émergeait de sa gorge, pourtant humaine, ne faisait que les conforter dans cette théorie animalière tant elle était caverneuse. Autant dire que la masse estudiantine, toujours prête à plaisanter, surtout sur le compte des autres, jugeait aussitôt que son patronyme de « pinson », avec tout ce qu’il suggérait de sautillant et de léger, était en totale contradiction avec sa personne. Pourtant, sous l’amas débordant de son cou s’effondrant sur sa poitrine, s’effondrant elle-même sur son ventre (qui n’avait plus de ventre que le nom, car cette masse informe de graisse s’étendait jusqu’à son dos en un empilement de bouées), sous toute cette graisse, donc, on pouvait apercevoir de petites jambes, étrangement minces, et surtout étrangement agiles, sur lesquelles il se déplaçait aussi aisément que l’oiseau dont il portait le nom.

Cet homme, professeur de scénario, aurait pu être jugé d’un caractère fortement lunatique s’il n’avait pas été si évident que ses attitudes, en effet changeantes, étaient en réalité des mises en scènes inspirées par son goût un peu trop prononcé pour la dramaturgie. On pouvait donc le voir, un matin, entrer dans son amphithéâtre en affichant une mine abattue et désabusée, poser sa masse endormie sur sa chaise, et annoncer d’un ton mélancolique qu’il espérait que son cours n’ennuierait pas trop l’assistance puis, le lendemain, il entrait guilleret, sa graisse frétillant sous son imper, et clamait à la cantonade qu’il allait raconter des choses absolument pa-ssio-nnantes ! Dans les tous les cas son cours était d’égale qualité, mais il s’amusait chaque fois à en modifier le ton en y ajoutant, soit des plaisanteries, soit des considérations d’une tristesse accablante, et entre les deux il trouvait à donner à ses leçons des accents tantôt philosophiques, tantôt grandiloquents, et même parfois plaisamment vulgaire – ce qui faisait le régal des élèves qui, prompts d’abord à l’associer à un pachyderme lourdaud, comparaient à présent la qualité de son esprit avec l’élégance du pinson susnommé.

C’était donc ce personnage imposant mais déroutant, sympathique mais imprévisible, que notre cher Zack O’Graham avait eu l’honneur d’avoir comme directeur d’études particulier, et c’était ce même personnage qui, quelques heures avant que ce même Zack ne se retrouve assis seul dans le noir, l’avait croisé sur le campus et en avait profité pour lui rappeler – en prenant pour l’occasion un air docte et sévère – qu’il avait du pain sur la planche.

« Et donc, tu n’as strictement aucune idée du sujet dont tu voudrais traiter dans ton docu-fiction ?
- Pas la moindre.
- Vraiment ?
- Ben…
- … ?
- Ben…En fait je… J’en ai marre de tous les docus socio-dramatico-politico-&co qu’on voit en ce moment. J’aurais envie que faire quelque chose d’un peu…épique.
- Épique ?
- Ouais. Un truc sur des mages, des alchis… Je sais que y’a déjà des documentaires sur eux bien sûr, et qu’en plus ils aiment pas trop être filmés mais… J’sais pas, ça me plairait. »

Elle sourit. Pour une fois que quelque chose le motivait, lui "plaisait"...

« T’inquiète, je comprends. Encore récemment j’suis retournée jouer à Anarchy Empire, dans le genre goût pour l’épique...! »

Il sourit à son tour.

« D’un autre côté, continua-t-elle, tu peux aussi faire du docu épique sur des cyber ou des tech : t’as vu ce qui se passe avec le tueur du Seaforce ?
- Ouais, ouais j’ai vu...mais ça c’est pas épique, c’est juste glauque. »

Le lendemain...

L'inspiration.
Il lui fallait de l'inspiration.
Plus facile à dire qu'à faire....
Il hésita à se laisser tomber lâchement sur le canapé pour sombrer dans une rêverie télévisuelle qui ne lui inspirerait certainement rien de plus qu'une envie de boire une bière – mais il esquiva cet écueil et se dirigea directement vers sa chambre, où il s'assit sur sa chaise, devant son bureau, dans une attitude résolument travailleuse. Car il fallait travailler. Mais comment ?
Comment filmer un docu-fiction épique quand on est sagement assis derrière un bureau, ridiculement à l'abri d'un bloc de béton nommé immeuble qui lui-même se protège du monde réel en s'élevant à bord d'une citadelle des dizaines de mètres au-dessus de l'humanité ? Il se leva.
Et se rassit.
Il se leva.
Se rassit.
Tiens, il y a de la poussière sur l'écran de mon ordinateur, où j'ai mis le chiffon que...NE PAS SE DISTRAIRE AVEC DES PENSEES INUTILES. Il se leva.
...et pendant un instant il eut la tentation de se rassoir.
Mais il se souvint qu'à partir de trois itération d'un même geste, il y avait comique de répétition et, se sentant déjà suffisamment pathétique, il décida de ne pas aggraver son cas. Il resta donc debout.
Il réalisa ensuite que rester debout sans rien faire était tout aussi ridicule que de passer dix minutes à s'asseoir et à se relever sans raison. Et cependant aucun autre choix d'attitude ne se présentait à son esprit. Il lui fallait un miracle. Un éclair de génie. Une transcendance.
– Tududu, tududu, tududu –
Une transcendance, ou une sonnerie de portable : sur l'écran de son cellphone, un logo représentant un réveil clignotait accompagné d'un message : « Rdv Corberyan 14h Universal. »

[NB : ceci se déroule la veille des incidents de Holsten Street.]

Il avait totalement, mais alors totalement zappé ce détail. Certes il se souvenait de Corberyan, car comment oublier un octantin cocaïnomane voleur de girlfriend ? Le cinéma aussi il s’en souvenait, car comment oublier la première rediffusion sur grand écran du premier film de fiction post-jonctionnel ? Mais le fait d’avoir invité Corberyan au cinéma, ça, ça lui avait échappé. Comment avait-il pu être assez bourré faire ça ?
Remarque, Corberyan était plutôt sympa, marrant… Zack sourit en repensant à la manière dont, dans un des multiples bars qu’ils avaient visité, le mage s’était mis à faire tourbillonner le liquide dans le verre d’un type accoudé au bar. Le pauvre cyber avait fortement bugué et, Corberyan interrompant la rotation chaque fois qu’il disait à un de ses potes de regarder son verre, son étonnement s’était vite transformé en peur d’être en train d’halluciner. Persuadé qu’on avait mis de l’ecstasy dans son verre, il avait vidé le contenu à 8$ par terre et était parti se faire vomir aux toilettes.
Bref, l’Universal. Les Nouveaux Mondes de Naomi Ikawa et Kadhi Taylor. Et Aaraon Corberyan. Etrange mélange, mais pourquoi pas. Après tout Corberyan était un mago-tech qui naviguait entre les castes, il avait manifestement voyagé et changé de culture, c’était un pur produit du monde fragmenté et en recomposition dont le film faisait le portrait.
Zack enfila son blouson, choppa son sac dans l’entrée, et le jeta par-dessus son épaule en claquant la porte.

à suivre >ici<