Rétro – an 255
Ash a 24 ans.

Il laissa tomber son sac sur la table. Finie. La thèse était finie. Il sortait à peine de sa soutenance, mais déjà la pression retombait. La séance avait été presque jouissive : deux heures à palabrer avec aisance devant un jury bien-pensant qui trouvait révolutionnaire son sujet de thèse pseudo-polémique, « Le cynisme des puissants », deux heures à disserter sur des cas de trahison déguisée, de duperie politique, d’hypocrisie latente mais contrôlée, pour lesquels il avait exprimé une vive indignation tout en soulignant, presque malgré lui, le génie et la subtilité nécessaires à de tels comportements.
Un sourire étira ses lèvres. Oui, ça avait été un grand moment. Il ne restait plus qu’à espérer que le résultat serait positif…. Mais Ash n’en doutait pas. Il était certain que sa thèse était bonne, certain que sa prestation avait plu au jury, certain qu’il n’y avait plus qu’à penser à l’étape suivante : entrer dans la cour des grands.

Il ouvrit son placard. La transition avait déjà commencé : au milieu de ses nombreuses panoplies du parfait petit étudiant (jeans, polos, chemises, blousons) commençaient à bourgeonner des vêtements d’homme : couleurs sobres, chemises à col droit, pantalons, cravates, vestes. Mais ce n’était pas encore ça. Il voulait des costumes. De beaux costumes. Comme ceux qu’il avait portés au temps où il jouait les mannequins pour se faire un peu d’argent. Mais c’était cher… Et Trevor ne lâchait jamais un centime. « Mon fils, je te donne ce dont tu as besoin pour vivre, et pas davantage. Si tu veux plus, libre à toi : mais il faut travailler ! » Travailler : la belle affaire ! Enquêter sur des politiciens habiles pour produire une thèse hypocrite, c’était amusant, mais travailler pour de vrai…rien de plus inepte. Car Ash ne voulait pas un métier, mais une position. La position du politicien, voilà ce qu’il visait. Il aurait le pouvoir, suffisamment d’argent, et n’aurait plus qu’à discourir inlassablement sur toutes sortes de sujets… Il aimait tellement parler. Voir l’effet de ses paroles sur les âmes naïves qui l’écoutaient.

Il se souvint soudain d’une remarque de l’un des membres du jury. « Finalement, les politiciens dont vous parlez ne jouent qu’avec les apparences : ils se font apprécier d’un tel, retournent leur veste au moment propice, soutiennent alternativement des positions contraires,… Leur but est de plaire à ceux qui ont le pouvoir (que ce soit un roi ou le peuple souverain) : ils font tout pour se maintenir, ils y parviennent, mais leurs actions restent superficielles. » Ash avait été profondément agacé, mais avait répondu avec diplomatie : « C’est ce que je pensais aussi, au premier abord. Ces hommes m’apparaissaient comme des beaux parleurs, doués avec les mots mais ne connaissant rien aux choses – des sophistes en somme. Cependant, mes recherches m’ont amené à me renseigner sur leurs compétences réelles, et je me suis aperçu qu’ils étaient tout sauf des ignorants, dont le seul mérite serait de savoir embobiner leurs interlocuteurs. Au contraire, et c’est peut-être cela le plus effrayant, ces hommes sont tous des experts en leur domaine : ils maîtrisent parfaitement leur sujet, ils gèrent les affaires correctement, ils sont de bons hommes d’État. Parfois même ils sont utiles à leur pays ! On ne peut donc pas dire qu’ils soient incompétents, car ils sont compétents. Et, justement, c’est cela qui les sauve, davantage que leurs palabres : leur savoir-faire les rend indispensables, leur permet de rester au pouvoir, et d’utiliser ce pouvoir à leur avantage. Il est vrai que l’habilité dans le maniement des mots leur permet de jouer avec apparences, mais elle ne vient qu’en supplément d’un savoir-faire réel. Les discours, la palabre, ne font que lisser les aspérités de leur carrière. Ils font croire à un parcours cohérent et c’est cela qui les autorise, aux yeux de l’opinion, à servir successivement des gouvernements différents, à changer de convictions politiques, à naviguer au gré des changements de régimes… c’est-à-dire à se maintenir en place, pour leur intérêt personnel, sans jamais s’arrêter à des considérations morales telles que la constance ou la loyauté. »

Oui, c’était ainsi qu’il voulait être. Compétent et efficace, pour que même les gens honnêtes puissent l’admirer. Mais encore fourbe et traître, pour que ceux qui sont vils l’admirent aussi. Il y avait tant délectation à être un imposteur…


Mais être un imposteur demandait beaucoup de temps, beaucoup d’argent surtout. Il fallait entretenir le personnage. Être présentable – costume, chauffeur – pour oser s’inviter à des galas, des soirées. Passer du temps à nouer des contacts utiles, à flatter les bonnes personnes… Mais il ne gagnait même pas sa vie par lui-même.
Il alluma la télé en se laissant tomber sur une chaise. Cyber News.


Seth.
En voilà un qui avait de l’argent à ne plus savoir qu’en faire. Pourtant, il y a quelques années encore, Seth était un étudiant fauché comme les autres, qui montait des combines sur internet pour arrondir les fins de mois. Mais il avait quitté les bancs de l’université pour rejoindre le commerce, si fructueux, de son étrange paternel…

D'autres affaires criminelles...Waw ! Mais c’est qu’il aurait vraiment des ennuis le p’tit génie !
Et dire qu’il aurait suffi d’un coup de fil au sous-secrétaire du ministère de l’intérieur pour que les fameux « enquêteurs » cessent de courir après Seth…
C’est alors que, subtilement, progressivement, une idée commença à germer dans l’esprit vicié d’Ash O’Graham. Il y avait deux prémisses : premièrement, Seth pouvait procurer à Ash l’argent dont il avait envie ; secondement, Ash pouvait procurer à Seth l’aide dont il avait besoin. De ces deux prémisses simples découlait, aussi naturellement qu’un joli mensonge, une conclusion logique : les deux parties devaient conclure un marché.

" (...) liant le suspect à d'autres affaires criminelles auraient été découverts"

Seth hurla au poste de télévision de se taire. La machine s’arrêta, plongeant le salon dans le noir. Il s’adossa à la porte, froissant la convocation du tribunal qu’il venait de recevoir.
Son cellphone, qu’il avait balancé au travers de la pièce quelques secondes auparavant, vibrait en générant un allo de lumière jaune. Un appel de Benson et Stevenson qui venaient sans doute de réceptionner le même recommandé que lui…Ou alors c’était encore un parasite de journaleux qui avait réussi à se procurer son téléphone privé. Cependant l’androïde de fonction s’était activé et résorbait le désordre semé par la colère du jeune homme. Il observait les gestes méthodiques et mathématiquement induis de la machine qui ramassait inlassablement ce qu’il faisait tomber sans jamais se plaindre. Les programmes sont tellement plus intelligents et supportables que les êtres humains.
Pourquoi ces enfoirés de Cyber-News étaient au courrant avant lui de ce qui concernait son propre jugement? Tout ça c’était n’importe quoi. Il allait encore devoir répondre aux mêmes questions…Par les mêmes réponses. Réponse.
Est-ce que j’ai tué Irina?
Tout était tellement flou. Les images de cette soirée étaient éparses et incertaines, il revoyait des centaines de détails insignifiants qui brusquement prenaient une dimension centrale dans son souvenir. Il y avait ce que disait Vassili, la disparition d’Ambre, le plaidoyer des avocats, le rapport des légistes, les quantités de morphine qu’il prenait pour tenir debout. Il ne se souvenait pas. Mais c’était impossible…un hypermnésique est incapable de ne pas se souvenir…Quelqu’un mentait forcément.
Non…Je n’ai pas tué Irina. Je n’ai pas pu tuer Irina.
L’androïde lui tendit son cellphone qu’il attrapa d’un geste peu convaincu avant de saisir son manteau et de quitter l’appartement à grandes enjambées. Daniel sorti à son tour et le rattrapa devant l’ascenseur :

« Tu fais quoi ?
- Je vais faire un tour… J’en peux plus…ils ont remis nos lignes sur écoute bordel!!!
- …Tu devrais pas sortir aujourd’hui
- Peut être…Je m’en fout. »

29-28-27…. Les étages défilaient rapidement dans le cadrant lumineux. Enfin l’ascenseur s’arrêta susurrant « niveau 0, accès parking escalier, conciergerie, stockage IE ». Les deux jeunes gens traversèrent le hall en silence, observant le ciel gris et pluvieux de l’extérieur. Les marches de l’entrée étaient légèrement glissantes et l’atmosphère humide étouffait les bruits, enfermant les passants dans le silence morose des jours gris. Seth ferma les yeux et inspira lentement, puis commença à avancer sans se préoccuper de la pluie qui trempait ses cheveux et coulait sur son visage.

« Il est là ! »

Un attroupement de journalistes, caméra à l’épaule, appareils photos au cou et micro en main venait de se ruer hors de l’auvent protégeant le parking. Ils se jetèrent sur le jeune homme, alignant question sur question, se poussant les uns les autres pour obtenir le meilleurs angle de vue possible. Seth bloqua, médusé, incapable du moindre geste face à cette soudaine marée humaine.
« Savez-vous sur quels motifs le tribunal vous assigne à présence ?
- On parle de trafic de drogue de dimension international et…
- Est- il vrai que vous seriez impliqué dans l’affaire du speeddriver d’Emporion ?
- Le docteur Paulin affirme que votre attitude l’hors de la précédente séance était pathologique et relevait de…
- Vous avez tué Irina Favres?
- Etiez vous préparez à ce retournement jurisprudentiel ?
- On prétend que quatre des jurés auraient été soudoyés et que… »

Sa respiration accélérait dangereusement à mesure que la surprise se transformait en peur panique et en colère. Les voix, les visages, les gestes se confondaient en une bouillie infâme d’agités qui l’acculait de plus en plus contre le mur. Il recula encore et son dos cogna contre le mur mouillé de l’immeuble. Alors tout s’effondra…

«отъебись! » Il empoigna la journaliste la plus proche qui faisait mine de le toucher, la secoua et la jeta de toutes ses forces dans le tas accumulé de ses collègues. Daniel, s’extirpant de la masse, le saisi par le bras et le tira en arrière alors qu’il s’apprêtait à se jeter sur un caméraman un peu trop fan de gros plan.
« хуй тебе на постном масле! Дерьмовщик !
- C’est ça, c’est ça… »
La porte du hall se referma accompagnée du cliquetis de la serrure automatique. Ils reculèrent dans le hall, fuyant tant bien que mal les flashs des appareils photos, et s’enfuirent dans un couloir, hors de vue. Seth s’écroula dans un angle et fouilla compulsivement dans la poche de son manteau. Il en retira ses cigarettes et son briquet, mais le tremblement qui agitait ses mains l’empêchait de faire quoi que ce soit. Lâchant tout il entoura ses jambes de ses bras et se mit à pleurer nerveusement, le visage ravagé par l’angoisse et la fatigue. Daniel s’assit à côté de lui, lui tendant sa propre cigarette et soupira :
« Je t’avais prévenu…Te prend pas la tête, on s’en fout de leurs écoutes on demandera à ton père de rétablir la ligne pirate…
- Jveux pas y retourner…
- C’est drôle ça, je suis sûr que le père d’Irina pense la même chose que toi.
- … »


[ herp pour les séries noires Lieka...pffff]

Daniel fixa le jeune homme qui venait de jeter le mégot de sa cigarette et qui, renonçant à l’idée de parvenir à en allumer une autre, avait retiré ses gants et se concentrait compulsivement sur ses mains. Il allait ensuite commencer à arracher les écueils de peau autour des ongles et terminer en sang. Il avait toujours fait ça sous l’impulsion du stress.
Il avait encore maigrit et ses joues légèrement creusées accentuaient l’angle ordinairement léger des pommettes, abîmant le visage, révélant l’architecture acérée que cachait en temps normal les chairs et la délicatesse de leur teint.
Il n’avait plus rien de l’aura qu’on lui connaissait, il avait même perdu la joliesse fragile légèrement fatiguée qu’il avait porté tout au long du procès, il ne restait plus qu’un fantôme épuisé. Aux joues vides, aux yeux cernés et au nez trop long. Un ectoplasme.
Mais Daniel le préférait comme cela. Il tolérait mieux l’ombre de Seth que Seth lui-même. C’était moins douloureux de devoir essuyer le mépris d’une loque alcoolique. C’était plus facile de briller, de le surpasser, de le contrôler. Oui, Daniel ne pouvait s’empêcher d’aimer cette disparition progressive de Seth. Il pouvait alors se plaire à ressentir une commisération condescendante à son égare, et cela le choquait moins que la haine qu’il s’était mit à éprouver à l’encontre de cet homme qu’il avait tant aimé. Il pouvait alors presque le protéger des autres, être le seul à rester là pour lui.
Daniel attrapa le poignet de Seth le forçant à arrêter le massacre.

« Arrêtes un peu…Tu devrais aller te coucher. Prends un somnifère, il faut que tu dormes, demain t’aura bien le temps pour les emmerdes. Et évite de boire…
-Ouais » Répliqua le jeune homme d’une voix faible, lourde de l’une de ces envies de pleurer que l’on contient douloureusement.
Daniel, dans un sourire presque tendre, le regarda se lever, puis s’éloigner d’un pas incertain dans le couloir, les épaules lasses et tombantes.


**

Il checkait rapidement les mails de Seth. Gérant ceux dont il pouvait s’occuper immédiatement, n’en laissant que quelques uns au jeune homme, comme un os à ronger au réveil. Son regard s’arrêta sur le nom « Ash O’Garaham ». Il ne lui semblait pourtant pas que Ash avait gardé contact avec Seth…Pas plus l’un que l’autre ne lui avait parlé de ça. Poussé par sa curiosité maladive Daniel cliqua sur l’icône et afficha le contenu de l’email. Une proposition de se revoir en fin de journée par exemple, histoire de parler du bon vieux temps et de discuter des affaires embêtantes de ces derniers mois…
Daniel haussa un sourcil, chercha son cellphone dans la poche de son jean et hésita un instant avant de se décider à éclaircir l’affaire.

« Ash ? Je viens de lire ton mail… oui dans la boite de Seth pourquoi ?...hum…hum…Non t’aurais juste pu m’en parler l’autre fois…ha ouais…Ben non ce soir c’est impossible, il est shooté aux somnifères là… Ouais voilà c’est ça, ha ha. Ce soir aussi ? Non je préfère pas le laisser comme ça, mais t’avais déjà arrêté ta soirée ou quoi ?... Je vois… non il est beaucoup moins efficace qu’il y a deux ans, maintenant si tu veux un rendez-vous dans la semaine avec monsieur, t’as intérêt de te lever tôt !.... un autre jour ?.... Je peux t’arranger ça pour mardi, t’as un horaire qui t’arrange?... et 15h ?...d’ac, ça marche…. Salut.»

Il raccrocha, imaginant avec amusement l’air de satisfaction ironique que devait arborer Ash, puis se concentra de nouveau sur les messages, regrettant un peu d’avoir refusé son invitation. Ce serait pour une autre fois, c n'était pas les occasions qui manquaient.

Ash n’affichait pas tout à fait l’air de satisfaction ironique que lui supposait Daniel. Son sourire était ironique, certes, comme toujours, mais son air plutôt songeur…
Ainsi Daniel gérait personnellement les affaires de Seth, et ce jusqu’aux plus intimes détails ? D’un côté ce n’était pas tellement étonnant : Daniel avait toujours eu cette envie maladive, quoique savamment dissimulée, de surpasser Seth et de le supplanter. Mais d’un autre côté il avait du mal à imaginer Seth, l’ado charismatique et génial, se laisser balader par quelqu’un comme Daniel... Mais tel était pourtant le cas. Note pour plus tard : ne jamais s’autoriser à devenir faible, faire attention aux gens trop bien intentionnés, faire attention à Daniel.

Le rendez-vous avec Seth était donc fixé : Mardi – 15h, dans l’arrière salle d’un café de Highway qui appartenait de loin aux Liekaterinev.

Ash se leva, se regarda dans le miroir en pied, réajusta sa chemise. Il avait faim. Et envie de sexe aussi. Les deux étaient probablement liés… Dommage que Daniel ait refusé pour ce soir. Il prit une pomme verte et croqua.


- suite -