Rencontre Fortuite.

Le soleil chauffait la peau halée d’Erion qui, assit près des quais de La Spiazza observait posément les nuances des couleurs que l’océan lui offrait et écoutait chanter les mouettes, heureuses de pouvoir récupérer des morceaux de poisson qui tombaient des filets, remontés par les fiers trois mâts qui se dressaient comme de grands seigneurs des mers.

Les oreilles dressées, le regard vide, le souffle paisible, il dialoguait avec Eikthyrnir, au fond de son subconscient. Sa vie ici lui plaisait. Les gens n’en avait que faire de ses cornes, de sa magie, de son passé. Il s’en complaisait ainsi. L’échoppe tournait bien, les alchimistes et les mages férus de potions, de plantes et d’épices venaient régulièrement acheter des composants pour leurs affaires.
Eikthyrnir était devenu un ami, un confident, une partie de lui qu’il chérissait plus que sa propre vie. Un fragment d’âme qui l’empêchait de se retrouver seul et d’avoir des regrets. Le noble cerf partageait cet avis avec le jeune homme. Ils étaient liés plus que par magie et de ce fait, le cocon qui les enveloppait n’était que plus robuste. S’apprivoisant l’un l’autre, faisant des concessions, se respectant, ils arrivaient désormais à vivre ensemble sereinement.

Un bruit proche vint rompre sa méditation. Son oreille droite se tourna automatiquement vers l’arrière pour mieux écouter, sa nuque s’étendant un peu, aux aguets. L’esprit-cerf se méfiait. Un rire d’enfant résonna. Ce n’était rien de dangereux.

- Ce n’est rien … répéta Erion à voix basse à son ami, se voulant rassurant.
- Oui ce n’est qu’un enfant, répondit la voix grave et douce de l’animal, vibrant de manière cristalline.

Cependant, cette interruption fit penser à l’hybride qu’il était temps de retourner à sa boutique, sa pause étant dépassée depuis longtemps.

Il sauta sur ses jambes d’un léger bond, digne d’un daim et se mit en route calmement, respirant à pleines narines une dernière fois l’odeur fraiche du sel marin débordant de présence ici, près des quais.

Il arriva à l'échoppe. Poussant la porte qui s’ouvrit dans un léger grincement, humant les délicieuses épices entreposées dans des sacs, l’odeur stagnante des arômes végétaux dans les pots et la senteur particulière du bois des poutres et des meubles, Erion pencha la tête en arrière se laissant envahir par toutes ces effluves délectables quelques minutes, un sourire se dessinant sur le bout ses lèvres et laissant ses longs cheveux blanc pleurer sur ses épaules. Puis, promptement, comme rappelé à l’ordre il alla s’affairer à ranger et nettoyer un petit peu la pièce principale. Les murs vert pâle et à la lumière éthérée, filtrée par de belles fenêtres ornées en bois sombre donnait des airs de salon à cette petite salle sans prétention. Les tapis brodés au sol et le fauteuil de velours viride ne faisant qu’amplifier cette ambiance de vieux décors conservé.

Des instincts bestiaux transcendèrent l’esprit de l’hybride, lui lançant une migraine atroce dans les tempes, l’obligeant à fermer les yeux de douleur une fraction de seconde puis… plus rien. C’était partit. Un pressentiment étrange s’étendit dans la pensée des deux confrères mais malgré cela, méfiants, ils retournèrent à leur emploi.
La « Feuillrêve » était à nouveau ouverte.

Cet après-midi là le ciel était magnifique au-dessus de Consortium, et ce malgré la pollution qui s’échappait des cheminées de la ville. Un jour pas comme les autres. Un jour où il fallait absolument profiter de ce morceau d’azur avait pensé Noah, qui avait finalement opté pour aller faire une promenade le long des quais de La Spiazza. C’est un quartier qu’il affectionnait assez, et même s’il l’intimidait parfois étant donné le contraste avec son environnement habituel il le fascinait. Peut-être passerait-t-il au zoo qui s’y trouvait. En réalité il en mourrait d’envie.

L’océan scintillant se dessinait enfin. Le trajet de Consortium à La Spiazza était assez long et Noah n’affectionnait pas particulièrement les transports en commun à cause de tout ces gens louches qu’on pouvait y croiser, aussi, il avait apporté pour s’occuper un petit livre qu’il connaissait par cœur mais qu’il ne se lassait pas de feuilleter, perdu dans ses pensées. Cet ouvrage décrivait les mœurs et les cycles de migrations des populations d’oiseaux qui peuplaient l’archipel d’Apartadiza.

D’ailleurs on pouvait apercevoir un grand nombre de ces espèces prêt des récifs non loin de la côte.

- Les cercles sont réguliers, trois, … il a repéré un poisson et … il plonge ! Oui c’est bien un cormoran, avait dit à mi-voix Noah qui observait les volatiles accoudé à la rambarde de la jetée.

Noah sortit une feuille et griffonna un croquis de ce qu’il avait observé quelques minutes plus tôt et la glissa dans son livre.

- Aaah.

Une douleur atroce, fulgurante. Noah lâcha son carnet et se cramponna à la rambarde. Ses tempes le brûlaient. Puis plus rien, les maux de têtes avaient disparu aussi vite qu’ils s’étaient immiscés dans son crâne. Etrange. Noah ramassa son livre, l’épousseta et remarqua que le croquis s’en était échappé lorsqu’il était tombé. Le vent et les embruns avaient du l’emporter, pensa-t-il avec un léger pincement au cœur.

Continuant sa promenade en admirant les grands voiliers amarrés et les nombreux oiseaux qui piaillaient sur les rochers, Noah s’arrêta pour observer deux mouettes se disputer un morceau de poisson. Après moultes cris et coups de bec, la plus grosse sortit victorieuse et s’envola le trophée au bec. Noah la suivit des yeux un instant puis laissa son regard se perdre dans les habitations tout près. Une en particulier attira son regard.
La bicoque en imposait, non pas par son architecture qui restait certes solide, mais par la façon dont elle était arrangée et l’harmonie qu’elle dégageait. Elle lui rappelait un peu l’échoppe que tenaient ses parents. Ne se rendant pas compte qu’une dizaine de centimètres seulement le séparaient à présent de la porte, Noah la poussa et entra.
- Bonjour ? lança-t-il plus timidement qu’il ne l’aurait voulu.

Erion entendit la porte s'ouvrir dans un léger grincement, très doux.

"Les gonds avaient besoin d'être huilés" pensa-t-il.

Quelqu'un le salua discrètement, faisant quelques pas sur le tapis vert de l'entrée. L'apothicaire était en train de mettre à jour le registre des épices de son magasin et se trouvait complètement absorbé par ses récentes livraisons. Cependant, il répondit poliment mais d'un ton absent un très machinal :

"Bonjour, je peux vous aidez ...?"

Puis continua de vérifier si tous les stocks d'épices orientales étaient bien complets.

Il ouvrit le carton de safran. Il aimait ce parfum qui lui chatouillait les sinus et qui étrangement, lui faisait secouer spontanément l'oreille droite à plusieurs reprises, puis, le faisait éternuer.
Eikthyrnir lui, appréciait d'autant plus qu'il se plongeait à chaque fois dans une transe voluptueuse lorsque cela se produisait.
Faisant des aller-retour entre l'arrière-boutique et le comptoir de façon méthodique et concentrée, Erion fût interpellé seulement après plusieurs déplacements, par une odeur qu'il connaissait.

"Le sel marin."

Les quais étaient trop loin pour que les effluves marines portent jusqu'ici. Il réalisa alors doucement que quelqu'un était entré dans sa boutique peu de temps avant mais n'avait pas encore bouger du palier pour venir lui parler. Etrange. Eikthyrnir se raidit d'un coup, Erion eut en contrepartie un frisson qui lui remonta le long de la colonne vertébrale.
Les oreilles en arrière, ne manquant d'entendre aucuns sons, l'hybride s'arrêta de bouger net et tourna finalement lentement ses yeux dorés vers le garçon qui se tenait, penaud, sur le pan de porte.

Cet instant lui fit penser à ces fois, ou un animal s'arrête net en entendant un craquement, un souffle, une aura et écoute longuement, sans bouger, sans ciller, la peur au ventre, si ce n'est pas un chasseur qui se trouve à portée.

Après quelques longues secondes de blanc, Erion se tourna stoïquement et de façon très altière face à son mystérieux visiteur puis l'observa en levant le nez, piqué de curiosité.

Les deux hommes se regardèrent silencieusement à nouveau.

"De toute évidence, il n'était pas dangereux" pensa l'esprit-cerf.

Ses cheveux foncés, en bataille, son air rêveur, ses yeux bruns un peu perdus et sa posture confuse rappelait au mage ce genre de personne que l'on croise souvent, qu'on voit mais qu'on ne remarque pas forcément.

- "Pourquoi est-ce que lui, je le remarque ?
- Je ne sais pas, répondit le cerf blanc de sa voix vibrante."

Qui était-ce ? Pourquoi Erion avait-il le sentiment de le reconnaitre ? Etait-ce lui qui avait provoquer cette migraine atroce tout à l'heure ? Il fallait qu'il lui demande, il voulait savoir. Il rompit le silence.

- Pourquoi êtes-vous là ? lança l'hybride d'un ton plus agressif qu'il ne le voulait... Ceci étant lié au fait que son compagnon se méfiait grandement, posté catégoriquement sur la défensive.

- Je ne sais pas, répondit spontanément et sans animosité l'inconnu.

Pris à nouveau d'un élan bestial incontrôlé au son de cette voix, ce son... Erion eut un mouvement de recul, typique d'un cervidé, la tête légèrement de profil, les oreilles en arrière et le buste incliné.

"Calmes toi, tu vas nous faire avoir des problèmes Thyrnir", lança-t-il à l'animal énervé qui commençait à le faire flancher mentalement.
Erion chercha à tâtons son fauteuil et s'affaissa dedans, prit de vertiges. Eikthyrnir lui en demandait beaucoup et contrôler ses excès d'humeur n'était pas de tout repos pour un humain comme lui.

- Je n'ai pas remarquer tout de suite que je suis entré dans votre boutique en fait, ajouta le garçon.

L'hybride leva à nouveau son regard vers lui. La conversation n'avait ni queue ni tête.

Un nouveau blanc.

Erion toisa le jeune homme d'un air grave. Il voulait continuer le dialogue, sentant qu'il serait important.