Le ciel se grisa soudainement au dessus de la Citadelle. L'atmosphère était tendue dans le centre-ville, les passants marchaient vite, mains dans les poches, tête baissée. Les citoyens tentaient de vaquer à leurs occupations habituelles mais avaient la tête ailleurs depuis quelques jours : perché au dessus du monde leur infaillible sentiment de sécurité venait d'être ébranlé.
Pourtant, au milieu du centre-ville, dans la zone commerçante et piétonne, un endroit semblait plus animé que les autres : cette petite place sans nom aux pavés translucides entourée de boutiques trendy et lieu de rendez-vous par excellence des étudiants du pôle des Arts... appelée par ses habitués le « vallon », sans raison apparente, les générations précédents n'ayant pas laissé d'explication. Au centre de cette place dont les pavés déstructurés s'illuminaient la nuit sous les pas, trônait une fontaine dont les formes évoquaient l'architecture mage toute en pointes et en courbes, mais elle était faite de chrome et de titane et l'eau n'y coulait jamais. Peu de personnes savaient que l'un des côtés de l'étrange sculpture était en fait une porte...
Parmi les boutiques qui entourent cette place, Patton, le magasin de musique des Datah et le Papa Het', juste en face. Café branché aux allures vintage, le tenancier était un homme populaire fort apprécié de ses habitués, au look unique, savant mélange entre défilés cyberpolitains et années soixante-dix remasterisées. Dress-code pour les serveurs : favoris et chaussures vernies.
La place en cet après-midi gris et pesant étaient étrangement animée et éclairée : alors qu'aux alentours il n'y avait presque personne dehors, les groupes d'étudiants mangeaient, bavardaient, prenaient des photos, faisaient leurs devoirs. Ils ne semblaient pas être au courant du drame survenu à quelques rues de là les jours précédents ; pourtant dans cette ambiance décontractée, c'est bien d'Holsten Street qu'on parlait.
A la terrasse du Papa Het' étaient installés Tiên, Kim, Doàn, Scott, Siècle et Oxford. Tous les six avachis dans des fauteuils d'extérieur prenaient le goûter. Parts de cheesecake, milkshakes, chocolats chauds et cookies, coupelles de fruits rouges... Soudain au milieu de la conversation, Scott la bouche pleine de mousse café, lâcha :
« J'ai envie d'aller prendre des photos. Ça peut vraiment donner un truc sympa en impression après traitement de l'image. »
Tiên se pencha pour tremper un demi-cookie dans son bol de lait.
« On peut pas, Scott. Le périmètre est fermé et gardé. L'attentat s'est peut-être transformé en événement médiatique et la rue en attrape-curieux mais ça reste la scène d'un crime. »
« La scène du crime, justement » répéta Scott en insistant sur le deuxième mot. Il fit une moue contrariée, retroussant son nez rose et plissant ses yeux noisette. Une feuille morte tomba doucement sur ses cheveux blond-roux dressés en pics désordonnés. Il la saisit entre ses doigts, la regarda un moment et se tourna vers l'unique arbre de la petite place. Il avait perdu tout son feuillage que les grilles à son pied avaient aspiré.
« Tiens, j'ai toujours cru qu'il était artificiel... » s'étonna Kim en se saisissant d'un cupcake dans le but de le prendre en photo et d'y ajouter un philtre vintage, alors même que juste en face un autre groupe d'étudiants remettaient de la pelloche dans leurs Lomos. Doàn prit la feuille des mains de Scott et la fit tourner par la tige entre son pouce et son index.
« Non mais t'as raison, Kim » dit-il d'un air pensif. « C'est de la matière synthétique. »
«Ouais, ça m'étonnait aussi... »
La feuille s'envola dans la brise. Scott renifla.
« Pour en revenir à Holsten Street... » (Tiên leva les yeux au ciel) « Je vous oblige pas à m'accompagner, mais moi je veux aller prendre des photos. On est pas des badauds en quête de sensationnel, y a les médias pour ça; on est des artistes ! »
« Scott » soupira la jeune femme. « Il y a eu des morts ! Des familles sont en deuil, tout le monde est menacé ! C'est grave ! Je... »
« Sérieusement, Tiên. Regarde autour de toi ! » l'interrompit Kim en désignant la terrasse du café d'un geste ample, cellphone à la main. « Personne ne se sent menacé ! »
« Ici, peut-être ! Nous on s'en fout, on est jeunes, c'est bien connu, les jeunes s'en foutent ! Mais le citoyen moyen... Oh et puis c'est pas de ça dont je voulais parler ! »
« Depuis quand on se soucie du tout-venant, ici ? » Intervint Siècle d'un coup. A ce moment, Oxford alluma la clope qu'il venait méthodiquement de rouler. Il jeta un coup d'oeil à Siècle, puis son regard coula sur ses amis, mais il resta impassible.
« Moi je vais avec Scott. » acheva-t-elle en tapant sa cuillère sur le bord de sa tasse de chocolat. « Je pense aussi qu'y a moyen de faire un truc sympa, même si on abandonne les clichés dans un tiroir après. »
Siècle et Scott se levèrent, suivis par Oxford. Les triplés restèrent assis.
« Okay, on vous attend là » lâcha Kim. « Doàn ? »
« Oh, non j'ai la flemme de bouger, je reste ici. »
« Bon, à toute ! »
« A toute ! »
Scott enjamba son BMX, Siècle et Oxford choppèrent leurs skates et tous trois partirent en direction d'Holsten Street.