Pitch bend

Début

« Switch off the light »

Oxford pose les doigts sur l'interrupteur.
Clic.
Pum-pum, watcha

Yeah

« Feel the beat, man »

Sac-à-dos, épaule.

Dum dum dudum watchawatchawatcha

« Look at the clock, yeah »

Sneakers

« Easy, early. Look at the clock, seal the lock »

Il rabat le couvercle de la caisse où est soigneusement rangée une partie de son matériel et la verrouille.

Bonnet, veste

Feel the beat – put your shit
together
Wandering time
is over – this night is ours
we're gonna forget
the darkest hours
music is the meth
for those Oxford stoppe le morceau, éteint son laptop, le range dans sa sacoche.

« This is your last word here my friend, i don't sleep in my bed tonight »
Casque, mp4. Il active le système anti-gravité de la caisse. Celle-ci se lève doucement sur un coussin d'air. Oxford saisit la poignée et la tire à sa suite, ferme la porte de sa chambre et descend. Dans les escaliers, il croise Sanka qui revient de l'école. Celui-ci avise la caisse, lance un regard curieux à Oxford qui répond en secouant la tête.

« Oooooox ! »
« Naaaaaaaaaah »
« Maaaaais heuuuuuuu »

Oxford pose le pied sur la dernière marche, se tourne lentement et lève la tête vers son petit frère. Sa bouche s'étire en un sourire attendri.

« Patiente encore deux ans et j't'amène »

Sanka fait une moue contrariée, secoue ses tresses et disparaît dans le couloir. Oxford fait glisser la caisse devant lui alors qu'il traverse le magasin où traînent encore quelques amoureux de musique. Papa Datah est adossé à un pilier, il discute avec un habitué. Il lève les yeux sur son fils, regarde la caisse, sourit. Il se redresse, se dirige lentement vers un bac, fouille, en tire un vinyle, le tend à Oxford. Oxford hésite, le prend, sourit puis pousse sa caisse vers la porte.

Oxford met son bonnet et sa veste une fois dehors et réfléchit. La porte de la fontaine va être trop étroite pour la caisse : il faudra prendre le bus jusqu'au centre commercial et passer par la porte de service orange dans les toilettes handicapés.

**

L'immense salle qui sert habituellement aux concerts et aux soirées pour son acoustique incroyable est un ancien centre de maintenance post-jonctionel, du temps où la Citadelle ne pouvait pas s'auto-gérer à cause des problèmes après la fusion des mondes. Il y a encore des machines désossées transformées en mini-bars, les larges tuyauteries qui débouchent du sol et bouchées de plaques de fer servent de tables. Spots, sono, systèmes électriques et électroniques ont été importés lorsque le sous-sol a commencé à se peupler et est parfaitement au point. Du moins dans cette salle, qui est du reste la plus vaste des lieux praticables.

Oxford arrive par une porte en hauteur dans le mur. Il l'ouvre. Les orgas et les bénévoles sont déjà présents et s'activent. L'un d'entre eux salue Oxford et lui apporte une échelle. Il descend, poussant sa caisse vers le bas, puis va la poser sur l'estrade, à côté du matos de Jes, un de ses potes qui animera la soirée avec lui.

**

La soirée bat son plein. Oxford et Jes sont en pleine battle. Il se lancent des sourires entendus, leurs mains courent sur les platines. Ils ne composent même plus pour le public. Ils sont juste tous les deux, balançant leur tête en rythme, rivalisant de dextérité. Ils ne veulent pas simplement balancer un beat répétitif et assommant. Ils veulent faire vibrer les murs, ils veulent sublimer le son, ils testent des choses nouvelles. Ils se mettent à expérimenter. Oxford modifie quelques réglages, Jes pose une main sur le synthé pendant que l'autre scratche un des samples d'Oxford. Ce dernier branche sa basse sur un ampli, pose son pied sur une caisse et l'instrument sur sa jambe. Jes commence à jouer, tourne un bouton, reprend sa mélodie. Oxford pince les cordes, échange un regard avec Jes, débranche la basse, la rebranche sur un boîtier et lâche les platines. Il joue rapidement une ligne qui s'exporte directement vers le laptop. Il repose l'instrument, reprend ses platines, trafiquant d'une main la ligne de basse et la lance sur le tempo du morceau joué par Jes au synthé. Ils s'échangent un vinyle, augmentent le beat.

1 clic flare – twiddle

« Han, yeah »

Jes lâche le synthé et fait signe à Oxford qu'il peut aller se poser un moment. Il va commencer le deuxième mashup. Oxford sourit, lève la main lui rend un autre signe : il prendra la relève dans un petit quart d'heure.

Le jeune homme finit sa partie, lâche lentement le cross-fader et s'éclipse derrière l'estrade pour s'enfoncer dans la foule jusqu'à un des mini-bars. Il salue quelques potes et s'installe avec eux en commandant une boisson et à grignoter. Pas d'alcool quand on est derrière les platines. Il se met à discuter, se sentant déjà un peu démuni de ne plus être sur l'estrade, mais la pause est indispensable pour que Jes et lui restent au top de leur forme. La soirée n'est pas finie. Soudain son visage s'éclaire : une chevelure bleue familière fend la foule dans sa direction.

Siècle se jette littéralement sur lui et ne prend pas la peine de le saluer et fidèle à elle-même commence à lui déverser des flots de compliments et d’enthousiasme sans lui laisser le temps d'en placer une. Oxford ferme les yeux quelques secondes et éclate de rire. Une vraie pile électrique. Il se relève, la ceinture en coinçant ses bras et l'immobilise contre le comptoir en riant.

« Mais calme toiii espèce de petite folle ! T'as bu combien de verres ? »
« Je suis là depuis le début, je voulais pas rater une minute de votre prestation. Vous faites un sacré duo. »

Siècle reprend son souffle et redresse soudain la tête.

« Regarde »

Oxford se retourne.

« Quoi ? »
« C'est lui »
« Lui quoi ? »
« Le type qui filmait tu sais ? »
« Ah ouais, il est plutôt sympa. On a déjà causé. »

Siècle ne répond pas, observant la silhouette du concerné avec intérêt. Oxford jette un coup d'oeil au regard d'or de son amie et sourit.

« Toi, t'es en train de monter un plan tordu pour qu'il te remarque, hin hin»
« Pfft. Même pas vrai. »
« Non mais Siècle, je te connais, là t'es en train de fomenter un complot pour te retrouver assise à côté de lui comme par hasard pendant une conférence à la fac, pendant que Kim, soudoyée et corrompue par un bento couvert de pandas que tu lui aura offert au préalable, sera en train d'essayer de savoir s'il a déjà une copine. »
« Même-pas-vrai. »

Oxford ne peut s'empêcher d'éclater de rire devant l'air vexé de la jeune femme.

« Bon. Je vais aller me gaver de tapas fluorescents avec des potes de ma classe. A toute. »
« Wooookay... »

Oxford lève la main, un sourire encore imprimé sur ses lèvres. Puis il reporte son attention sur ses potes et sur son verre.

La salle vibrait sous les assauts de la musique. Il n’était pas encore minuit et le peuple souterrain, déjà, défoulait ses envies de rythme, sautait spasmodiquement, hurlait son enthousiasme. Zack avait dû écumer deux ou trois clubs avant de tomber sur quelqu’un qui sache lui indiquer où ‘DJ Ox’ jouait ce soir-là : « Tu le trouveras au beatbox » avait lâché le type. C’était le nom d’une sorte de grande cave située dans les souterrains de la Ceinture, pas loin de l’arène de combat. Zack y avait déjà été. Il retrouva facilement.

Malgré l’ambiance survoltée, localiser Ox dans la salle fut facile : il mixait sur une estrade en battle avec un autre DJ. Zack filma la foule, l’euphorie des danseurs, puis s’approcha des platines et cadra discrètement Ox, essayant de chopper à l’image cet état de transe dans laquelle rentrent les DJ lorsqu’ils sont concentrés sur leur mix. Dans ces moments-là, on dirait qu’ils ne font plus qu’un avec la musique.

Un moment plus tard, alors que Zack s’était éloigné pour prendre un verre en attendant que l’affrontement soit fini, Ox quitta l’estrade, laissant seul l’autre DJ. Quand Zack se retourna, Ox n’était plus là. Merde, faut pas que je le manque ! Il paya prestement son verre, puis s’éloigna dans la foule pour retrouver le DJ. Heureusement le célèbre Ox ne s’était pas trop éloigné de l’estrade, et était accoudé à un minibar en compagnie d’une fille aux cheveux bleus.
Zack tiqua. Il était sûr de l’avoir déjà vue… Il fouilla rapidement dans sa mémoire et trouva : l’arène de combat. Sur le moment il ne l’avait pas remarquée, mais en re-visionnant les rushs de la soirée il avait repéré en arrière fond cette silhouette féminine, rare dans un tel lieu, et sa chevelure à la couleur si caractéristique. Il s’approcha du couple (si c’en était un ?).

« Ox ? interpella-t-il, puis il se désigna : Zack, on s’est déjà parlé…
- Ouais, ouais ! J’me souviens, répondit l’autre du tac au tac. Comment ça va ?
- Euh…nickel, fit Zack en jetant un coup d’œil à la fille bleue.
- Oh ! réagit Ox, j’te présente ma pote Siècle, elle est très impatiente de te connaître !
Zack ne sut comment prendre cette remarque, et vit Siècle envoyer un coup de coude dans les côtes à Oxford qui pouffa.
- Salut ! dit-elle à Zack avec un grand sourire.
- Euh, salut. »

Donc ils sont potes, et elle est ‘impatiente de me connaître’…? nota-t-il avec une certaine naïveté. Mais il ne poussa pas la réflexion plus loin, car il devait se concentrer sur son enquête. Il s’accouda au bar :

« Dis-moi, Ox, l’autre fois on parlait d’Underscore…
- Ouais ?
- Et tu m’avais laissé entendre que peut-être tu savais qui c’était...
Zack nota que Siècle lançait un regard un peu accusateur à Ox.
- Les connaître ? Non, non… J’en ai entendu parler. Pourquoi tu t'intéresses à eux ? »

Zack haussa les épaules négligemment, le sujet semblait un peu épineux malgré l'air décontracté d'Ox. Il nota quand même au passage l’usage du terme « eux »… Ce qui veut dire qu’ils sont plusieurs.

« Ils ont tagué ma fac aujourd'hui, lâcha simplement Zack, un truc assez énorme. Du coup je suis curieux, je me demandais quel genre de gens c'était.
- Ah oui ! dit Siècle à Ox. Faudra que je prenne des photos pour te montrer ! C'est super ce qu'ils ont fait.
- T'as vu le tag toi aussi ?
- Of course, en plein sur la façade du hall, on peut pas le rater. Moi j'aime plutôt bien ce qu'ils font, j'vais p’t-être en parler dans mon dossier de fin d’année...
- Vous êtes dans la même fac tous les deux ? nota Ox en haussant un sourcil.
- Il semblerait ! admit Zack, amusé par le caractère bavard de Siècle, qui enchaîna :
- J'suis en illustration-graphisme moi. Mais si je continue à passer toutes mes nuits dehors, je vais rater mon année… !
Ox soupira.
- J'te l’ai dit : je me vexerai pas si tu viens pas m’écouter à chaque fois... !
Elle haussa les épaules et but un coup. Ox secoua la tête avant de se tourner vers Zack :
- En tout cas, ouais, pour Underscore on sait pas grand-chose... Ils sont discrets. Enfin, on suppose qu'ils sont plusieurs.
- C'est plus que probable, renchérit Siècle. Faire un tag de cette ampleur tout seul en une nuit, c'est juste pas possible... »

Zack hocha la tête. Il sentait confusément que Ox et sa copine en savaient plus qu’ils ne voulaient bien l’admettre. Il tenta une technique plus franche :

« Ok... À vrai dire, tu sais, je tourne un documentaire sur… "le monde de la nuit" disons. Et j'aimerais bien interviewer Underscore. Bien sûr ce serait à visage couvert, c'est juste pour avoir un témoignage. Vu qu'ils font pas mal d'actions très visibles en ce moment, j’me dis que ça peut être super intéressant.
Ox se gratta le bouc pensivement :
- Hum, c’est vrai que ça serait sympa d’en apprendre un peu plus, oui. Mais tu vas galérer à obtenir des renseignements. C'est pas le seul truc secret, ici...
Siècle acquiesça tout en se resservant un verre :
- La question est : y a-t-il seulement quelqu'un qu'on pourrait te conseiller qui en sait plus que nous ? Pas sûr ! »

Et elle but une gorgée.
Zack s’apprêtait à poser une question, mais Ox fut interpellé par des grands gestes que faisait l’autre DJ.

« Oups, désolé dude, faut que j’y retourne ! fit-il en donnant une tape amicale à Zack. J’te laisse avec Siècle, attention elle est dangereuse !
La concernée prit un faux air vexé et une moue boudeuse : Trop pas ! »

Se retrouvant seul avec la fille aux cheveux bleus, Zack se sentit soudainement un peu gêné.

« Bah alors, tu bois rien ? demanda-t-elle.
- Euuh, si si, j'ai déjà bu là-bas, une bière mais... Enfin je…
- Hey, détends-toi ! fit-elle en riant ; puis elle fit un signe au serveur. On dirait que t'as pas l'habitude d'être en soirée.
- Oh si, ça va… commença-t-il.
Mais en levant les yeux il remarqua que Siècle le regardait avec un mélange de tendresse et de désir et, soudain troublé, il respira un grand coup. Le serveur posa un verre devant lui.
- C’est juste que j’ai pas encore assez bu ! » acheva-t-il comme pour lui-même.

Et il but son verre cul-sec tandis que Siècle se marrait en le regardant.
Il avait complètement oublié Underscore.

Siècle fit couler son regard d'or de Zack à la scène, puis de la scène à la foule, et de la foule à Zack qui se faisait resservir. Un sourire tendre se dessina sur son visage alors que l'alcool détendait celui du timide jeune homme.

« T'as raison », lança-t-elle. «le contact est plus facile après quelques verres ! »

Une main se posa sur son épaule pour la saluer, elle se retourna vivement, échangea quelques mots et reporta son attention sur Zack.

« Au fait, t'es en quelle section du coup ? A la fac je veux dire »
« Cinéma », répondit-il en levant la tête vers elle.
« Oh ! Cool ! J'en connais aucun là-bas. Ils ont pas une super réputation chez nous depuis que deux ou trois bêcheurs nous ont traités comme des merdes, mais toi tu dois être différent si tu prends la peine de longer les égouts pour venir ici... »
« Ah ah, ouais, certains se voient déjà sur le tapis rouge. C'est le milieu qui veut ça je pense, le côté glamour... c'est un peu comme ceux qui se la jouent art conceptuel en arts-pla »

Siècle posa son verre et émit un rire sarcastique.

« Ah, ceux-là ! … sont cons. »

Zack afficha un sourire et but un coup, imité par Siècle qui ne lâcha pas la conversation :

« Et donc, t'avais un reportage à faire et t'as choisi les souterrains. C'est une bonne idée ! Mais pour ce qui est d'Underscore à mon avis, tu peux faire une croix dessus. »

Zack réagit vivement, soudain ramené à son enquête :

« Tu crois ? » demanda-t-il en retombant comme un soufflé, et il soupira. Siècle pencha la tête et perdit le sourire à la vue de sa miné défaite. Décidément, il était vraiment trop mignon celui-là !

« Ben... à moins que... »

Elle fit mine de réfléchir alors que le regard de Zack s'illuminait à nouveau.

« Non, j'suis sûre de rien, j'préfère pas te faire de fausse joie »

Elle plongea ses yeux dans ceux soudain très intéressés de Zack. Ils laissèrent passer un silence indécis d'un côté, suspicieux de l'autre, puis Zack inspira.

« Tss... j'suis sûr que toi et Ox' vous savez qui c'est. »
« Ah, si je savais... putain ! Je me ferai engager dans leur équipe tiens ! Non, le truc, c'est que j'ai peut-être une piste mais je ne garantis rien... »

Siècle regarda avec concentration l'alignement de bouteilles sous le néon de lumière noire derrière le bar.

« Faut que j'en parle à quelqu'un. Où j'peux te trouver à la fac ? »
« Euh, j'y suis pas souvent en master on a peu de cours. »

https://www.youtube.com/watch?v=Yp5GrOFXldc

Silence appuyé par la musique devenu lente et aérienne, répandant un vent d'automne dans l'atmosphère lourde de la salle. Siècle sentit Zack s'agiter alors qu'elle fixait à présent son meilleur ami caresser les cordes épaisses et souples de sa basse.

« Le mieux c'est peut-être qu'on échange nos numéros ? »

Elle tourna la tête vers Zack et sourit, puis tira son cellphone de sa poche.

« Bonne idée. De toute façon, je fous pas les pieds en section cinéma, moi.... En tout cas, s'il te manque un guide pour explorer les souterrains... »

Ils rangèrent leurs portables.

« Ben, j'ai déjà pas mal exploré mais pourquoi pas, si t'as des trucs à me montrer... »
« Mmmh... on a un cinéma, mais tu dois déjà le connaître. Ils récupèrent les versions non-censurées des films qui sortent en surface. Ça sert à rien parce qu'on les a sur theblackshorebay.ast, mais c'est rigolo le côté vintage avec les mecs qui recollent les bandes... »
« Ah oui, j'y suis déjà passé, c'est sympa mais le film était pas top ! »
« Moi j'y vais rarement, je préfère le cinoche en surface, mais ce que je préfère c'est les vieilles salles de Consortium avec mon cousin. »

Elle constata que Zack triturait son gobelet et sourit. Elle parlait d'une voix douce et calme, moins survoltée que d'habitude pour le mettre à l'aise.

« Tu as l'air nerveux, ça va ? »
« Oui oui ! » il sourit et baissa les yeux. « En parlant de ciné je voulais aller vir Into the Magic, demain... »

Siècle devina ses intentions et décida de lui simplifier la tache avec enthousiasme.

« Oh ! J'ai vu le trailer, il a l'air cool ! »
« Ça te dit ? »
« Pourquoi pas ?
« ...cool... »

Siècle soupira, tourna la tête et posa le menton sur son épaule en regardant la foule par en dessous, puis reposa ses yeux sur Zack.

« Je commence à me sentir étouffée, ça te dit qu'on remonte ? »
« Euh, d'accord... »

Siècle se leva, attrapa la manche de Zack et l'entraîna vers la sortie. Quelques minutes plus tard, ils émergeaient sur la Ceinture, tout à fait au bord de la Citadelle. Le vent tiède et sec les frappa et Siècle put enfin respirer à pleins poumons.

La vue était tout à coup saisissante. Le rebord de la citadelle tombait abruptement, révélant les collines de Range-Harbor depuis les quartiers illuminés de Consortium, tout proches, jusqu’aux environs sombres de Thalisma. Les quais se confondaient au loin avec l’eau sombre de l’océan qui brillait sous la lune.

« Ça me donne envie de sauter et de voler... » lâcha Siècle.

Debout derrière elle, Zack la regardait avec admiration.

« Mais bon, on va éviter, hein ! » rit-elle.

Zack sourit avec elle, et ils commencèrent à marcher au hasard dans les rues.
Zack regardait Siècle curieusement. Ce n’était pas la première fois qu’une fille se rapprochait de lui, il n’était pas complètement naïf, il avait vu son manège. Mais la manière dont elle se liait avec lui... C’était différent des autres filles, de Justine ou d’autres qui avaient voulu le séduire. Ces filles-là le draguaient lourdement, elles voulaient danser, s’embrasser, parler peu, au final s’envoyer en l’air dans un coin de la boîte sans trop savoir pourquoi. Les femmes c’est censé être sentimental, non ? Chercher le grand amour, la vérité des sentiments ! Tu parles. Des filles quelconques cherchaient un mec quelconque pour former un couple ressemblant à n’importe quel autre couple. Et de leur côté, les mecs n’en demandaient pas plus. Avoir une copine, baiser le samedi soir, passer le temps. Simplement avoir l’air : avoir l’air de s’éclater, avoir l’air de s’aimer, avoir l’air d’être heureux. Se dire qu’on n’est pas seul.

Non, c'est certain, Siècle est pas comme ça.

- J'me disais, fit Siècle, interrompant ses pensées. Tu vas toujours tout seul dans ce genre d’endroits ? J’veux dire, comme le sous-sol ?
- Euh...Oui, pourquoi ?
- C'est courageux, pour quelqu'un qu'est pas habitué.
- Bah…. ! Maintenant ça fait environ deux mois que je tourne dans "l'underground", on s’habitue. Au début, admit-il avec un rire un peu nerveux, c’est vrai que j’avais un peu la flippe. Y’a des mecs qui ont des gueules pas forcément avenantes…
- Ahah, c’est vrai !
- Mais finalement, reprit Zack, y’a tellement de trucs géniaux à voir qu’on devient quasiment accro.

Siècle hocha la tête avec un sourire.

- C’est tout à fait ça. Ox, moi et d'autres potes à nous, ça fait cinq ans qu'on y traîne… et on a pas encore tout vu !
- Cinq ans? T'as quel âge?
- Dix-neuf, dit-elle, et elle ajouta devant l’air étonné de Zack : Oui, je sais, j’ai commencé jeune à traîner où il faut pas ! Et toi, t’as quel âge ?
- Vingt-deux.
- T'as des frères et soeurs ? enchaîna-t-elle immédiatement.

Zack sourit. La question était un peu enfantine, il trouva ça mignon.

- Une sœur jumelle et un grand frère.
- Une jumelle ! Et un grand frère, c'est cool ! Tu devais pas t'ennuyer quand t'étais gosse au moins.

Zack réprima un sourire amer, le souvenir de Ash lorsqu’ils étaient enfants n’était pas forcément le plus agréable à convoquer.

- Moi j'suis enfant unique, poursuivit Siècle, mes parents sont trop occupés, c'est pas le genre de couple qui devrait avoir des gosses. J'suis quasiment toujours seule chez moi, et puis bon, disons, qu'Oxford est un peu mon grand frère, et que sa famille est aussi un peu la mienne... Et puis y a les cousins, ils ont plein d'enfants, c'est des tech’s complètement barjes, je vais souvent chez eux, et...

Elle se tut tout à coup en rosissant.

- Désolée, je parle trop.
- Nan, pas du tout ! C'est intéressant : j'ai pas de famille d'autres castes, moi...

Siècle eut un grand sourire, et reprit de plus belle :

- C'est n'imp' ma famille. Les cousins de ma mère sont tech, mon arrière-grand-père était mage, j'ai hérité de lui. Du côté de mon père ça remonte chez les alchis nérigons... Il parait aussi que j'ai une demi-sœur néféri, mais ça c'est un sujet qui fâche haha !

Zack rit.

- Attends, fit-il, t'as dit que t'avais hérité de ton grand-père mage? Genre t'as des pouvoirs?

Elle éclata de rire en levant la tête vers le ciel. Puis elle fut soudain songeuse.

- Oui. Mais c’est quelque chose d'étrange que je ne maîtrise pas...
- Ah ? Mais… quel genre?
- Le genre thaumaturge... Je... en fait, accidentellement, quand je me retrouve confrontée à quelqu'un ou quelque chose, aussi anodin soit-il, j'ai... heu...

Elle inspira un grand coup.

- Tu vas te foutre de ma gueule si j'te le dis.
- Mais non.
- Ok. Bon, en fait, quand je me retrouve confrontée à n'importe quoi, je peux voir par flashs le passé de cette chose ou de cette personne... ou bien l'avenir. Ça dépend... c'est aléatoire et accidentel, et ça fait très mal à chaque fois...

Zack hocha la tête, compréhensif. Ça semblait si étrange, cette idée de pouvoir accéder à un autre espace-temps. En tout cas le sujet semblait douloureux pour Siècle, alors il demanda doucement :

- Ça t’arrive souvent?
- Parfois… La dernière fois c’était il y a quelques semaines... Je suis passée devant Holsteen Street. Tu sais, par curiosité... Mes doigts ont effleuré la bande jaune de la police et… Je me suis réveillée à l'hôpital.
- Waw… Et t’as vu quelque chose ? Au sujet de l’attentat ?
- Pas vraiment… C’était essentiellement… une grande souffrance, physique et mentale. Une impression qui m’a envahie. Quelques flashs, des images… Mais surtout la souffrance.

Zack ne savait pas quoi dire. Elle rit nerveusement, puis tourna un large sourire vers Zack tout en se mettant à gambader sur le trottoir.

- Allez, parlons de choses moins graves ! dit-elle en s’accrochant à un lampadaire pour se laisser tourner autour. T'as une copine ?
- Euh… commença Zack, pris de court, s’arrêtant au milieu de la rue. Non.
- Cool ! fit-elle en riant comme une gamine. Tu m'autorises à tenter ma chance alors ?
- Ben…oui.

Il hochait la tête, incapable de retenir un sourire idiot.

- Non mais dis pas "oui" pour me faire plaisir hein, j'vais pas me vexer !
- Non non, j'te jure... ! C’est pas pour te faire plaisir. Enfin si, aussi, mais…

Elle pouffait devant son embarras.

- Rah ! se reprit-il en secouant la tête. J’en ai marre d’être…
- Timide ?
- Euh, j’allais dire con. Mais oui, timide aussi. »

Il se détourna, un peu mal à l’aise devant le regard malicieux qu’elle lui lançait.

- Attends... dit-elle en s’approchant.

Elle s’avança vers lui, tendit le bras vers son visage, et le fit pivoter vers elle. Du bout des doigts elle souleva son éternelle mèche de cheveux.

- Je me demandais si tu cachais une base secrète intergalactique là-dessous, mais en fait, c'est juste un œil ! »

Il esquissa un sourire timide. Puis osa finalement rencontrer son regard.
Elle souriait et ses yeux étaient brillants. Il avait terriblement envie de l’embrasser. Il n’avait aucune idée de comment s’y prendre, ni de si c’était le bon moment, ni de si c’était une bonne idée.
Avant qu’il ait pu se résoudre à quoi que ce soit, elle l’attrapa par la main et l’entraîna à marcher dans l’obscurité.

« Si ça se trouve ton œil, fit-elle songeuse, c’est vraiment un machin bionique. Peut-être que y’a les images du film du siècle dedans !

Il s'amusa discrètement au mot ‘siècle’.

- Ah, ça me soule ! pouffa-t-elle. J'fais toujours des jeux de mots pourris sans l’faire exprès avec mon prénom de merde, là.

Zack se marra.

- J'osais pas le dire !

Elle éclata de rire.

- J'veux dire, se reprit-il, j'osais pas faire le jeu de mots. J’le trouve très bien ton prénom. »

Elle sourit en tirant la langue, puis s’éloigna en sautillant vers un petit square sur lequel débouchait la rue. Bientôt elle fut à cheval sur l’une des extrémités d’une balançoire tape-cul, et exigea que Zack s’asseye en face. Il rechigna d’abord, puis obtempéra sous la contrainte. L’instant d’après ils rebondissaient en rigolant comme des gosses.
Zack ne s’était jamais senti aussi bien.