Toutes les feuilles sont tombées des arbres. Ash marche sur le bitume froid et sec. Il presse le pas jusqu'à son taxi.
Dix minutes plus tard, il en descend devant son QG de campagne.
Depuis quelques mois il a été propulsé d'un coup sur le devant de la scène. À son propre étonnement, c'est sa rupture avec son père qui a déclenché son ascension : cela a fait venir à lui des gens qu'il intéressait, mais qui évitaient de l'approcher tant qu'il était associé au vieux Trevor O'Graham – image trop poussiéreuse, trop conservatrice. Débarrassé de son père et du RCP, Ash est moderne à souhait, un candidat idéal. Il a vite pris de l'assurance. Mais ce matin il ne sait plus vraiment ce qu'il veut.
S'il est élu, il sera le plus jeune maire de district de l'histoire de la Citadelle. Il tend un billet de vingt au chauffeur qui s'en va, et lève les yeux sur le building qui abrite son équipe. Dix-sept personnes attachées 24h/24 à sa petite personne, planifiant sa vie, ses déplacements, ses paroles. Il faut qu'il soit parfait aux yeux du monde, au moins jusqu'au jour du scrutin. Alors ils gèrent son image comme une petite entreprise. Ils travaillent sur chaque détail de son allure pour dégager du bénéfice popularité, sur chacune de ses actions pour augmenter sa visibilité dans l'espace public... Lui qui a pourtant toujours aimé jouer de son apparence, il en est presque fatigué. L'apparence, c'est intéressant quand il y a quelque chose à cacher derrière. Mais là ? Rien ! Il n'a même plus de place dans son emploi du temps pour ses extras habituels. Sorties, soirées... Un putain de plan cul, merde, ça serait trop demandé ! Il hésite une seconde, il sait que ça serait stupide. Sur l'écran de son uPhone, son pouce a fait glisser le répertoire jusqu'au numéro de Daniel. Un adultère gay à la veille de l'élection. « Ça serait fendard » aurait dit Seth. Encore un type qu'il n'a plus le droit de fréquenter, pour le bien de son image. Comme si le grand public en avait quelque chose à foutre de son amitié avec un geek ayant d'obscurs démêlés avec la justice du copyright. Ceux que ça intéresse vraiment sont parfaitement capables de retracer le lien entre eux, même s'ils ne se parlent plus, ne serait-ce que via Calypso.
Les portes tournantes de l'immeuble s'activent et laissent sortir Marion. C'est sa directrice de campagne. Il range rapidement son portable. Elle le fixe, bras croisés. « Ça fait cinq bonnes minutes que t'es planté là comme une statue, monsieur le penseur. Tu comptes venir bosser ou faut que je te traîne à terre par le col de ta chemise à 500ast le bouton de manchette ? » Il soupira, bouffée de vapeur dans l'air froid, puis la suivit à l'intérieur. Tentative de réappropriation de ma propre existence : échec.
Dans les couloirs du QG, au neuvième étage d'une tour, le duo des chefs trace à grands pas en direction de la salle de réunion. Bruno le stagiaire les rattrape, un gobelet de café dans chaque main. Ash ne daigne pas prendre le sien, il en a déjà bu chez lui. Marion, elle, boit d'une traite et refile aussi sec le gobelet à Bruno, qui décroche pour chercher désespérément une poubelle.
« On a quoi ce matin ? demande Ash.
- T'as lu Cité...
- Pas vraiment.
- Quoi, sérieux ?... Merde, t'as un smartphone, gamin. Et tu sais lire, en plus ! Tu fais quoi de tes 10mn de taxi le matin ? Tu regardes le paysage ?
- Ouais, j'aime bien la couleur du ciel en hiver.
- Très marrant, gamin. Très, très marrant. »
Ils déboulent tous les deux dans la salle de réunion. Aux yeux des autres, ils sont un peu une tornade à deux têtes. Ils passent leur temps à se prendre le bec mais au fond ils ont cette connivence qui se noue spontanément entre esprits intelligents. Tous deux sont vifs, ambitieux, directifs et intransigeants. Pourtant, ils ont deux parcours frontalement opposés. Elle a un peu plus de 35 ans, et derrière elle une brillante carrière de marionnettiste, cachée dans l'ombre de toutes les grandes réussites politiques de ces dernières années. Quant à lui, dix ans de moins, il s'affiche en pleine lumière sur le devant de la scène. La dynamique fonctionne. Parfois il se demande s'il ne ferait pas mieux de faire comme elle, de jouer les Talleyrand dans les coulisses du pouvoir. Ça doit être plus tranquille. Mais j'aime trop les paillettes.
La réunion s'ouvre sur le compte-rendu de l'article paru dans Cité : c'est l'un des journaux les plus influents de la Citadelle, défavorable au RCP, et qui continue malheureusement à associer Ash à ce parti, celui de son père, malgré sa candidature « sans étiquette ».
Ash se cale dans son siège, patient, s'attendant à entendre un énième coup bas de son adversaire, ce cher Fabrice Lambert. La semaine dernière il l'a attaqué au sujet de sa jeunesse inexpérimentée (des allégations bien vite démenties par son CV), il a sûrement trouvé autre chose aujourd'hui. Le responsable presse, Eliott, affiche le site du journal Cité sur l'écran de la salle de réunion et annonce la couleur :
« Page d'accueil, troisième position : “Ash O'Graham, le candidat pas vraiment indépendant”. »
Ash soupire. Il va encore falloir rabâcher l'évidence. Eliott détaille :
« Ils mentionnent tous vos liens possibles et imaginables : avec le RCP et votre père évidemment, mais aussi vos autres fréquentations, le PL, les groupements étudiants dont vous faisiez partie à la Fac, etc, etc... Leur conclusion c'est que votre choix d'être « sans étiquette » n'est dicté que par la mode des candidats indépendants, et qu'en réalité vous êtes lié de près à certaines idéologies, à certains groupes clairement identifiables. »
Ash soupire encore. Marion lui lance un regard, pour voir s'il veut prendre la parole, mais il se contente de hausser les épaules. Elle se lève :
« Le but c'est de répondre en partant de leurs propres arguments : oui, comme tout homme politique, Ash O'Graham a des liens avec d'autres hommes politiques. Mais la liste est longue, diversifiée. (à Ash) Tu n'as pas des liens qu'avec le RCP (il confirme d'un mouvement de tête désabusé, la bêtise étroite des journalistes l’agace.) Bon, eh bien il ne reste plus qu'à le montrer. Et d'ailleurs ils l'ont dit eux-mêmes ! (Elle se tourne à nouveau vers l'équipe.)
Ce qui doit ressortir de notre riposte c'est : “indépendant” ne signifie pas isolé, Ash O'Graham est lié à divers groupes, certes, mais justement, il ne se reconnaît dans aucun d'eux de manière exclusive. Sa candidature indépendante n'est pas un vœu pieux de solitude politique, mais au contraire une volonté de synthèse entre plusieurs influences. (L'assemblée approuve de hochements de tête, prend des notes.)
Stratégie : on ne fait pas de démenti en réaction explicite à Cité, ça ne ferait que faire de la pub à l'article d'origine. Il faut simplement couvrir leur rumeur par la nôtre, démontrer notre point de vue par l'exemple. Je veux un historique enrichi du parcours de Ash, avec mise en avant de ses relations variées. Je veux aussi des photos, avec des gens de tous bords, et des nouvelles connexions sur Résocia et Swirl. Et, évidemment, je veux des éléments de langage pertinents : et pas dans deux heures ! sur mon bureau, dans dix minutes. Sans ça on va nulle part.
Chacun sait ce qu'il a à faire ? Presse, documentation, réseaux sociaux ? Discours et image ? »
Chaque membre de l'équipe acquiesce, achève de prendre des notes sur sa tablette tactile, ils échangent quelques mots pour se répartir les tâches puis remportent leurs affaires vers leurs bureaux.
Ash reste seul avec Marion. La salle de réunion est soudain calme. Marion hoche la tête pour elle-même, satisfaite, elle passe mentalement en revue sa stratégie pour vérifier qu'il n'y a pas de faille tout en récupérant sur la table un gobelet de café pas fini pour le vider d'un trait.
« Dans les jours à venir, va falloir que tu t'affiches avec des gens très différents les uns des autres », spécifie-t-elle à Ash sans vraiment le regarder.
Lui est las de tout ça. Il souffle un « mouais » désabusé et se cale au fond de son fauteuil en cuir qu'il fait pivoter vers la baie vitrée. Marion se tourne vers lui et fronce soudain les sourcils, stupéfaite.
« Merde ! lâche-t-elle comme si elle venait de découvrir un problème réellement inquiétant. T'aimes vraiment la couleur du ciel en hiver. »