Misha se baladait tranquillement non pas sur le trottoir mais sur la route, les mains dans les poches. Il était environ 23h. La grande avenue était encore parcourue de voitures de luxe des gens de la nuit. Tout était éclairé par les lumières des façades des cabarets, des cinémas, des diners-spectacles et autres boutiques nocturnales.

Djazz s'arrêta à un feu rouge un moment, regardant les passants distraitement. Le feu passa au vert, elle redémarra en trombe.

Sifflotant, une clope au bec, peu soucieux des flaques d'eau dans le caniveau, Misha continuait à marcher. La pluie qui était tombée dans la journée avait laissé cette partie de la ville rafraîchie, comme renouvelée. L'odeur d'humidité se mêlait à la fragrance métallique que dégageait le quartier. Les bouches d'égout exhalaient fumée et bruits pétaradants.

- Tralala…

Djazz vit dans ses phares une silhouette traverser pile devant elle. Elle braqua et entendit un bruit sourd, comme si quelque chose avait heurté les pare-chocs. Elle enclencha les warnings et descendit immédiatement.

Misha ne ressentit rien, mais il vit qu'il partait, que le sol se rapprochait de plus en plus de lui. Il percuta le goudron, fit un rouler bouler et finit au milieu de la route. Les autres véhicules évitèrent la silhouette de peu, laissant échapper bruits de klaxon et jurons agressifs.

Djazz se précipita vers l'accidenté tandis que des badauds s'arrêtaient, plus curieux qu'inquiets. Il s’agissait d’un homme, blond, fringué comme un vagabond. Elle s'accroupit et lança :

- Euh, monsieur ? ça... euh, ça va ?

Misha resta affalé sur le sol, les bras en croix, le regard pointé vers le ciel. Une tête aux courts cheveux blonds apparu dans son champ de vision. Il pressentit que ce qu'il venait de vivre avait dû être un choc terrible, d'une extrême violence, et pourtant... seul le sang qui commençait à couler d'une plaie à la tête était la preuve de cette réalité. Il toussa et du sang se retrouva sur son menton.
Djazz remarqua le sang qui coulait mais l'homme se contenta de rester allongé à fixer le ciel noir. Elle en déduisit qu'il devait être sacrément sonné. Elle aurait pu le tuer ! Légèrement oppressée par cette pensée, la jeune femme parla à nouveau :

- Vous m'entendez ?

"Mmhhh... j'crois que j'suis pas bien, j'suis pas sûr"

Djazz fronce un sourcil.

"Pas sûr ?..."

Elle regarde son pare-choc, puis l'inconnu.

"Well, vous êtes coriace alors. Vous pouvez vous lever ?"
"Euh"

L'homme tenta une contorsion, leva un sourcil, fronça du nez.

"Chais pas... vous pouvez m'aider ?"

Il cligne des yeux, se lèche les lèvres et tend une main vers Djazz. Celle-ci phase un peu avant de précipiter ses bras vers sa victime.

"Oh ! ah, euh..."

Elle regarde les doigts visiblement cassés du blond, les multiples contusions et hésite à le faire bouger; il ne s'agirait pas d'aggraver son cas avec une mauvaise manipulation.

"Ouais"

Elle se décide, saisit fermement le bras de l'homme et le tire vers elle. Il lui semble léger comme une feuille, et il a l'air surpris par sa force. Par contre, il ne semble pas souffrir. Il tente de se stabiliser, vacille puis retombe. Un sourire piteux révèle des dents de la chance. Djazz trouve cela plutôt cool.

"Ouuuh... j'crois que j'dois voir un toubib, eheh."

Djazz s'accroupit à nouveau près de lui.

"J'ai p'têt un truc de cassé en bas, aussi."

"Un... ouais, ben tu le sauras en posant les pieds par terre. Allez, agrippe toi à mon épaule."

Djazz parlait sans douceur et sans même prendre la peine de sourire, mais pour cet étrange bonhomme blond au sourire fendu qui ne pesait pas plus lourd qu'un bout de tôle, elle se sentait étrangement responsable et... attendrie ?!

...bref. Elle l'aida -ou plutôt le traîna jusqu'au siège passager de sa voiture, l'installa avec autant de délicatesse qu'elle pouvait fournir (ce qui signifie que l'accidenté aurait du hurler de douleur, mais il n'en fut rien), puis en faisant le tour pour se remettre derrière le volant ne manqua pas de vérifier l'état de sa carosserie à l'endroit du choc. Un regard de rottweiler énervé en direction du trottoir finit de disperser les badauds plus curieux qu'inquiets du sort du vagabond, puis elle démarra.

"J'ai besoin d'un verre..."

Djazz jeta un coup d'oeil à son passager.

"Y a une flasque dans la boîte à gants. Je sais plus c'que c'est mais ça devrait te remonter. Sinon, sers-t'en pour désinfecter."

Il ouvrit, loucha, saisit la flasque et après en avoir reniflé le contenu engloutit une rasade.

"J'crois que ça fait du bien"
"Ouais. Je t'amène à l'hôpital."
"Oh non ! pas l'hôpital !!" couina le blondinet. "Il vont encore essayer de me disséquer !"

Il s'agita sur son siège.

"Te di... pourquoi, t'es une chimère ?"

Djazz adressa (enfin) un sourire à son accidenté.

"Ha ha, t'as l'air au courant de plein de choses. Nope, je suis pas une chimère, mais des fois je me demande... Tiens, on va faire une expérience, gare-toi deux minutes !"
"Heu, fouais mais tu pisses le sang (sur mes sièges en cuir)"
"Allez, ça va être rigolo !"

Circonspecte, Djazz freine sur une place de parking le long de la route.

"Allez, appuie sur mon genou !"
"Il est amoché ton genou"
"Touche, vas-y !"
"Ben, pour une fois que quelqu'un me demande d'aggraver ses blessures..."

Djazz donne un coup dans le genou, suivie de son cobaye qui se met à donner des coups de doigt sur chacune de ses côtes fêlées.

"Tu vois ? J'sens rien."
"Woah... t'es cyborg alors ?"
"Ben non, tu vois, je saigne, jsuis humain." répond-il d'un air tout fier.
"Mhh, ah ouais..."
"J'ai une sorte de maladie"
"Tu sens pas la douleur ?"
"Ouais, en fait je ressens rien tout court. Donc des fois c'est un peu nul. Mais on s'habitue..."
"Tu... ressens mais, rien du tout ? ni le vent, ni tes vêtements, ni le sol ?"
"Ouais."
"Mmhhh"

Djazz les yeux dans le vague tente d'imaginer ce que ça peut bien faire, de ne pas ressentir l'éther en aérojet, ni la poigne de Billie sur ses épaules, ni les coups d'épaules et les croche-pieds de JL... Mais en même temps, ne pas sentir la douleur... pas mal, pas peur ! Intéressant... ne sachant trop quoi penser, elle se tourne vers lui.

"J'vais t'amener à l'hospice, au moins. Je tiens à ravoir mes sièges. Et là-bas ils n'ont ni le temps ni les moyens de penser à te disséquer."

- On devrait aller vite à l'hospice, sinon tu vas me dégueulasser le cuir des sièges.

- Ah bon ? J'ai une sale gueule là ?

Djazz éclata de rire. Elle remit le contact et commença à rouler.

- Ouais t'as une sacrée sale gueule !

Le vagabond fit une moue désabusée. Ses pensées restaient figées sur le mot « hospice » qui ne lui inspirait vraiment rien de bon.

- Tu connais pas quelqu'un qui pourrait panser mes plaies dans le coin ? chouina-t-il en tournant la tête vers elle. J'aime vraiment pas ce genre d’endroit.

- Si tu tiens vraiment pas à y aller, je peux t'installer dans mon canapé et voir avec ma voisine ce qu’elle peut faire pour toi. Elle est guérisseuse.

La jeune femme enchaîna sur un ton plus ironique :

- J’espère que t'as rien contre les guérisseurs un peu louches.

- Non ça me va ! répondit Misha avec un grand sourire enchanté. Roule ma poule !

Assurée au volant, Djazz roulait de plus en plus vite, ce qui ne dérangea pas Misha plus que ça, bien au contraire, et alors même qu’il venait de se faire renverser par une voiture. Le vent provenant de la fenêtre ouverte lui rappelait la houle marine, même si l’odeur tenait plus de l’essence que de l’ozone.

- C'est genre, une dystrisianne avec des perles dans les cheveux.
Misha sentit soudain une montée de bile dans l'œsophage. Il se pencha pour cracher par la fenêtre.

- Ah ? Cool. j'crois que je vais m'évanouir.

Djazz se mit à ralentir au milieu de rues étroites, illuminées et colorées, puis elle se gara en bas d'un escalier en bois qui passait entre deux hautes maisons à colombages.

-  Courage mec ! On y est.

Elle l’aida à sortir de la voiture et le soutint sur ses épaules qu’il découvrit assez musclées. La montée des escaliers fut pénible, heureusement rapide grâce à l’efficacité de la jeune femme. Misha manqua de peu s'étaler sur une marche. Arrivés à son palier qui surplombait de quelques mètres la rue, Djazz  fit assoir Misha près de la porte pour chercher ses clés. Eblouit par la lumière qu’elle alluma soudain, Misha s’étala de tout son long sur le sol.

- Ptain… maugréa Djazz en le relevant. T'es léger toi, tu bouffes pas assez.

Misha loucha sur les bras de camionneur de Djazz.

-  Ahahaha. Je sais plus trop quand… j’ai mangé la dernière fois, en fait.
Elle l’allongea sur le canapé.

- Pas bouger, je reviens de suite.

Quelques minutes s’écoulèrent puis Djazz réapparu avec la guérisseuse.

- Je vous laisse, j'ai un coup de fil à passer.

Djazz alla s’asseoir dans sa chambre, laissant Misha seul avec la guérisseuse. Le vagabond resta immobile tandis que la guérisseuse l'auscultait, une grande femme à l’allure sèche dont les perles des cheveux cliquetaient à chacun de ses mouvements. Il observa en détail l’appartement de Djazz qui aurait pu ressembler au sien s’il avait eu de l’argent et s’il avait été cyber.