[La Cathédrale]
Sirius avait toujours trouvé la cathédrale de l’Ordre impressionnante. Il ne se lassait jamais de contempler sa beauté, malgré le nombre incalculables d’offices auquel il avait assisté ces dix-sept dernières années. La voute de granit rassurait par son immensité protectrice, et les vitraux aux scènes glorieuses éclairaient l’endroit de mille couleurs chaleureuses, comme autant de lances de lumière. La cathédrale était plongée dans une obscurité apaisante, bienfaisantes ténèbres pourtant chassées par des cierges aux flammes immobiles, telles figées dans le temps. Au cœur de la nef se tenait l’autel de cérémonie, trésor d’artificier fait d’or et de marbre ciselé. En dessus étaient suspendues les bannières de tous les héros de l’Ordre, splendeurs brodées, reliques saintes, histoire de Cehemoth. La plus récente d’entre elles représentait le Grand Maître Sélène et son Aeddan prestigieux, pourfendant le maléfique Natalahan.
Nul bruit ne se faisait entendre dans l’édifice, si ce n’était le long psaume du chœur qui, bien que composé d’êtres de chair, semblait faire partie de l’édifice, tout comme l’odeur d’encens, le seul et unique parfum des sanctifiés. Une telle atmosphère bénie ne pouvait qu’inciter au recueillement, en particulier ce jour-ci, instant qui résonnait dans l’éternité lorsqu’un acolyte recevait le brassard de l’Ordre et rejoignait ses rangs. Tous étaient présents dans la cathédrale, hormis les glorieux combattants qui honoraient Elshaana au cours de leur lointain périple. Tous les invocateurs étaient présents, acolytes, chevaliers, honorables maîtres et leurs djinns, une foule aussi impressionnante que silencieuse, champ d’armures rutilantes, de fourrures, de plumes et d’écailles, hérissé de longues lances et de fiers fanions.
Le futur chevalier, Gérard de Roux, accompagné de son maître, légèrement en retrait, traversait la nef en son allée principale, qui fendait la foule en deux. L’allure de l’aspirant était fière ; son pas assuré. Sirius le savais car c’est cet unique sentiment qui l’avait habité des années auparavant.
Son excitation avait grandi, à chaque pas qui le rapprochait du Grand Maître Isadora, incarnation vivante de l’Entité créatrice Isildra : autant de puissance et de compassion en une seule et même créature. Tout comme de Roux, il s’était incliné devant cette femme magnifique, la Dame Harpie dont la beauté, à nulle autre pareille, éclipsait le chagrin le plus profond. Tout comme lui, il avait récité à haute voix ses litanies d’engagement ; sa mémoire parlait pour lui, car à l’époque tout comme alors, il ne pensait qu’au sourire de sa Dame. Isadora avait alors dégainé sa noble épée nimbée de flammes, et l’avait posée sur ses deux épaules. Après cela, comme le voulait la tradition séculaire, elle l’avait embrassé sur les lèvres ; Sirius n’avait pas de souvenir de ce moment, pas de parfum ni de saveur, seulement une impression fugace d’avoir franchi le seuil du Paradis. Puis vint la colée, le moment ou nul de doit flancher. De Roux encaissa le soufflet, et son visage dévia légèrement. Sirius sourit, car lui n’avait pas bronché d’un pouce lorsque la peau d’Isadora avait sanctifié sa chair ; il ne l’avait pas quitté des yeux alors qu’elle le giflait, et cru même déceler une nuance de satisfaction sur ses lèvres. Le Maître Sélène, la Tueuse de Démons, présenta à Isadora l’épée de Gérard (Sirius se rappela que la Dame Harpie s’était attardée un instant pour contempler Vodekan) ; celle-ci la prit avec douceur et la tendit au nouveau chevalier-invocateur. Alors que Gérard de Roux se retournait et brandissait son épée pour saluer ses nouveaux camarades, Isadora parla. Sa voix résonnait comme du nectar aux oreilles de Sirius.
« Voici venu le jour du chevalier Gérard de Roux ! Puisse sa vie honorer Elshaana, puisse sa mort le couvrir de gloire ! »
Sirius murmura du bout des lèvres ces paroles qu’il connaissait par cœur. Même dans la joie, un chevalier de Cehemoth reste digne ; les hampes des lances et bannières heurtèrent le sol par deux fois, tout comme les poings frappèrent les plastrons, un bourdonnement aussi bref que puissant, qui élève l’âme et étreint le cœur.
Lorsque Sirius sortit de la cathédrale, la nuit avait déjà enveloppé la citadelle sous un profond voile d’ombre. Au loin, il vit Andreas qui l’attendait, flanqué de son gigantesque loup roux aux crocs d’acier. Bien que Sirius soit revêtu de son armure, son compatriote et ami le dominait par sa taille colossale et sa carrure qui l’était tout autant.
« Sirius ! hurla Andreas, peu discret comme à son habitude. Comment tu vas, le balafré ? »
Le chevalier leva les yeux au ciel, faussement exaspéré. Andreas avait autant de subtilité qu’un rhynadon, et la piété d’un poivrot. Mais c’était un combattant exceptionnel et, avant toute chose, un ami fidèle. Sirius lui confierait sa vie sans hésiter. Il sourit, et donna une puissante accolade à son ami, qui ne broncha même pas sous ces cent-quarante kilogrammes de muscles et d’acier.
« Toujours aussi discret à ce que je vois, plaisanta Sirius. Ta voix porte jusqu’au fond de la nef, brute dégénérée! »
« C’est enfin fini tes bondieuseries ? Ou tu comptes tabasser les chimères à coups de bréviaire ? »
« Un peu de respect l’ami, se moqua Sirius. Et n’emploie pas des mots trop compliqué, cela ne te sied guère. »
« Va te faire foutre, moinillon ! »
Terreur bondit de l’épaule de Sirius et voleta gaiement vers Andreas, sous l’œil attentif du loup roux ; le colosse saisit une pierre à ses pieds et la lança au djinn. Le projectile décrivit une cloche et termina sa course dans le gosier du dragon. Rien ne pouvait résister à l’estomac d’une vouivre infernale.
Les deux amis parlèrent pendant un long moment. Andreas lui apportait essentiellement des nouvelles du pays, et de sa famille qui le saluait. Sa jeune sœur Petra avait pris la tête du clan Perlebrume depuis longtemps déjà et le menait d’une main de fer. Ses capacités de téléportation avaient évolué de manière exponentielle, à tel point que l’on murmurait que seul Sirius était en mesure de l’affronter. Elle était le nouveau héros des Perlebrume ; lui, la légende dont les pères racontent les exploits à leurs enfants. Sirius n’était plus un héros, ni un champion ; il faisait désormais partie de l’histoire et ses prouesses avaient été sculptées sur les murs de la Grande Salle du clan.
Le Maître Sélène finit par les rejoindre, accompagnée de son dragon béhémoth aux écailles de marbre et de son djinn en forme de lapin, qui alla se percher sur la tête du loup. Les trois créatures finirent par se lancer dans une course poursuite infernale, version bestiale de « Attrape-moi si tu peux », le jeu préféré des enfants. Les deux chevaliers-invocateurs avaient projeté de se rendre sur Ekthranexos afin de s’approprier de nouvelles chimères, en prévision des conflits à venir. Décision prémonitoire en vérité. Le véritable objectif de Sélène était un mystère, mais le simple fait qu’elle lui accorde l’exclusivité de sa compagnie suffisait à Sirius. Les questions embarrassantes n’avaient jamais fait partie de l’arsenal du chevalier de toute façon.
Quant à lui, sa raison était pragmatique, et bien plus personnelle. Il cherchait, une fois pour toute, à vaincre sa crainte naïve des monstres insectoïdes. Dans ce but, il souhaitait rencontrer en Ekhtranexos une créature de ce type qui lui correspondait le mieux. Il l’avait trouvée parmi les croquis du bestiarium de la Grande Bibliothèque de la Citadelle. Son nom : le Scarabée Hercule. Une fois cette puissante bête en sa possession, Sirius aurait enfin vaincu cette peur ancestrale qui biaisait sa fierté depuis si longtemps.
Scarabée Hercule, phobie à pattes
Pour commencer, Sélène n’avait pas jugé bon d’intégrer dans l’équipe un maître de la terre impulsif et peu disposé à faire preuve de discipline, mais c’était finalement laissée convaincre par les arguments de Sirius. Elle enfourcha son dragon avec adresse. L’espace d’un instant, Sirius croisa son regard dans lequel il lut un mélange résolu de tristesse et de haine qui ne lui ressemblait pas. Quelle espèce de fantôme allait-elle retrouver dans la jungle hostile d’Ekhtranexos ?
L’air se troubla lorsque les mots invocateurs prononcés par Sirius ouvrirent les flux magiques, et deux créatures se matérialisèrent à ses côtés. La première était sa monture ailée, l’autre une chauve-souris suffisamment imposante pour transporter l’élémentaliste et le fauve sur son dos. Ignorant Andreas qui mimait la poitrine de Sélène à pleines mains, Sirius talonna sa wyverne. Les trois montures déployèrent leurs ailes majestueuses, prirent leur envol vers Ekhtranexos, là où leurs maîtres recherchaient combat, gloire et mystère.
Wyverne naine, œil de lynx et flair de limier