Nous sommes vendredi soir, Holynn ouvre son armoire et tire une robe pauvre vert céladon. Elle l'enfile rapidement et pince ses cheveux à l'aide d'une broche en jade. Elle faufile ses pieds dans ses bottes de suédine et claqua la porte la veste au bras.


Elle s'assit à la place du fond et regarda autour d'elle, les jambes croisées et la main sous le menton. La pièce était occupée par deux trois femmes défraîchies et quelques hommes rubiconds au rire gras. Une petite lampe de table diffusait à travers son abat-jour une lumière striée qui sectionnait le papier peint olive en milliers de rayures sombres.
Une garçonne au corset rouge lui proposa ses services et Holynn demanda à cette occasion une liqueur verte. Un homme blême s'avança et retira son cigare avant de la saluer. C'était Monsieur Zagan qui s'attendrissait de la voir tous les vendredis soirs avec toujours douze minutes d'avance. La bonne Madame Ernestine hâtait de s’approcher après avoir aperçu Holynn assise dans le fond. Elle laissa apparaître son visage boursouflé dans la lumière et entama la conversation. Sa chevelure blondie discordait avec ses yeux de cendre et son teint farineux. La grosse femme connaissait Holynn depuis peu mais avait déjà étalé jusqu’au moindre détail sa vie interlope. On annonçait le début du spectacle, Ernestine recula et rejoignit un homme rosâtre avec qui elle avait surement sympathisé dans la soirée.

Holynn s’enfonçait un peu dans sa chaise, elle entend :


« Excusez-moi mademoiselle »


Un visage sombre la regardait.

La jeune fille le fixait d’un air vaguement incrédule. Son visage était long et pâle, encadré de cheveux sombres plus ou moins bien rangés dans une coiffe à fleur exubérante, en outre ses yeux étaient d’un gris clair délavé et fantomatique somme toute effrayants. Elle n’avait rien de Jezekel. Elle portait une lourde robe verdâtre aux fioritures expansives et vulgaires, Esteban songea qu’a une époque lointaine il l’aurait sans doute trouvée un peu ridicule quoi que pas forcément laide. La jeune fille esquissa un léger mouvement impatienté de tête.

« -Vous êtes Holynn Harvestone ? »
Il peinait à dissimuler cet accent qui ne l’avait jamais vraiment quitté qu’à l’Académie sous les coups de règle de ses professeurs. La réponse de l’aristocrate ne se fit pas attendre et claqua d’un ton sec et vaguement pédant :
« - En effet, à qui ai-je l’honneur ? »
A sa tête le pirate compris immédiatement que sa tentative pour se coiffer et se laver vaguement, à défaut de l’avoir arrangé, devait lui donner des airs de négociant mafieux louche.
«- Esteban Fvierzagder, je suis de la famille dé votre père…
-…vous devez faire erreur je n’ai jamais entendu parler d’une branche ‘Fviezagder’ dans mon cousinage.
-Je né parle pas du docteur, je parle de Jezekel, votre père…Violet né vous as donc rien raconté ? »

Le pirate se laissa tomber en arrière dans sa chaise et soupira. Une fois encore mauvaise pioche. La fille n’avait pas même connaissance de l’étrange triple parentalité qu’on lui avait affligé. Il essaya de se concentrer quelques minutes, afin de rassembler l’inénarrable puzzle de souvenir en vrac que constituait sa mémoire. Elle se tenait désormais silencieuse, l’œil dubitative et la moue boudeuse. Cette fille de savait rien. Elle ne servait à rien. Comme Violet, comme les autres. Jezekel semblait n’avoir jamais mit les pieds à RangeHarbor, même ce qu’il était supposé avoir physiquement laissé de lui ici ne lui ressemblait absolument pas. C’était comme s’ils n’avaient jamais existé. Esteban fouilla distraitement dans sa poche et en tira la missive griffonné par Jezekel plusieurs années auparavant, puis la jeta sur la petite table, à côté d’un verre contenant les restes d’une substance verdâtre alcoolisée qui lui donna immédiatement soif.

« -Por vida del rei… » Il sorti sa flasque de rhum de la poche intérieur de sa veste et s’envoya une grande rasade derrière la caboche. Puis regarda distraitement les dindes technologues en mousseline et plumes qui se dandinaient sur la scène, tandis que la jeune fille saisissait de deux doigts suspicieux la missive.

« Tendre Holynn,


Tu es si jeune, ma fille, je t’adresse déjà une triste nouvelle. Dans certainement plusieurs années, au moment où tu trouveras cette lettre je dois être mort ou en prison. Je regrette, mon enfant, je ne suis qu’un piètre imbécile. Je te signe mes adieux, ne m’en veux pas je t’en prie. Mon ange, je ne t’oublierai pas. Je me souviens. Ton premier regard fut pour moi une bénédiction. Tes yeux doux et gris comme ceux de ta mère, tu m’as souri. Je te prenais par la main, tu regardais attentivement autour de toi. Tu riais parfois, tu me posais des questions, tu me chuchotais des secrets. Ta vue baissait, tu es devenue aveugle. Sur ton lit, ta mère et moi prenions ta main. Tu murmurais quelques fois des noms de fruits, de fleurs, d’animaux. Ceux que je t’avais appris. Je te quitte, deviens grande et forte, n’oublie pas que tu as un père qui t’a aimé, n’oublie pas, je regrette, je regrette encore. Je t’aime ma fille. Adieu.

Ton père. »
– Jezekel Fvierzagder –

Holynn cachait son trouble.

"Oui et comment me connaissez-vous ? Que pouvez-vous bien savoir sur ma famille ?"

Esteban décolla ses lèvres du goulot de la bouteille et soupira un coup.

"Rhalala, paubré Jezekel, ta fille est aussi bête qué ta femme."

Holynn ne réagit pas, elle attendait des explications de sa part.
Esteban se redressa puis céda de boire le reste du verre d'Holynn qui trainait sur la table. Il se massa les tempes quelques instants et dit :

"Holynn, jé suis à la recherche dé mon cousin Jezekel. Tou es sa fille et non celle de este imbécil de doctor. Lé connais-tou ?"
Elle ne répondit pas. Elle affichait une mine complètement amorphe.
"É oh fillette ?"
"Je vous ai entendu. Je ne connais pas votre cousin, mais il m'arrive... de douter des origines de mon sang."
"É bien voilà."
"Veuillez m'excuser, je vais me laver les mains."

Holynn se leva de sa chaise et quitta la pièce. Elle s'appuya sur le rebord du lavabo. Elle se retourna pour ne plus voir réfléchir son visage brisé. Elle passa ses doigts dans des cheveux luisants et fit tomber sa broche à fleur.

"Oh Maître."

Elle cassa sa broche avec son talon et cacha son visage avec ses mains. Elle poussa la porte pour sortir mais jeta un coup d'œil sur ses pas et récupéra les morceaux de sa broche.

"Mademoiselle s'est décoiffée."
"Monsieur, parlez-moi plus de mon père, s'il vous plaît."

« -Ton père hein… »
La jeune fille s’assit silencieusement à ses côtés, rassemblant les volants de sa jupe autour d’elle.
« -Ton père c’était oune gilipollas dé type éh…on a passé presqué quinze ans ensemble… et pouis y’a eut ta mère et toi. »

Esteban perdit un instant son regard dans le vide puis ôta ses pieds de la petite table avant de frotter avec application sa jambe endolori. Se redressant il jeta quelques coups d’œil inquisiteur autour de lui et se pencha vers Holynn.

« -C’était surtout oune poutain de philosophe…même les cabron du sperandei ils sé faisaient déssus quand il exposait nos recherches… dé l’hérésie… peut être mais eux ils sont pas foutu d'en faire la moitié !
-Il vient de Dystrisia comme vous ?
- Non, dé Urzaq, Nefer…. Ça a du soulager ta mère dé voir que tou étais blanche comme oune cul…
-…
- Ecoute ye veux bien répondre à toutes tes questionnes… mais pas ici. »

"Un bon ami arrivera d'ici quelques minutes, il serait mieux de nous voir demain dans un lieu plus discret."
"..."
"Je vous propose de nous donner un rendez-vous à cinq heures demain à la rue Crescent au quartier technologue des Range-Docks. Vous situez ?"
"Pas vraiment nan."
"Quel endroit du quartier connaissez-vous bien ?"
"Lé bon caviste Nicolas Saurin."
"Tant mieux, il se situe rue Crescent, vous saurez."

Ils se levèrent et Holynn rejoignit un sombre homme blond qui venait d'entrer dans le hall étroit.
Elle n'accorda pas un regard à l'homme borgne qui sortait.


À suivre ici