Trois mois. Trois longs mois de mer... Dystrisia n'est pas la porte à côté...
*Mais quel voyage passionnant ! Ca faisait longtemps que je voulais apprendre la navigation.*
Constellations, sextant, vague, vent, gréement, les allures et les oiseaux de l'océan... Mer d'huile, houle et tempête, l'eau devient compagnon de voyage... Mais un jour le voyage s'achève, et une immense ville se lève à l'horizon...



Les quais. La foule, le bruit. Les marins commencent à décharger leur marchandise. Dreïdven est un peu perdue, tellement de choses à regarder. Tout le long du quais les échoppes où les marchands vendent à la criée attirent les foules... Sauf une, désertée. Il faut dire que le poissonnier ne s'occupe pas vraiment de ses clients...



Mais il a une bonne raison.



Seul une jeune fille ne semblait pas étonnée par ce comportement. Elle-même était plutôt étrange, assise dans une chaise à roulette qui se déplaçait toute seule et fixant vaguement le pauvre poissonnier. Elle était visiblement thaumaturge, mage au milieu des alchimiste. C'est à elle, cette fille atypique, que Dreïdven choisit de demander son chemin.

-Excusez-moi mademoiselle, savez-vous où je pourrais trouver une chambre à louer ?

J’étais sorti ce matin pour aller prendre l’air, j’étouffais dans ma minuscule maison, et comme l’inspiration me manquait dans l’immédiat je n’aurais de toute façon pas pu peindre quoique ce soit, en plus je me sentais en forme pour une promenade le long de la mer. Comme mon père m’avait donné l’adresse d’un homme intéressé par l’une de mes œuvres, sur les quais Alchimistes, je la pris et me mis en route.
La rue était belle et ensoleillée, heureusement pour les passants alentours qui sentirent tous dans leurs esprits rayonner la joie qui était mienne. Dans mon imagination passait au fur et à mesure du trajet de grandioses panoramas inspiré de la mer qui s’étendait en contrebas d’un côté et des devantures colorées des échoppes de l’autre.


Certains passants en me croisant souriaient béatement, d’autre au contraire semblait surpris et mêmes parfois choqués mais au moins aucun n’était devenu irrémédiablement dément comme cela avait pu arriver. Non, aujourd’hui, j’étais de très bonne humeur, la route se prolongeait sous mes roues à travers de vastes champs bleus semés de portemanteaux dont la surface ondulait au vent. Dans le fond, des montagnes complétaient le paysage d’une belle perspective.


Au milieu des vagues s’agitaient des poissons multicolores et je ne roulais maintenant plus que sur l’eau, les portemanteaux se rassemblèrent soudain en une nef gigantesque qui de ses canons tira une salve en direction d’un banc de gigantesques arruvios. Une dame cria. Un seul poisson fut touché mais entouré d’un halo de lumière il s’éleva et se posa sur le pont du navire d’où il déclara au capitaine :
« salut mec ! »
Le capitaine fait une drôle de tronche, mais tout à coup je suis ramenée à la réalité par la voix d’une femme qui me demande si je sais où elle pourrait trouver une chambre à louer. Le cours de mes pensées interrompu ne peut me donner de réponse immédiate, et il est probable que je reste interdite durant quelques secondes avant de pouvoir articuler :
« Non mademoiselle, désolé je ne suis pas d’ici… Dites, qui êtes vous pour pouvoir me parler malgré la pression mentale que je dois sans doute vous infliger, vous n’êtes visiblement pas thaumaturge et je n’ai jamais connu personne qui y résiste sans un entraînement psychique rigoureux."

*Ma curiosité finira toujours par me trahir…*

C’était bien une magicienne. Totalement consciente de ses pouvoirs et de son influence mentale. Les pouvoirs de télépathie, Dreïdven de les ressentait pas. Elle ne le pouvait pas, car elle n’avait pas d’esprit (au sens humain de terme). Mais ce n’est pas à un mage que l’on explique cela, et griller son identité le premier jour, ce n’est pas brillant. Dreïdven opta donc pour un petit demi mensonge…

-Les apparences peuvent être trompeuses vous savez. Je pourrais très bien être thaumaturge… Mais vous avez raison signorina, ce n’est pas le cas. En réalité, j’ai passé un certain temps en compagnie d’une tribu de kwanaï lors d’un de mes viaggi. Molto tempo fa, ora… Ils m’ont appris beaucoup, et j’ai développé cette capacité auprès d’eux.

_Mentir n’est pas bien difficile : dire toute chose avec un aplomb à toute épreuve, embrouiller les pistes avec une théorie que l’on démenti de soi même, admettre une vérité finale qu’elle soit vraie, ou fausse, ou à moitié..._

Pendant ce temps, ce que l’on pourrait appeler le « cerveau » de Dreïdven carburait.
*Théoriquement l’esprit humain n’est qu’activités électrochimiques, stimulations sensorielles… Les pouvoirs psychiques, ou du moins leurs ondes, seraient-elles visibles en négatif, par l’étude des cerveaux alentours ?... (C’est là une vision très cyber des choses…) Parce que, elle, que ressent-elle pendant ce temps là ? Et qu’est-ce qu’une thaumaturge fait ici ? Elle n’a pas l’air bien riche, que fait elle pour vivre ? Devrais-je lui poser ces questions ?... Non, pas tout de suite… Il me faut d'abord voir comment elle réagit...*

Tous les thaumaturges qui « regardent » de plus près Dreïdven finissent toujours par remarquer qu’un truc cloche chez elle, mais savoir quoi et pourquoi, c’est une autre chose… Certains ne se posent même jamais la question.

*Hoooooo, Kwanai, je n’y suis jamais allée, mais le nom me fait déjà penser à de magnifiques forêts luxuriantes d’un vert vif piqué de légères touches de bleu, de rouge, de jaune, d’orange et toutes les couleurs des fruits mûrs. Les cris de gigantesques oiseaux résonnant dans l’air et leur chatoyant ramage s’agitant à la surface de l’océan de verdure. Au-dessus de cela un large ciel azur où parfois rayonne un soleil sanguinolent quand d’épais nuages gris ne viennent pas l’obscurcir pour plonger l’île dans l’orage et la mer dans la tempête. J’imagine déjà les navires se fracassant sur les récifs dans un bruit de tonnerre, l’équipage tentant de s’échapper à la nage où dans de frêles chaloupes, la mort planant au milieu d’eux en riant. Ceux qui ne noieront pas finiront dévorés par les populations sauvages de l’île pour le culte d’un dieu assoiffé de sang et de souffrance...
Et ainsi cette femme pourtant fragile d’aspect aurait vécu parmi les sauvages, et serait toujours vivante… Elle aurait même appris parmi eux l’art de fermer son esprit aux pensées des autres… Hermétiquement, puisque je ne peux pas lire son esprit directement. Il faut qu’elle me raconte, je sens que l’inspiration me vient ! *
En revenant à la réalité, il me semble que cette fois ci mon petit voyage spirituel à l’autre bout du monde ne s’est pas fait sans dommages, sans doute l’image de la mort fauchant toutes ses âmes sans regrets n’a-t-elle pas réjoui les passants, peut-être même suis-je maintenant responsable de la mort d’une cinquième personne…. C’était pourtant artistique… Quel dommage.
« Pourquoi les cannibales ne vous ont-t-ils pas tué ? » demande tout de même Artipida, toujours curieuse de savoir comment représenter ses personnages sur le tableau : héros, méchant, ou bien plus compliqué…

HRP: je vais essayer de faire des trucs à l'aquarelle en dessin, mais je pense que ça va prendre un petit moment.

Pendant cette sympathique conversation, Dreïdven gardait un œil sur les passants alentours. Les effets psychiques était impressionnants. Une jeune fille était littéralement tombée dans un étal de pommes, à moitié évanouie, elle gémissait qu'elle ne voulait pas être mangée. Dreïdven s'assura par un rapide scanner que les éventails agités frénétiquement sous son nez par des petites bourgeoises suffiraient à la ranimer... Puis elle répondit à la question de son interlocutrice.

-Ils n'avaient aucune raison de me tuer, je ne leur voulais pas de mal. Quand on respecte leurs coutumes, ils ne sont pas si farouches, ils ont beaucoup à enseigner. Quant à...

Dreïdven s'interrompit. Vu les répercutions du simple mot « Kwanaï » dans l'esprit de la magicienne (et par conséquence dans l'esprit des gens à proximité), parler de cannibalisme en sa présence présentait un risque certain pour la malheureuse populace alentours... Cette conversation étant tout de même très intéressante, il fallait trouver un endroit moins fréquenté. Prétextant le bruit de la foule, Dreïdven entraîna la mage dans une ruelle. Elles arrivèrent sur une petite place quasi-déserte, Dreïdven s'assit sur le rebord de la fontaine centrale et reprit.

-A propos du cannibalisme, je comprends que les pratiques Kwanaïn puissent vous paraître étranges ou barbares; mais manger ses morts est un rite funéraire comme un autre. Eux-même seraient choqués que vous laissiez les vôtres pourrir dans la terre.

*Ils ne mangent que les cadavres… Ils ne tuent pas des gens, et ils n’invoquent même pas la mort lors de rites tribaux sanglants ! Ô rage, ô désespoir, mon tableau est à l’eau ! Que faire dès lors, de ce bien piètre sujet ? Que coucher sur la toile si la source est tarie ? Qu’exprimer au monde quand on n’est plus qu’une coque vide ? Il ne me reste plus pour triste consolation que le fond bariolé, je l’espère plus vivant et moins décevant…*

- Et la nature est-elle belle ? Ses couleurs sont-elles chatoyantes, ses sons mélodieux, ses odeurs enivrantes ? Y trouve-t-on de ses recoins charmants où se coucher dans la mousse pour rêver ? Y goûte-t-on des fruits savoureux ?

Dreïdven était déçue. L’imagination débordante de cette fille lui avait complètement ôté de l’esprit sa propre question, et la voilà qui changeait de sujet en la noyant même sous une avalanche de question. Elle répondit tout de même :

- Les paysages y sont tout ce qu’il y a de plus agréable à l’œil, à condition d’être prudent. Le vrai danger ne vient pas des habitants, mais des prédateurs.

*Voilà bien peu de détails… Il ne semble pas partager mon intérêt pour les paradis terrestres. Au vu de son air dépité, je pense qu’elle attendait une réponse à sa question. Serait-t-il dans ses intentions d’engager une conversation ethnologique ? J’ai bien peur de l’y décevoir, mais rien ne coûte d’essayer.*

- Je vois. Et pour en revenir à votre précédente remarque, je vous trouve bien peu tranché sur la question. Votre expérience ne vous a donc mené qu’au doute et non à un jugement ? Pour ma part je considère qu’une tombe est bien plus jolie qu’une broche, et je préfère de loin un cimetière à une cuisine !

Ne pouvant définir de façon sûre si la dernière phrase de la magicienne était de l’humour (chose aux mécanismes ô combien complexes), Dreidven préféra ne pas rire. Elle était pour le moins… désorientée. Bien plus que ce que la mage disait, c’était le cheminement de ses pensées qu’elle voulait comprendre… et elle avait du mal. Cela n’était pas étonnant, puisque Artipida appartenait à cette classe plutôt marginale de la société que forment les artistes et qu’elle utilisait son cerveau de la manière la plus complexe à comprendre et à reproduire pour un androïde : elle imaginait. Dreïdven comprenait bien qu’entre deux réponses de la mage, il se déroulait une longue chaîne de pensée entre ses deux oreilles mais tout cela lui était inaccessible…

Pour l’heure, Artipida semblait tout de même avoir reprit un style de conversation plus logique.

-Vous savez j’avais des sentiments similaires aux vôtres. Il nous a fallu du temps, aux autochtones et à moi-même, pour nous comprendre et nous accepter mutuellement. Et maintenant je n’ai ni doutes, ni jugement.

Certaines personnes ont un caractère marqué par des opinions intransigeantes, Dreïdven a cela de particulier qu’elle a du mal à avoir un avis particulier. Allez savoir si c’est là un défaut ou une qualité, dans tout les cas cela lui donne des airs étranges…

Dreï doutait que cette discussion abstraite puisse la mener à comprendre la façon de penser de la jeune fille, d’autant qu’elle ne connaissait rien de la vie de celle-ci…

- Au fait, je crois notre conversation suffisamment avancée pour que nous nous présentions : je m’appelle Serena Dreïdven et je suis originaire de Dystrisia. Et je vous avoue que je suis assez curieuse de savoir ce que vous faites dans la vie.

*Il est plutôt étrange de changer de sujet si brutalement, mais étant donné ses propres pratiques, cela ne la gênera probablement pas… Et puis en général, les gens aiment bien parler d’eux.*

*Ni doute ni jugement ? Comment est-il possible d’avoir une réflexion à propos d’un sujet qui n’aboutisse ni à une certitude, ni à une absence de certitude ? Serena, puisqu’elle s’appelait, ainsi devait être folle… Néanmoins elle lui avait posé une question à laquelle elle avait une réponse*

« Je m’appelle Artipida Technénein, originaire de la Lisière. Dans la vie je peins et je sculpte, je vois parfois mon père lorsque j’en ai le temps. Il m’arrive également de m’entraîner à la téléportation, mais seulement quand il y a quelqu’un qui puisse me ramasser à proximité parce que jusque-là je ne suis jamais parvenue à transporter mon fauteuil avec moi. C’est très lourd un fauteuil roulant vous savez ? Celui-là c’est mon père qui l’a fabriqué pour que je puisse me déplacer. Je suis handicapée moteur de naissance en fait. Ca fait quoi de pouvoir marcher ?

- Marcher ? Et bien… Je dirais que c’est… Pratique. Mais dites-moi, vous ne m’avez parlé que de votre père, qu’en est-il de votre mère ?

- Ma mère ? Elle est morte. * Image d’une femme nue se tordant de souffrance tandis que son ventre gonflé est assailli par une masse noire et rouge semblant vouloir le déchirer. La peau rose cède, se détache du reste du corps et prend la forme d’un nourrisson qui s’enflamme brusquement. La masse noire se rétracte et fuit, le cadavre ensanglanté se relève et la suit. * - En fait, je ne sais pas si elle est morte, je ne l’ai jamais connu, et il paraît que les Cyperpolitains la retiennent dans un hôpital où je ne peux pas aller, dans la Citadelle.

- Et pourquoi donc vous empêchent-ils de voir votre mère ?

- Il paraît que je suis dangereuse pour les autres patients, que je les rendrais fous… Il paraît que je suis dangereuse pour tout le monde, mais c’est faux : je ne rend pas mon père fou, je ne vous rend pas fou !

* La citadelle, pourquoi pas ? Ça pourrait être amusant... Ce n'était pas du tout prévu, mais ce n'est pas plus mal. L'imprévu c'est tellement plus amusant !*

- Je pourrais vous accompagner. Je vous aiderais à vous déplacer et je pourrais visiter un peu cette citadelle.

Faire de faux pass de sécurité, pour un androïde ayant deux siècles et demi d'expérience, ce n'est pas un problème... Pas très légal, mais cette Artipida n'as pas vraiment besoin de le savoir, elle ne comprendrait probablement pas de quoi il s'agit de toute façon.

- Si vous êtes d'accord, nous pourrions nous retrouver demain matin au poste de contrôle de la citadelle.

* Cela me laisse du temps pour bricoler et visiter les quartiers technologues...*

- Demain à la citadelle ? Ce serait merveilleux ! *Explosion de joie pure dans les parages*

Après les salutations d'usage, Artipida et Dreïdven se séparèrent, partant chacun dans des directions différentes : Dreïdven chez les technos, et Artipida vers les quais de la Spiazza, car elle avait toujours un tableau à livrer. Les passants qui la croisaient étaient désormais nettement plus serein que ceux qu'elle avait eu l'occasion de croiser plus tôt dans la journée, elle aussi d'ailleurs.

Le seul incident qui la fit sortir de ses pensées fut la matérialisation juste sous sa trajectoire d'une mage aux cheveux rouges qu'elle évita brusquement, retournant dans l'instant à sa méditation calme et posée.

Dans cet état d'esprit, la vente fut rapidement conclue : l'acheteur était décidément bien conciliant... Et c'est les poches bien pleines qu'elle rentra chez elle à la nuit tombante, s'endormant comme une masse pour un sommeil aux rêves merveilleux (il est d'ailleurs à noter que la vie sexuelle de ses voisins en fut beaucoup améliorée, ce soir là au moins)

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