Nord de la Nouvelle Thulé- Aux portes d'Octantis- Hiver 249

Mortimer se gratta la barbe avec circonspection, décrochant quelques petits morceaux de glaces qui tombèrent sur son épaisse parka, puis donna un coup de pied dans le cadavre de l’animal qu’il venait d’abattre en grognant.
« Saloperie de pays, saloperies de bestioles ! On peut même pas pisser tranquille !»
Il se réajusta, passa son fusil en bandoulière et ramassa son barda. Les autres devaient se demander pour quelle raison il avait tiré, et puis ça avait peut être attiré des Octantes, mieux valait les rejoindre en vitesse. Il se retourna et progressa avec prudence sur la terre verglacée, prêtant d’avantage attention au sol qu’à ce qui l’entourait.

***

Le jeune homme atterrit en souplesse, sans un bruit, à quelques mètres du technologue. Il constata que l’animal sur lequel l’homme avait tiré était mort. Le soldat tanguait, avançant difficilement sur le terrain gelé, l’adolescent en profita pour se rapprocher, resserrant ferment ses doigts autour de son arme. Surgissant de derrière un arbre il abattit avec force le manche de sa lame sur la nuque de son adversaire qui s’écroula en soufflant dans la neige.

Sans plus de considération pour le gisant, Aaraon se retourna et se dirigea vers le corps de la bête dont le sang avait commencé à se figer. Il soupira. Les manchots grand-cycle étaient des créatures extrêmement rares, fonctionnant comme des phoenix, ils existaient par cycle d’un an et renaissaient. Cela faisait maintenant plus d’un mois qu’il avait repéré cette femelle qui élevait son petit dans l’amas de roche voisin de la rivière, il était arrivé trop tard, une fois encore. Il souleva quelques branches de sapin et trouva le petit oiseau, terré dans un coin, effrayé par le bruit.
« Viens…Tu vas geler chose stupide »

Une main puissante se referma sur son épaule, le soulevant de terre, bloquant ses bras derrières son dos.
« Alors Mortimer ! On se fait surprendre par les fillettes maintenant ? »
« Ouais ça fait même pas trois jours qu’on est arrivé et tu t'fais déjà rétamer ha ha »
L’homme que le jeune Octantin avait sonné était soutenu par un soldat brun, légèrement plus jeune que lui, et se frottait l’arrière du crâne.
« Le salaud… tu vas me le payer ! »
Il se rua sur son adversaire de fortune mais on le reteint avec force.
« Hohooo…Morti’ du calme… »
Ils étaient cinq. Mortimer, le jeune brun, le type qui le retenait et deux gars rouquins qui devaient être des frères. Tous armés. Tous souriants avec l’air d’être tombé sur un cadeau au pied du sapin avec six mois d’avance.
« Hey les gars c’est premier Octantin que je vois…vous croyez que c’est vrai ce qu’on raconte ? Qu’ils n’ont pas de poils ? »
« Ben t’as qu’a vérifier Smith ! »

L’un des roux s’approcha avec une mimique grotesque de contentement. Aaraon se déplaça avec rapidité, donnant un grand coup de talon dans la cheville du gorille qui le maintenait puis se baissant, envoyant son tortionnaire bouler sur ‘ Smith’. Il courut vers la seule zone de terrain qui lui semblait profitable, le lac, essayant de tenir désespérément son équilibre sur la surface glissante. Un coup de feu retentit à ses oreilles. Il se plaqua au sol.
« Tu l’as eu ? »
« Saloperie de saloperie. »
Il resta immobile, le visage à quelques millimètres de l’espace gelé, se contenant pour ne pas reprendre son souffle de façon trop évidente. Les hommes avançaient maintenant sur la glace, jurant bruyamment à chacun de leurs dérapages.

***

Mortimer frottait son gros nez rougeaud avec mécontentement, sa tête le lançait terriblement. Il espérait que cette saleté de mage était encore vivant pour lui faire payer son coup au centuple. Il arma son fusil et s’engagea sur la glace, bientôt suivit de ses camarades.
« Putain de sale petit con… »
« Hooo fait gaffe Neil bordel ! »
« Tu crois qu’j'le fait exprès ? »
L’adolescent blond ne bougeait plus.
« Tu l’as buté Smith... »
« Regarde au lieu d’causer ! »
Le jeune homme qui s’était légèrement redressé se leva et se tourna vers l’escouade technologue.
« Il nous nargue ! »
Il tendit sa main en avant. La surface se déforma et craqua.
« Qu’est-ce que !? »
Le lac s’anima brusquement, de long piques gelés se formèrent à sa surface, balayant les intrus qui y circulait. Les hommes n’eurent pas le temps de comprendre. En moins de temps qu’il n’en avait fallu à Mortimer pour abattre le manchot quelques minutes auparavant, ils furent tous emportés, déchiquetés par le fracas des eaux et des glaces.

***

Aaraon recula prudemment, la glace sous ses pieds émit un gémissement des plus inquiétants. Il essaya de se concentrer pour combler la fissure qui se rapprochait lentement de ses pieds. En vain. La surface était trop importante. Il fit un nouveau pas en arrière, un pas de trop. Le lac se déplaça soudainement sous lui et il tomba dans l’eau gelée.

Le monde du silence. La surface s’était refermée au-dessus de lui. Ses muscles étaient engourdis par le froid, il aurait voulu bouger, appeler à l’aide. Il fallait qu’il respire. Le liquide glacial glissa dans sa bouche, envahissant sa gorge, brûlant ses poumons. Il suffoquait, s’enfonçant irrémédiablement.

Une vague. De la lumière.

Il était agenouillé sur le sol, vomissant de l’eau, reprenant avec difficulté ses esprits. Une couverture tomba sur ses épaules, il leva la tête.
« Tu l’as échappé belle fils. »
Il ne connaissait pas les trois hommes qui l’entouraient. Mais leurs peaux halées et leurs cheveux d’un blond opalescent ne laissaient aucun doute sur leurs origines. Un hurlement bestial. Aaraon tourna la tête, ils avaient un dragon.
« C’est toi qui as fait ça, fils ? Qui es-tu ? » demanda l’un des magiciens en se penchant vers lui. Son visage était grave et sa lèvre supérieure, barrée d’une légère cicatrice, tordait ses traits en un étrange rictus. Le jeune homme toussa et répliqua d’une voix faible.
« Ils avaient… » Sa voix se cassa à la vue des corps mutilés des technologues qui n’avaient pas encore été happés par la neige. Il se redressa, chancelant, et regarda autour de lui. Il était de retour sur la berge. Il se dirigea vers l’amas rocheux et se laissa tomber à terre.
« Qu’est-ce que tu fais ? Il ne faut pas rester ici… »

Il se redressa, portant dans ses bras le petit manchot tremblant.
« Je suis Aaraon Corberyan ! Et ça c’est euh…Maana… et eux... » ajouta-t-il en pointant les cadavres « valent vraiment moins qu’un animal ! »