Suite de là


Il est cinq heures du matin, Holynn et Esteban se retrouvent en face du caviste Nicolas Saurin.

Elle ôte le tricorne à plume au sagouin qui se tenait devant elle.
"Monsieur, vous êtes bien discret."

Il jeta un coup d'œil furtif aux alentours et prit Holynn par le bras.
"Chiquilla, viens. "


Il l'emmena.

Ils se perdaient dans les ruelles du port depuis maintenant bien 15 minutes et la jeune fille commençait à traîner les pieds. Sans doute se demandait-elle si elle avait eu raison de suivre un inconnu dans les coursives malfamées des Docks.
Sur les trottoirs s’alignaient, dans le désordre crasse des petites gens, des matelots avinés et des fêtards qui cuvaient. Etrange assemblage d’hommes venus d’un peu partout et surtout de nulle part, parterre hétéroclite d’âmes ivres. Mages, alchimistes et technopolitains, tous sur le même pied d’égalité à ramper dans les caniveaux entre les jambes de ceux d’entre eux qui s’activaient déjà, préparant leur dure journée de labeur à venir.
Au détour d’une rue Esteban fut forcé de longer un mur noir de suif pour leur éviter l’ire d’un chien…ou plutôt d’un loup noir enragé qui veillait sur son maître technologue assoupi à même le sol.
Enfin, et alors qu’Holynn s’apprêtait à protester bruyamment pour connaître enfin le but de leur périple, le pirate lui indiqua d’un geste un bâtiment technopolitain de taille modeste qui mouillait dans ce qui était sans aucun doute le coin le plus miteux du port…


***
« - Je ne comprend pas…pourquoi ce navire ? Vous n’êtes donc pas alchimiste ?
- Si, ma yé coulé mon bateau y’a pas longtemps et y’a oune petit arrangement avec oun Cyber pour celui-ci…tu veux boire quelque chose ? dit-il en sortant une bouteille de bourbon du secrétaire de la cabine.
- Non merci…pas à cette heure-ci.»

La jeune fille rassembla ses jupes et s’assit sur le banc de la cabine de commandement, jetant un coup d’œil dubitatif à l’assemblage métallique branlant qui composait la coque. Une femme rousse de grande taille, l’air sévère et l’allure androgyne, pénétra dans la pièce. Elle portait un plateau couvert d’un service à thé qu’elle déposa sur le bureau.
« - Ma c’est quoi ça ?
- Le genre de chose qu’on sert à ses invités capitaine…il existe autre chose que le rhum sur terre…
- Oui oui c’est ça… via… tou n’as pas un trouc à faire ailleurs ? »
Ignorant les invectives d’Esteban la pirate se tourna vers holynn, lui tendant une tasse fumante :
« -Je suis Johanne Clark chef d’équipage, mademoiselle Holynn, c’est un plaisir de vous rencontrer.
- Le plaisir est pour moi…merci.
- Bon tou es contente tou la vue…tou peux nous laisser maintenant ?
- S’il vous embête n’hésitez pas à m’appeler, mademoiselle… »

Jo quitta la cabine, non sans jeter un coup d’œil qui en disait long sur ce qu’elle était capable de faire à son « capitaine » s’il osait brusquer la jeune fille.

Esteban soupira et perdit un instant son regard dans le vide, oubliant ce pourquoi il était là, puis revint brusquement à la réalité. Il toussota, s’empara d’un tabouret et vint s’assoir face à son invitée qui attendait patiemment la suite.

« - Bon, je souis désolé pour cette randonnée ma lé soujet de ton père est assez épineux et il vaut mieux pas trop en parler dans l’Aere Scuitta hum… Disons que y’ai encore pas mal de contentieux avec quelques types de l’académie à son sujet…ma bon, ici il n’y a pas dé problème, qu’est-ce qué tou veux savoir ?"

[...]












- Bien, rasseyez-vous señorita...
- Laissez-moi embarquer avec vous je veux le retrouver !

Le grand sagouin s'étouffa quelque peu dans son rhum.

D’abord les souvenirs, la douloureuse logorrhée du passé. La liste de ceux qui sont morts. La disparition de celui qui sait. Les adversaires invisibles, les recherches infructueuses, la mémoire qui s’enfuit et les erreurs qui demeurent.
Le teint si clair de la jeune femme, aussi pâle que celui de son père était brun, se faisait lentement opalescent.
Sa mère, son père, cet autre père. Jezekel et ses quelques mots d’adieux, d’absence, de rien. Holynn reste grave mais ses yeux gris se troublent légèrement, elle penche la tête et se tait.
Il n’y a rien a dire, en effet.
Elle chancelle discrètement, il vient à son secours :
« - Bien, rasseyez-vous señorita... »

Elle tremble mais n’obtempère pas. Lui tournant soudainement le dos elle s’éloigne dans un froissement de soie, sa lourde parure flottant autour d’elle. Non, elle ne lui ressemble pas, en rien. Elle est comme un curieux papillon qui se serait jeté dans une toile de son plein gré. Elle est à la fois terriblement fragile et incroyablement dure. Esteban soupire et, décidant que réfléchir et se rappeler commence à être douloureux, porte son verre de rhum à ses lèvres.
« - Laissez-moi embarquer avec vous je veux le retrouver ! »

Le pirate s’étouffe dans l’alcool. Crachant, toussant il se lève et jette un regard incrédule sur la fillette en mousseline qui lui fait face. Elle a la moue boudeuse des enfants décidés et le regard suppliant d’une belle femme perdue. Curieux mélange…
Il se frotte les yeux (enfin…l’œil) et se laisse retomber dans son fauteuil en soufflant.

Lorsqu’il avait eut l’idée de prendre contact avec cette fille c’était dans l’espoir d’explorer une ultime piste, peut être solution…qui s’était révélée n’être qu’une grossière impasse. Les Harvestonn ne savait rien de Jezekel, personne d’ailleurs n’avait jamais rien sur de lui… Et maintenant, alors que sa jambe droite se figeait de jour en jour, que sa matière grise se fondait dans le néant et que son dernier indice s’était effondré… maintenant il lui incombait en prime de se transformer en bonne d’enfant !?
« - Ecoute… ce n’est pas un jeu dé piste pour gamine…tu as conscience dé cé que veut dire « piraterie » !? dé toute façon je souis bloqué…tou étais le dernier fil qui me reliait à ton père… »

Holynn détendit ses muscles et reprit son expression apathique habituelle.

Elle sortit de son corset un livre fort menu. Elle le tendit au borgne.

« J'ai trouvé ça chez moi »
« Un livre de cuisine ?!! Madre dios, tu té fous de moi?

D'abord choqué de l'endroit où sort ce livre puis re-choqué du genre de livre qu'elle lui tendait. Il l'attrapa du bout des doigts comme si c'était interdit.

Elle plaqua le livre sur le bureau et l'ouvrit à la page « Aubergines farcies au curcuma » numérotée onze. Elle alumine l'encre des caractères et descelle le livre. Un seau à rosace se dessine et s'efface aussitôt. L'encre retrace des formes compliquées mais on y aperçoit aucune note.

« Je pense que vous savez ce que c'est. Expliquez-le moi je vous en prie... »

Il fait défiler les pages entre ses mains l'air indigné.

« Tou as d'autres ouvrages comme ça ?! »
« Non. »
« Comment c'est possible qu'une fillette d'une minouscule académie a pu ouvrir ce sceau ?! »
« Je ne sais pas. Vous le savez certainement. »

« Bueno, jé voudrais rester seul un... »
Elle le coupe : « Très bien, je m'en vais. Sachez que madame Violet Harveston ne sait rien puisque... puisqu'il lui a fait tout oublier. »

Ces symboles… Cette façon de faire, ces traits fins et appliqués. Il les aurait reconnus entre milles.
Jezekel, le brouillon des formules de l’immortalité. Le brouillon de son second sceau.
Mais pourquoi les avoirs dissimulés dans ce livre d’apparence grotesque…Et pourquoi le confier à cette petite fille? S’il avait d’ores et déjà commencé à grimer ses recherches à l’époque…C’est qu’il craignait que quelqu’un ne le fisse surveiller.
Chez les Harveston ? Le Prince ? Les d’Alimbertes… ?

Il se retrouvait de nouveau face à cette multitude de pistes sans suite, de suspects sans mobile valable, de mobiles sans effet… Et Holynn qui ne savait rien mais disposait peut être de tout…

« Bueno, jé voudrais rester seul un... »
Elle le coupe : « Très bien, je m'en vais. Sachez que madame Violet Harveston ne sait rien puisque... puisqu'il lui a fait tout oublier. »

Lui faire oublier…Il avait voulu la protéger jusqu’au bout sans doute. Mais il savait que Violet n’était pas en mesure de lui fournir la moindre piste…Il le savait depuis plus de quinze ans. Mais peut être que la petite Holynn se révélerait moins inutile qu’il ne l’avait craint quelques minutes auparavant. Et ses dons en alchimie se révélaient digne des Fvierzagder…

« Demande à Johanne dé té raccompagner. J’ai besoin d’analyser tout céla… Je vais déplacer mon bâtiment à la Spiazza et y’aimerais qué nous nous révoyons dans quelques jours… si toute fois tou souhaite toujours essayer dé lé retrouver… »

Oui…Ne pas la lâcher. Ne pas lâcher cet ultime fil d’Ariane...Quitte à devoir jouer les voisins de cet immondice de Capitaine Calahaan durant quelques temps…