Nouvelle mission : s’occuper du psychopathe blond. Il fallait donc d’abord le retrouver : où dormait-il, où se cachait-il, où assassinait-il ? Retrouver sa piste. Et la piste commençait aux Range Docks, plus exactement quai 6 et 7 selon la gazette des ouvriers, qui prenant le train en retard publiait ce matin là un article sur l’affaire du Seaforce survenue une semaine auparavant (HRP, selon la chronologie, ça fait plutôt 9 mois, mais Hivrenuit à son propre système temporel /HRP). C’était donc là-bas qu’il fallait fouiller…

Il sorti de chez lui, coupa jusqu’à la gare de tram, et sauta dans une rame qui partait vers Stern Road en suivant la côte. Lorsqu’il arriva à l’arrêt Range Docks, qui marquait l’entrée du port, le plus proche du quai 6 donc, le tram était plein d’ouvriers bruyants, et les quais aussi d’ailleurs, mais à part une jetée défoncée, il ne restait plus de trace du Seaforce. Les « nettoyeurs » du BAI et du Yard avaient bien fait leur travail… Plus la moindre trace. Mais on n’efface pas les mémoires, et certains des marins avaient sûrement vu le psychopathe lorsqu’il était descendu du navire.

Se rapprochant du lieu de l’accident, il commença à observer les alentours en quête d’un homme pas trop occupés qui puisse peut-être lui apporter les renseignements dont il avait besoin, et c’est alors que son regard tomba sur un vagabond qui, adossés nonchalamment au mur d’un entrepôt, regardait les dockers décharger des cargos. Lui, s’il avait assisté à l’arrivée du Seaforce, avait sûrement remarqué le tueur qui en avait sauté, et peut-être même l’avait-il suivi, en quête d’une dénonciation qui pourrait lui rapporter gros. Hivrenuit s’avança vers lui d’un pas rapide quand soudain, alors qu’il n’était plus qu’à quelques mètres de lui, le vagabond tourna la tête dans sa direction en souriant. Le visage du psychopathe se superposa immédiatement à celui du vagabond, suivant la courbe des lèvres, et Hivrenuit s’arrêta brusquement avant de faire un nouveau pas en avant en pointant un index accusateur vers le blond.

« Toi, s’écria-t-il »

Les Range Docks… Aaaah, les Range Docks… Un flot continu d’êtres humains qui vaquaient ici et là, déplaçant des caisses, déchargeant la marchandise… Un tas de gros muscles suant, grognant et jurant. Misha s’était arrêté dans ce quartier pour observer tout ce petit monde avec la curiosité d’un enfant qui découvre. Le tableau était posé, en plus de l’odeur caractéristique de l’ozone qui flottait dans l’air et celle des fuites de Telifuel qui se déversaient dans les eaux du port. Et dans tout ça Misha demeurait adossé à un mur, les mains dans les poches, son éternel sourire aux lèvres. Mais aujourd’hui c’était plus un sourire rêveur qu’il offrait. Il n’avait pas sa place dans un endroit pareil et pourtant il s’y sentait bien, inutile au possible, énervant chacun des marins rougeauds qui passaient près de lui.
Venez donc, si vous l’osez… Venez vous frotter à moi.

Son regard fit vaguement le tour du tableau, s’arrêtant parfois sur les cuisses fermes de quelques ouvrières venues encourager leur homme durant une des pauses. Puis il vit quelque chose de plus intéressant. Enfin, quelqu’un. Un homme, blond tout comme lui, un chapeau de feutre vissé sur la tête, accoutré comme si c’était dimanche et qu’il devait aller impérativement à la messe de midi… Il le fixait de ses yeux clairs, qui ne reflétaient rien mis à part l’intérêt nouveau qu’il semblait lui porter. En plus du fait qu’il le pointait du doigt sans souci de politesse. Il s’écria brusquement :

− Toi !

Spoiler:

L’un des sourcils de Misha s’arqua, puis il leva la main pour se désigner lui-même, feignant de ne pas comprendre.

− Moi ?
− Oui, toi.

L’homme s’approcha de lui, aussi sérieux que s’il avait un balai coincé… quelque part. Le sourire du pirate-vagabond s’agrandit un peu plus. La suite allait l’amuser, il le pressentait.

− Il y a plein d’autres types qui peuvent correspondre à votre « toi », avança Misha en déplaçant sa main vers la foule qui s’agitait derrière lui. Vous êtes sûr de vous ? Je ne suis rien qu’un simple vagabond, quémandant un peu de monnaies avec son violon de compagnie.

− J’en suis certain.
− Oh…

S’il m’attaque, cette journée n’aura pas été une complète perte de temps…

Le vagabond faisait des manières, avec son sourire exaspérant toujours vissé aux lèvres, ce sourire qui le faisait tant ressembler au blond, à l’autre blond, à celui qu’Hivrenuit cherchait. Il voulait manifestement se battre, sous ses airs de surprise polie. Mais merde à la fin ! Tous les blonds de RH étaient-t-ils des psychopathes en puissance avides de sang ? Avec le blond, Wright, le deuxième blond, ça faisait trois personnes pas nettes en trois jours ! Dont deux voulant lui taper dessus et un troisième drogué ! Il était temps de calmer le jeu, d’autant qu’il n’avait aucune raison de se battre pour l’instant.

« Tu as assisté au naufrage du Seaforce ? »

Le vagabond se redressa brusquement, visiblement surpris, et pour de bon cette fois ci. Il le regarda interloqué pendant quelques secondes avant de reprendre sa pose de jemenfoutiste blasé de la vie qui lui collait si bien à la peau, et de demander en guise de réponse :

« Pourquoi ? T’es un flic ? Ou bien un mafieux… »

Exaspérant. Insupportable. Un vrai gosse mal élevé, auquel il faudrait peut-être apprendre le respect de ses aînés… Mais ce n’était pas le moment, ni le lieu, ni même la personne, et Hivrenuit répondit donc poliment et calmement :

« A vrai dire ni l’un ni l’autre, mais il se fait que j’ai un compte à régler avec un des passagers. »

Peut-être qu’il comprendrait mieux ce genre de chose…

Seaforce.

Misha fit mine de réfléchir un instant, le bout de ses doigts caressant son menton. Ce furent les mots « régler un compte » qui le sortirent de sa soi-disant réflexion. Voilà un sujet qui pourrait l’intéresser, alors même s’il ne voyait vraiment pas de quoi parlait le chapeauté, il entrerait dans le jeu pour en savoir davantage… En plus de ses airs de dur et de sa blondeur, son interlocuteur semblait aussi avoir la neutralité pour lui. N’être ni flic ni mafieux, qu’est-ce que cela voulait signifier ? Le vagabond remarqua l’exaspération poindre dans les yeux clairs de l’homme parce qu’il demeurait silencieux… Amusant.

− Mais bien sûr ! lança soudain Misha en tapant du poing le plat de sa main.

Au lieu de sursauter (comme l’ex-corsaire s’y était attendu), l’inconnu haussa simplement l’un de ses sourcils.

− Seaforce… Tout le monde en a entendu parler ! continua-t-il. Cette affaire est vraiment sordide, oui oui.

Il appuya ses paroles en hochant rapidement la tête, puis il stoppa net son petit manège et commença à tourner autour du blond au chapeau, les mains derrière le dos. Ce dernier se crispa et gardait du coin de l’œil la silhouette longiligne qui prenait son pied à le faire poireauter.

− Et donc, ça veut dire que tu n’as rien vu ?
− Eh bien… Oui et non.
− Comment ça oui et non ? C’est l’un ou l’autre.
− Est-ce que serait judicieux de ma part de révéler ce que je sais à un parfait inconnu ? Huuuum (doigt interrogateur sur les lèvres) je ne crois pas…

Le blond en costume serra des poings, pourtant il se garda bien de tout commentaire, surtout parce que Misha continuait son petit laïus avec un entrain certain, en levant parfois les mains au ciel et en roulant des yeux.

− En plus, qu’est ce que ça veut dire quand on dit qu’on est ni flic ni mafieux alors qu’on cherche quelqu’un à… brimer… ? Est-ce une vengeance amoureuse ? Un amant à effrayer ? Nooon. Sans doute pas, vue que ce genre de truc n’a rien à avoir avec l’histoire du Seaforce. Dans ce cas là, ça ne peut être qu’une vengeance au nom de la famille… Je chauffe ? (il prit un air navré) Ta femme et ton fils étaient à bord et tu n’as pas pu les sauver… Que c’est triste. Toutes mes condoléances.

Il avait compris… Ca, il avait compris… La phrase en tout cas. Le fait que son interlocuteur était pressé, qu’il avait encore moins une tête de père de famille que de flic ou de mafieux, et qu’on évitait de faire chier les types dans son genre, ça, manifestement, il ne l’avait pas bien intégré. Education minimum… Faire chier le monde semblait être le but absolu de ce vagabond impertinent et bavard. Parce que de la salive à dépenser, ça il en avait ! Pour tirer des conclusions absurdes et à côté de la plaque il était même brillant ! Mais le lui dire ne ferait qu’envenimer la situation, et rentrer dans son jeu pour tenter de l’amadouer ne marcherait sans doute pas mieux… Non, ce type était inattaquable de front, tout en sachant sûrement quelque chose pour ne pas l’avoir envoyer se faire *** dès le début. Il fallait le surprendre, l’amener à en dire plus sans en avoir l’air !

« Qui a parlé de brimer qui que ce soit ? J’ai juste dit que j’avais un compte à régler avec l’un des passagers. Quand au fait que je sois inconnu, vous avez raison, je manque à tous mes devoirs : je m’appelle Allan, enchanté. »

Une fois de plus déstabilisé, le vagabond arrêta une seconde de lui tourner autours, le regarda dans les yeux en se penchant en avant, puis fit le pas et le quart de tour nécessaire à faire face à la main tendue qu’il finit par attraper en répondant après un temps d’hésitation :

« Drake…, je m’appelle Drake…, Ajouta tandis que son éternel sourire de crocodile qui donnait envie de le baffer reprenait sa place habituelle.

- Et bien… Enchanté Drake, continua Hivrenuit avant de laisser prudemment la parole à celui qui n’allait pas tarder à la prendre de toute façon, le temps pour lui de trouver une histoire plausible.

Il était trop poli pour que ce soit réellement sincère, se disait Misha tout en serrant la main du ledit « Allan ». Le fait de n’avoir eu aucun nom de famille de sa part signifiait beaucoup. Le mensonge, la tromperie, les secrets, tout cela puait à plein nez autour de cet Allan. Mais en même temps, le mendiant était tout aussi odorant… Façon de parler.
Misha se mit soudain à rire.

− Que se passe-t-il ? demanda Allan.
− Ah ah… Oh, non, je vous imaginais en train de « brimer » la fameuse personne que vous recherchez. J’avoue que je n’ai pas de mal à ça, vue votre tête.

Allan parut un peu dérouté par ses paroles. Misha était souvent obscur dans ce qu’il disait, mais ça c’était fait exprès, parce que ça l’amusait. Il n’empêchait qu’il n’avait pas un amateur en face de lui, plutôt un homme qui lui ressemblait par certains aspects, alors l’ex-corsaire ferait attention à ses arrières. Il se connaissait trop bien pour ça. S’ils continuaient à jouer ce jeu, cela pourrait très vite tourner autrement…

− Expliquez-vous, s’impatienta Allan.
− Eh bien, comment dire ça… Loin de moi l’idée de vous vexer, hein, mais je veux être honnête avec vous… J’ai eu le temps de me rendre compte que vous n’étiez pas le genre d’homme à mener une vie tranquille – tout comme moi, ah ah – et donc… je serais très intéressé de vous suivre dans votre… quête. * petit sourire mutin *

Comme il s’y était attendu, son interlocuteur n’ouvrit pas la bouche pour protester. Lui aussi avait sans doute remarqué que Misha n’était pas plus clair, mais surtout très louche, par ses manières et ses mots. Ils n’allaient donc pas tourner autour du pot plus longtemps, ce serait perdre un temps précieux.

− Seaforce n’est rien comparé à ce qui se passe dans les autres ports, continua le vagabond blond sur un ton énigmatique. J’en ai vu, des histoires pas nettes, et j’ai même participé à certaines * sourire fier *. Donc si vous m’avez abordé, c’est que vous avez senti mon implication relative, que je ne nierai pas, bien que… Bien que Seaforce ne me touche pas personnellement.

Ça y’est, il l’avait dit. Maintenant le tout était de savoir si Allan n’irait pas voir ailleurs suite à cette révélation. Ce dernier commença à reculer légèrement, l’air pensif mais désabusé. Misha tenta le tout pour le tout ; il ne voulait pas le voir déguerpir et ainsi passer à côté, peut-être, d’une occasion de s’amuser un peu.

− C’est vrai, oui, Seaforce je n’en ai entendu parler que dans les journaux… Maaais, je veux quand même savoir… Pourquoi m’avoir abordé moi et pas un autre ? Tous les marins présents aujourd’hui sont bien plus souvent ici que moi, et de ce fait ils doivent connaître quelques détails sur cette affaire… Aaaah, je vois bien la lueur dans vos yeux quand vous me regardez ! * grand sourire et mains jointes * Soyons honnêtes l’un envers l’autre, voulez-vous ?

Quoi ? Il ne savait rien ! Après l’avoir fait patienter pendant au moins un quart d’heure en mondanités et minauderies inutiles, il osait lui annoncer qu’il ne savait rien ! Il y avait là de quoi apprendre la politesse à cet insolent vagabond. Loin de mesurer l’impact qu’avait eu ses paroles, Drake continuait pour sa part d’aligner des mots sans sens ni but, simplement pour emplir l’air. Et il lui demandait d’être honnête, comme s’il allait de soi qu’une conversation entre gentilshommes ne pouvait se construire que sur une base de confiance réciproque, dans un climat détendu et amical. Il oubliait simplement qu’Hivrenuit ne voulait pas spécialement engager la conversation s’il n’avait rien à lui apprendre, qu’ils n’étaient pas des gentilshommes, qu’il était hors de question qu’il ait confiance en lui, et surtout qu’au moment de se présenter il n’avait même pas eu l’élémentaire délicatesse de se présenter sous son vrai prénom. Alors certes, on pouvait arguer que c’était lui qui avait commencé, mais enfin tout de même ! Drake ! Qui s’appelait Drake ? Il aurait au moins pu avoir la décence de trouver un prénom un peu plus usité, ou même simplement un qui exista ! C’était faire honte à l’art du mensonge et de la dissimulation que de l’utiliser ainsi !

Sa colère passée, Hivrenuit reprit l’usage de son esprit et analysa calmement la situation : le vagabond ne savait rien, mais il prétendait pouvoir être utile… Utile à quoi ? Pourquoi s’encombrer d’un partenaire ? Cette question qu’il ne s’était jamais posée le désarmait désormais totalement, et bien qu’il soit en mesure de voir les avantages et les inconvénients de chacune des deux réponses possibles, il était incapable de faire un choix. Il lui fallait un conseil :

« Pourquoi donc pourrais-je vouloir de vous comme partenaire, demanda-t-il d’un ton sceptique au bout de quelques secondes, afin de conserver le minimum de crédibilité que sa perte totale de contrôle de la situation lui interdisait, se préparant tout de même mentalement à faire preuve d’esprit critique à l’égard des arguments que ce baratineur allait bien pouvoir lui sortir. »

Allan avait enfin cerné son petit manège. Une ombre était passée sur son visage impassible, ses traits déjà suffisamment durs s’étaient crispés un peu plus, et la colère avait brûlé dans ses yeux. Oui, il n’était clairement pas dupe du jeu de scène que lui offrait Misha, et cela fit plus que plaisir à ce dernier. Son sourire pourtant déjà fort provocant s’étira un peu plus.

− Allan, vous n’avez pas répondu à ma question. Je voudrais bien répondre à la vôtre, mais je pense qu’il serait plus poli que vous commenciez, puisque j’en ai posé une en premier.

Qu’allait-il faire ? Un homme à l’âme si noire et à l’aura si crépitante n’était pas à prendre à la légère. Car Misha, qui était lui-même un sacré numéro, savait reconnaître les gens de son envergure.

− Oh et puis, laissez tomber, ajouta l’ex-pirate avec un geste désinvolte de la main, je vais plutôt répondre à la vôtre, sinon ce n’est pas drôle. Mais j’aimerais aussi que vous répondiez à la mienne, quand j’aurais fini.

Il prit son archer qu’il avait posé contre une caisse et le caressa du pouce d’un air tendre. Chacun de ses mouvements avait une signification précise, cependant Allan ne le connaissait pas encore assez pour savoir en décrypter les subtilités. Misha devait donc se montrer sous son vrai jour, dévoiler le secret pourrissant de son être, un secret qu’il n’aimait pas mais qui se révélait pourtant très utile à certains moments. Et qui pouvait donc l’être à cet homme qui prétendait lui aussi être un autre.
Lentement, Misha s’approcha de son interlocuteur, l’archer toujours en main, la démarche souple. Ils étaient désormais à trente centimètres l’un de l’autre.

− Si je vous intéresse, murmura le vagabond, ça veut dire que vous avez senti qu’il y a quelque chose en moi de… peu commun, n’est-ce pas ? Eh bien je peux vous assurer d’emblée que c’est vrai. Je ne suis pas de ceux qui font partie de la norme. Je le reconnais parce qu’on ne peut pas nier une telle évidence. Tout comme… vous. Vous ne pouvez pas non plus dissimuler quoi que ce soit quand vous avez affaire à quelqu’un comme moi.

Il releva le menton pour le fixer un peu plus dans les yeux. Allan n’avait pas bougé d’un pouce, continuellement impassible.

− Je suis un bon partenaire parce que je suis comme vous, et vous comme moi, si on peut dire, continua Misha d’un ton égal. Et je sais me servir de ça (il montra l’archer en le soulevant) dans n’importe quelle situation… et de n’importe quelle façon.

Son sourire ne fut plus qu’un grand trait cruel.

« Je me suis intéressé à vous parce que j’ai pensé que vous pourriez m’apporter des informations sur le Seaforce, pour être honnête et répondre du même coup à votre question. Vous n’en savez rien, il n’y a pas à aller chercher plus loin. Au plaisir. »

Sous le regard ébahi de son interlocuteur, Hivrenuit tourna les talons, le laissant seul avec ses mimiques et son archer ridicule. Sa surprise faisait plaisir à voir, mais malgré tout cette sortie théâtrale ne le satisfaisait pas, pour la simple raison que le blondinet avait osé dire qu’ils étaient pareils, et que telle affirmation impliquait qu’il valait autant que lui. Alors que Hivrenuit était un représentant de la glorieuse famille d’Alimbertes, représentant discret, certes, mais efficace, et que lui n’était qu’un vagabond à moitié dément, cette déclaration était un défi autant qu’un affront, et s’il répugnait à relever le premier, laisser le second impuni aurait été une faute. Cet insupportable insolent avait décidemment un don pour l’embrouiller. Finalement son sens du devoir prit le dessus, et il revint sur ses pas pour cracher à la face de Drake qui ne s’était toujours pas remit de sa surprise :

« Alors selon vous nous sommes pareils ? Vous n’avez manifestement conscience ni de la stupidité de ce que vous racontez, ni du fossé qui nous sépare. Puisque vous y tenez tant, vous n’avez qu’à m’accompagner, et vous verrez le moment venu ce qui me différencie d’un saltimbanque. »

Hivrenuit avait en partie laissé parler ses émotions au cours des quelques dernières minutes, mais contrairement aux apparences spontanées de ses dernières paroles, c’était un discours tout à fait réfléchi qu’il avait récité. Il avait fini par décider que Drake pourrait finalement faire un partenaire très utile, tant pour retrouver l’autre blond que pour lui régler son compte, quitte à éventuellement l’envoyer en diversion, et que ses ressources valaient bien qu’il abandonne sa solitude habituelle. En voyant le visage du fanatique de l’archer reprendre des couleurs, il se dit que décidément, il était aussi impulsif et manipulable que déconcertant et insupportable.

Misha était muni d’un large panel d’expressions qu’il utilisait au gré de ses envies et selon les situations qu’il vivait. Feindre la surprise face au refus si évident de son interlocuteur agacé, voilà qui avait été facile à réaliser. Oh, sans doute qu’une partie de son être était vraiment étonnée par la déclaration sans détours d’Allan, mais Misha s’était quand même attendu à ce qu’il lui réponde un truc pareil. La solitude pesait sur cet homme autant que sur lui, qui n’y pouvait pas grand-chose d’ailleurs. Allan avait certainement choisi cet état de fait, alors que l’ex-pirate était obligé d’exister seul. Seul loin des gens qui ne comprenaient pas ses manières et ses paroles, seul loin de ceux qui le jugeaient et en venaient à le détester simplement parce qu’il était différent.
Différent, mais pas complètement fou.

Il feignit donc la surprise une bonne minute avant que l’autre alchimiste ne revienne sur ses pas pour lui assener un dernier monologue chargé d’émotions. Satisfait, il devait l’être puisqu’il avait enfin pu se lâcher par rapport au comportement tout à fait provocant de Misha, mais enchanté, il ne l’était pas, car désormais il allait devoir se traîner un boulet au pied. Oh oui, Misha était un boulet lourd et persistant. Rien ne le ferait refuser une telle offre. Il se baissa pour ranger son archer près du violon, son unique compagnon de route, et soutint la boîte de l’instrument sur son épaule à l’aide d’une sangle.

− Alors il est temps de vous montrer qu’un « saltimbanque » - comme vous semblez croire que je suis – n’est pas aussi démuni de ressources qu’un homme de votre prestance.

Misha commença à marcher devant Allan, bien décidé à aller jusqu’au bout, un air trop guilleret pour que ce fut sincère sur le visage. Il était juste content de sortir enfin de l’ennui qui lui liait les mains depuis des mois, voire des années.

− Bon, qu’est-ce que vous faites ? s’exclama-t-il brusquement en se retournant. Vous comptez camper sur place ou bien faire cette petite virée qui nous excite tant ? Je sais que vous avez hâte de me voir jouer de mon archer ! Qui ne le serait pas d’ailleurs ? Je suis tellement doué. Un vrai mélomane comme vous en verrez rarement.

Ce fut à son tour d’être satisfait. D’un sourire de requin, il fit fuir les quelques personnes qui lui bloquaient le passage. Il ne savait pas trop ce qui l’attendait, et de toute façon ça ne vaudrait sans doute jamais les aventures qu’il a connues à bord du Leborean, mais au moins il avait de quoi s’occuper jusqu’à une date indéterminée. Peut-être jusqu’à ce que cet Allan ne lui plante un couteau dans le dos…

− « C’est une belle journée… » siffla-t-il.

Accompagné par son nouvel associé, Hivrenuit n’avait pour autant toujours pas résolu son problème majeur : retrouver la trace du blondinet. Mais si ce Drake devait avoir une utilité, son aptitude manifeste à récolter le moindre des ragots disponibles sur le port et à faire avouer n’importe quoi à n’importe qui par son débit insupportable le prédisposait à trouver cette information pour lui. Hivrenuit lui lança donc carrément :

« Puisque vous ne savez rien de précis sur le Seaforce, la première chose à faire est de nous faire renseigner par quelqu’un de plus au courant. Vous n’auriez pas ça sous la main ?

- Vous voyez ! Je savais que je serais utile, s’enthousiasma Drake. Bien sûr que j’ai ça sous la main ! Je connais une personne qui est toujours au courant de tout ce qui s’est passé sur les docks une heure au maximum après que ce soit arrivé ! On peut le trouver par là bas. »

Pointant un index par dessus son épaule pour indiquer la direction exactement inverse à celle dans laquelle il marchait, il fit aussitôt un demi-tour sur place et reparti avec entrain, suivi d’un Hivrenuit nettement plus sobre dans sa démarche. Les quais s’étaient rempli au fur et à mesure de leur discussion, et maintenant ils étaient bousculés de toute part par des dockers chargés de sacs et de caisses. Une dizaine de minutes plus tard, ils tournèrent à gauche sur une passerelle branlante qui, partant d’une jetée pourrissante, enjambait une langue d’eau verdâtre pour aboutir à un bateau en très mauvais état où dans le temps on avait du servir de l’alcool et des filles plus que raison.

« Il est où votre mec, demanda Hivrenuit d’une voix rapide. »

Pour toute réponse, Drake entreprit de faire le tour du pont, jusqu'à un petit escalier descendant à la cale dans lequel il s’engouffra. Dans un recoin, un coin de couverture poisseuse émergeait de la pénombre. Hivrenuit eu un rictus dégoûté. Drake se pencha et déclara :

« Ah bah nan, il est pas là… »

Misha aurait dû se sentir déçu par l’absence de l’informateur, mais au contraire son énergie redoubla d’intensité et il entreprit de fouiller les loques puantes qui séjournaient sur le sol à la recherche de quelque indice qui pourrait leur être utile. Allan l’observait avec toujours le même air dégoûté inscrit sur son visage. Il ne semblait pas prêt à aider son nouveau « coéquipier ».
Un « ah » de satisfaction s’éleva et aussitôt l’ex-pirate se releva afin de montrer sa grande découverte à Allan, tout fier de lui. Il lui tendit une flasque crasseuse, qu’il avait débouchée préalablement, et l’agita si près de son nez qu’il recula, un peu plus écoeuré encore. Il sortit un mouchoir d’une de ses poches pour ne plus avoir à sentir la forte odeur qui en émanait.

− Oui, c’est bien de l’alcool, et alors ? dit-il d’une voix voilée. En quoi ça peut nous intéresser ?

Pour toute réponse, Misha s’offrit une rasade. Allan crut qu’il jouait encore les imbéciles, d’autant que ce n’était pas très sûr de boire au même goulot qu’un sans-abri. Cependant le pirate blond ne parut pas le moins du monde affecté, bien qu’il cligna plusieurs fois des yeux en sentant l’alcool brûlant lui descendre dans l’œsophage.

− C’est une liqueur que l’on ne peut trouver qu’à un endroit bien précis, gargouilla-t-il ensuite entre deux rots fort peu élégants. Notre homme n’est pas bien loin.
− Et cet endroit s’appelle comment, exactement ?
− La taverne du Goéland à trois pattes, mon cher !
− …

Soupirant légèrement, Allan se contraint toute de même à suivre l’ex-pirate, dont la liqueur avait accentué la bonne humeur. Ils s’apprêtèrent à sortir de la planque quand une silhouette trapue et à la démarche gauche leur barra la route. D’autres la rejoignirent quelques secondes après, et on pouvait percevoir malgré l’obscurité leurs lames briller d’un éclat grisâtre.

− Alors, messieurs, siffla le premier individu d’une voix éraillée de gros fumeur, on s’est dégoté un petit coin tranquille pour faire mumuse ? On vous dérange pas trop ?
− À vrai dire, si, vous nous dérangez, répliqua Misha en posant les mains sur ses hanches. On avait envie d’essayer un truc nouveau pour mettre un peu de piment dans notre relation, mais votre venue a tout gâché. Vilains pirates.

Il sentit Allan se raidir derrière lui à l’entente de ses paroles, mais ça l’amusa plus que ça ne le gêna. Les pirates grognèrent et certains se mirent à échanger des murmures afin de savoir lequel d’entre eux irait trancher dans la chair de ces pédales en premier. Un commun accord finit par les décider : mieux valait qu’ils se jettent tous sur eux en même temps, et ainsi éviter qu’ils ne s’échappent à cause d’une brèche.
Brusquement, Misha s’avança dans la lumière d’une lanterne qui brûlait au-dessus d’eux, et attrapa le col du forban le plus proche. Ce dernier hoqueta de stupeur quand il comprit à qui il avait affaire.

− Tu… Tu es… ! bégaya-t-il, mais le blond l’arrêta en resserrant sa prise, le faisant suffoquer.
− Ouaip, je suis… ton pire cauchemar.

Ses lèvres pâles se retroussèrent sur ses dents du bonheur en un rictus sadique, puis il commença à rire méchamment. L’homme en profita, après un temps de figement effrayé, pour lui assener un coup de poing dans la mâchoire. La tête de Misha partit en arrière, et cependant il ne lâcha pas le pirate pour autant. Lentement, il la remit droite, révélant à tous le sang qui s’écoulait de sa bouche. C’était comme si ça ne lui faisait ni chaud ni froid. Il continuait de sourire.

− C’est… C’est LUI ! hurla l’un d’eux.

Ce fut la cohue générale. Tous les pirates déguerpirent aussi vite qu’ils étaient venus, laissant leur compagnon seul aux mains de l’être qui les horrifiait tant. Mais Misha daigna le laisser partir par pitié. Il n’avait que faire d’un imbécile puant qui venait de se faire dessus. Quand ils furent de nouveau seuls, le vagabond se tourna vers Allan, l’air guilleret revenu sur son visage.

− Bon, on y va ?

Après avoir fait son petit numéro de terreur des docks, Drake lui proposa cordialement de le suivre vers cette fameuse taverne du Goéland à trois pattes. Il accepta naturellement, conservant tout de même une certaine distance avec son « compagnon » tant pour des raisons de sécurité que d’hygiène et de réputation. L’épisode avec les pirates n’avait pas grand intérêt en soi, mais il lui avait permis de mesurer la notoriété de Drake : manifestement il était craint, et il l’était à juste titre. Mais même alors que le sadisme suintait par chacun des pores de sa peau et coulait de sa bouche à gros bouillon, il n’avait pu se retenir de jouer. C’était manifestement compulsif chez lui, et il devait d’ailleurs en souffrir : à coup sûr son besoin de sang était bridé par son envie de jouer au con. Parfaitement stupide et ridicule en tout cas.

Il s’arrêta soudain en remarquant que Drake n’était plus devant lui… Ni derrière. Manquait plus que ça, il avait décidé de se barrer ! Ce mec était usant, vraiment ! Insister comme ça pour venir et décider de se tirer après 10 minutes de recherche, c’était plus que de l’irrespect : il n’avait manifestement aucun sens de rien, ni de la courtoisie, ni de la peur, ni même de la douleur semblait-il… Et son sens de l’humour laissait lui aussi à désirer.

« BOUH ! »

Jaillissant d’une embrassure de porte, Drake venait de reparaître, et le menaçait de son archet.

« C’est là, dit-il en indiquant la porte d’où il sortait avec son bout de bois. »

La fameuse taverne du Goéland à trois pattes n’était en fait qu’une pièce même pas grande comme une salle à manger, avec des étagères à un bout et une planche soutenue par deux tréteaux au centre. Pas moyen de se gourrer quant à l’indic : il n’y avait qu’un poivrot attablé. Pas encore ivre mais presque, il regardait son verre d’un air interrogateur, comme s’il attendait que celui-ci lui dise quoi faire. Hivrenuit s’avança d’un pas décidé vers lui et attrapa la choppe pour le forcer à regarder vers lui :
« Il paraît que t’es au courant de tous ce qui se passe sur le port. C’est vrai ?
- Bigèrh
- Pardon ?
- Biègre, le pochtron désigna la choppe et insista, Bièrge ! »

C’est alors que Drake s’approcha d’Hivrenuit par derrière et, tout en lui tapotant sur l’épaule pour attirer son attention, lui glissa à l’oreille :

« C’est pas mon indic, lui c’est le patron. »

Hivrenuit laissa tomber la choppe dans un brusque accès de désintérêt pour la vie. Le patron… Le patron était manifestement son seul et meilleur client… Et l’indic était toujours pas là… Et tout cela commençait doucement à lui taper sur le système. Fort heureusement pour ses nerfs, Drake enchaîna aussitôt :

« Je sais où est ton mec : il est monté à la citadelle. C’est ce que dit le rapport de police en tout cas à ce qu’il paraît… »

Enfin une piste !

Allan s’était tourné vers « Drake » et avait haussé un sourcil interrogateur.

− Comment est-ce que vous savez ça, et surtout, pourquoi ne l’avez-vous pas dit plus tôt ?

Misha haussa d’abord les épaules d’un air de dire « mais je sais toujours tout, tout le temps », ce qui augmenta l’agacement d’Allan, puis se rapprocha du poivrot pour lui tapoter avec compassion l’épaule. Ce dernier émit un borborygme et laissa tomber pitoyablement sa tête sur la table. L’alchimiste aux yeux de glace se recula un peu pour ne pas se faire tacher par quelques gouttelettes de vomi qu’il avait régurgité une minute plus tôt.

− Assez joué, Drake. Comment vous êtes vous procuré ce fameux rapport de police ? insista Allan d’une voix lourde de menaces.
− Bin, par mon indic, pardi !

L’alchimiste leva les yeux au ciel puis respira profondément pour éviter de laisser sa colère le submerger. Misha l’observait d’un air insouciant, comme si son attitude tombait sous le sens, ainsi que ses mots.

− Et qui est cet indic ?
− Euuuuh, le truc avec les indics, c’est qu’on ne doit jamais donner leur identité. Sinon ils seraient graves dans la merde.
− … Certes.
− Rooooh, allez, arrêtez de faire cette tête ! s’exclama Misha en levant les bras vers lui. On a notre info, c’est pas ce qui compte ?
− … Certes.

Allan n’arrivait pas à dire autre chose. En même temps, il devait se douter que son étrange acolyte avait raison, du moins, ce qu’il disait était plutôt logique. Au contraire de son comportement. Misha venait à l’instant de s’étaler de tout son long pour attraper une bouteille de vin, qu’il ramena maladroitement vers lui et qu’il déboucha pour sucer le goulot comme si ça avait été une bonne bouteille de lait frais. Une fois qu’il eut fini, il lâcha la bouteille qui alla s’écraser lourdement à ses pieds. Mais il ne parut guère s’en soucier.

− Boooooon, il serait p’t-être temps d’aller à la Citadelle, non ? déclara-t-il judicieusement.

L’alchimiste se reprit à l’entente de cette phrase et hocha la tête pour approuver. Misha se laissa emporter par l’excitation et dans son élan, il claqua l’épaule de son compagnon avec une force déconcertante. Allan faillit s’étrangler et il ne put que lui jeter un regard noir pour indiquer que ce geste ne lui avait pas vraiment plu. Bien évidemment, l’ex-pirate ne s’excusa pas.



[HS : m'est avis qu'il faut faire un nouveau RP à la citadelle donc... À toi l'honneur cher Hivrenuit]

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