- début -



J’attendais dans une petite salle tendue de velours gris perle. L’ambiance était celle des pubs chics de Consortium, le wifi en plus. J’avais commandé un bourbon qui était arrivé avec un peu trop de glace, mais il était bon.

Je n’avais pas vu Seth depuis plusieurs mois. À la télévision il paraissait très las, et Daniel avait semblé dire qu’il était faible. Seth, faible… Je secouai la tête, on verrait bien. On verrait bien si Daniel avait raison. Daniel… À cette époque, chaque fois que je pensais à lui, je souriais légèrement, sans savoir si je ressentais de la tendresse ou de la jalousie – peut-être était-ce simplement de l’amusement ? Et chaque fois que je pensais à lui, je pensais à elle aussi. À Lili. Ma Lili.. La consonance similaire de leurs prénoms, la blondeur angélique de leurs cheveux… Mais tandis que je m’avouais encore être amoureux de Lili, je rejetais Daniel. Je ne voulais rien ressentir pour lui. Il n’était pas digne de cela. Son âme à lui n’avait rien de commun avec Elle. Il n’était pas doux mais caressant, pas sensible mais attentif – il était dangereux. Et il est toujours dangereux. Délicieusement dangereux, je le confesse, mais néanmoins potentiellement traître.

« Ash ? »

L’arrivée de Seth me tira de mes pensées. Il était effectivement très pâle. Ses vêtements, d’un style encore plus neutre que la dernière fois où je l’avais vu, effaçaient toujours davantage sa fine silhouette. Il était encore beau, mais trop maigre. Il y avait quelque chose d’extrêmement triste dans cette déchéance... Je ne prétends pas que j’avais de la peine pour lui, mais j’avais appris à admirer le personnage puissant qu’il était, et le voir si diminué m’inspirait une désillusion d’enfant.
Je me consolai en songeant qu’il serait plus facile à convaincre.

Seth laisse tomber lourdement son sac à ses pieds. Encore une matinée perdue en pour-parler inutiles. Il y aurait un procès, de nouveau, c’était inévitable. Il se tourna vers le miroir de l’entrée, fixant son visage émacié. Un pli amer se dessina à l’angle de la bouche, creusant encore d’avantage la joue pâle.
Il saisit la branche de ses lunettes et les retira lentement, jouissant presque de voir son image se troubler peu à peu, puis disparaître dans le brouillard. Il était fatigué. Fatigué des écrans, fatigué des téléphones, fatigué de la paperasse, fatigué des gens, fatigué de lui-même. Et il voyait mal, vraiment. A quel moment sa vue s’était-elle dégradée à ce point, bordel !? Ou alors c’était juste ça : de la fatigue.

Il ferma les yeux et expira succinctement, sa gestuelle entière signalait un mélange critique de lassitude et de colère. La mine sombre, les mouvements saccadés, emprunts de soudains amortis qui suspendaient l’action et la démarche insensiblement décousue et agressive, tout cela renforçaient son allure naturelle de fauve en cage. Il était habité, fiévreux, inquiétant. Son regard se posait brusquement sur les autres, les englobait longuement, les inondant d’intelligence ardente et de mépris. Il ne savait pas exactement ce qu’il valait dans cette affaire, mais eux, ces autres, ne valaient rien. Il ressemblait, en cet instant, à l'homme qu'avait été son père bien des années auparavant.
Aussi n’attirait-il plus la compassion, son cas était passé de mode. Et son nouveau personnage, cette apparition démasquée, choquait, irritait, dérangeait. Seth Liekaterinev, l’individu, n’intéressait plus personne, seul son statut attirait encore quelques charognards : « riche, célèbre et coupable ».
Coupable.
Coupable.

J’ai besoin d’aide.


***

Il traversa la salle en silence, appréciant le peu de présence à cette heure de la journée. Il n’avait pas envie de se faire emmerder. Il n’avait pas non plus envie de voir Ash d’ailleurs. Saloperie de Daniel…Et lui qui écoutait stupidement, qui se rendait à un rendez-vous comme un brave petit soldat. C’était n’importe quoi, vraiment.
Ash était en avance. Il était plongé dans une quelconque magouille intérieure et regardait distraitement la table, la tête nonchalamment appuyée sur le dos de la main. Il n’avait pas beaucoup changé depuis leur dernière rencontre. Il avait à peine l’air plus adulte, sa mâchoire et son nez se marquant un peu, ses épaules et son cou prenant de l’assurance. Mais il portait un trois pièce d’étudiant, visiblement bon marché quoi que regardable. Seth songea un instant que son jeans à lui tout seul devait avoir plus de valeur que l’ensemble de ce que portait Ash, cellphone comprit. Encore une belle connerie.

« Ash ? »

Ash accusa un court mouvement de surprise puis leva vers lui son joli visage légèrement mutin où ceux qui le connaissaient pouvaient percevoir, sous l’apparente sympathie du sourire, un léger frémissement mesquin, calculateur, perspicace. Seth se crispa encore d’avantage, il n’avait pas l’énergie de supporter ce genre de mascarade et répliqua d’une œillade glaciale au sourire enjôleur.
« Seth…En retard ?
- En avance. »
Grogna-t-il en s’asseyant nerveusement face au politicien en herbe. Il était toujours à l’heure. C'était à eux d'assumer leurs marges d'avance.
« Haha ! Je vois, tu as l’air en forme…
- Caaaptain obvious ! Écoute…j’ai pas le temps pour ces conneries. Tu veux quoi OGraham?!
- Okay! Je m’attendais à te voir plus entouré.
- Semés. La berline puis un taxi, je les ai largué sur MainStreet…De toute façon, ils n’en ont plus grand chose à carrer. Tu veux quoi qui nécessite qu’aucun putain de flic puisse t’entendre, hein? »

Le serveur avait fait mine de venir, mais un signe de Seth lui avait indiqué qu’il ne prendrait rien, alors il laissa les deux hommes seuls.

Seth entra directement dans le vif du sujet :

« Semés. La berline puis un taxi, je les ai largués sur Main Street. De toute façon, ils n’en ont plus grand chose à carrer… Tu veux quoi qui nécessite qu’aucun putain de flic puisse t’entendre, hein ? »

Seth ravalait du mieux qu’il pouvait son agressivité naturelle. Sa manière de parler de ses poursuivants, exaspérée, lasse et brusque à la fois, laissait entrevoir la bête traquée qu’il avait dû devenir au cours de son procès. Ash s’autorisa un instant pour observer les traits fatigués de Seth. Il revit en imagination les journalistes pressés autour de la silhouette haute, les dizaines de micros tendus vers la bouche fermée par le mépris et l’amertume, et les ombres en uniforme qui cernaient l’arrière-plan.
Daniel avait raison.

« J’ai un marché à te proposer. »

Un silence. Puis Seth se cala au fond de son siège avec une moue ironique. Il avait toujours eu à mon égard cette méfiance mêlée d’amusement, qui ce jour là peut-être se teintait d’un peu d’espoir. Je ne m’en offusquai pas. J’attendais sa réaction. Il dit simplement :

« Eh ben vas-y, crache le morceau. »

Mais il était nerveux. Ses grandes mains diaphanes tremblèrent légèrement quand il fouilla dans sa poche pour trouver un paquet de cigarettes. Il m’en proposa, je refusai. Il en sortit une pour lui.

« Il s’agirait de faire cesser la surveillance des cyber-cops sur tes communications. »

Seth regardait sa cigarette. Il en fit tapoter le bout contre la table pour tasser le tabac, puis la porta à ses lèvres et fit claquer le briquet. Ses doigts étaient presque aussi fins et blancs que le papier qui s’enflamma.
Il aspira en fermant légèrement les yeux, puis reposa sa main sur la table tout en soufflant la fumée entre ses lèvres à peine entr’ouvertes.

« Et tu ferais ça comment ? » dit-il en me décochant enfin un regard.

Je lui souris. S’il parlait de la manière, c’est qu’il était déjà d’accord pour la chose.

« Disons que je connais les bonnes personnes… Mais peu importe. Ce qui compte, c’est que je peux le faire. N’est-ce pas ? »

Il eut un léger haussement d’épaules avant de porter à nouveau la cigarette à ses lèvres pour aspirer une bouffée. Tout en expirant, il se mit à fixer l’extrémité rouge du petit cylindre, qui se consumait. Il avait tant l’air d’un fantôme, si pâle, ses yeux bleu clair perdus derrière la fumée blanchâtre, que je me surpris à penser que lui aussi, se consumait…

Et puis soudain son visage traversa la fumée, et tout son corps se redressa, ses coudes prenant appui sur la table. Il me fixa. Ses yeux de glace étaient remplis de la colère que j’avais appris à connaître par le passé, et dans le sourire sardonique qui étira ses lèvres, je lus la maturation acerbe de ses moqueries d’adolescents.

« Tu veux quoi, hein ? Tu veux que je fasse quoi comme magouille de merde en échange !? »

Je ne dis rien. Je crois que mon regard disait tout.

« Du fric ? »

Il avait dit ça d’un air de dire « c’est tout ? c’est tout ce que tu veux ? »
Qu’aurais-je pu vouloir d’autre ?

« Tss. »

Il eut un petit rire amusé.

Alors, aussi vite qu’elle était montée, sa colère retomba, ne laissant derrière elle que le sourire, car maintenant il connaissait toutes mes cartes, et il prenait conscience de la facilité avec laquelle il pourrait abattre les siennes. Il aspira une nouvelle bouffée qui sembla le calmer encore un peu plus, tout en continuant à rire silencieusement. Il riait mais j’allais obtenir ce que je voulais. Il allait accepter.

J’avalai une gorgée de bourbon, toujours en silence, un sourire serein sur les lèvres. Mais je regardais toujours Seth, je continuais de le jauger à chaque seconde. Ne jamais laisser un adversaire sans surveillance, surtout quand il est aussi impulsif et vacillant, pensais-je déjà à l’époque. Seth releva enfin la tête.

« C’est d’accord. »

Banco.