Fichtre, se dit Djazz après avoir lu l'une des innombrables affiches géantes collées depuis trois jours dans tout Range Harbor. Ils z-y vont pas avec le dos d'la cuillère. Une chance s'ils trouvent deux-cents types qui correspondent à tout ça.

"Hé, Djazzy ! Tu crois qu'j'ai un monceau d'chance d'êt'recruté ? s'exclama Monty en tirant la manche de la jeune fille.
- Monty, vermiceau sans cervelle, répondit elle en éclatant de rire. Ça s'pourrait pas, y a écrit "exclus, peur du noir" !!"

Les autres gars charrièrent Monty en lui frottant la chevelure. Celui-ci fit mine de bouder et la petite bande reprit la marche, longeant le port et discutant ferme sur qui pourrait être engagé et qui n'était pas apte. Tout le monde s'accorda à dire que si Djazz était un garçon, elle pourrait postuler et celle-ci s'emporta en répliquant qu'elle pouvait très bien se déguiser en garçon, qu'elle l'avait déjà fait et que, de toute façon elle allait en parler à ses parents.
La garçonne rentra donc chez elle et avant même d'être sûre que quelqu'un l'écoutait, elle annonça d'une voix forte :

"Hé ! Papa ! Maman !!... J'vais aller m'faire engager dans l'expédition scientifique !!"

Un silence.

"QUOI ???"

Victoria descendit précipitamment l'escalier en J, talonnée par Folq. Djazz se pencha pour embrasser sa soeur tandis que sa mère la faisait asseoir sans ménagement dans un fauteuil.

"Qu'est ce que tu viens de dire ?
- Ben... que j'veux m'engager dans l'expédition scientifique !
- Dougney-Adams ? sa mère ouvrait de grands yeux interloqués.
- Maman, maman, c'est quoi Dougney-Adams ? Mamaaan....!!! Maman c'est quoi Dougney-Adaaaams !!!
- Maman, j'ai toutes les conditions requises ! Ch'uis pas mauvaise en mécanique, j'sais piloter mieux qu'mes poteaux et j'ai une santé de fer...
- Mamaaaaan, maman c'est quoi Dougney...
- FOLQ !!! Va jouer à l'étage !"

La gamine détala et monta l'escalier à quatre pattes en appelant son frère jumeau. Victoria cligna des paupières deux ou trois fois, et reprit avec calme :

"Ma chérie, je crois que tu ne te rends pas comte... c'est un long et difficile... et dangereux voyage, dans des terres encore presque inconnues. Tu es trop jeune et inconsciente ! Ce n'est pas parce que tu mets au tapis les gars de ton âge en pilotant toutes sortes d'engins que...
- MA-MAN ! J'ai dix-sept ans !! les mousses font le tour du monde à dix ans à peine, y a même des gosses de l'âge d'Elektro qui s'embarquent !!
- Non. Allez, aide moi à faire la soupe, il est tard, les hommes vont rentrer.
- Mamie et toi vous êtes pas allées bosser aujourd'hui ?
- Mais, le magasin est fermé le lundi tu sais bien. Et toi ? t'as travaillé ?
- Ben, j'étais à la corderie... plus que trois semaines de contrat, vivement qu'je parte parce que ça pue, le chanvre. Mais du coup, si j'm'engage, j'peux toucher une bonne solde...
- Allume-donc le poêle."

Inutile d'insister. Djazz soupira. C'était pas facile de convaincre maman ! Elle allait sortir dans la cour pour charger du bois lorsque grand-papa Toaï surgit de l'atelier comme un diable de sa boîte en pestant :

"C'est-y quoi donc que cette histoire d'engagement, là hein ? On peut point travailler en paix, vous m'cassez les esgourdes avec vos jacasseries. Les vieux sont là pour trancher les conflits. Alors qu'est ce qui va pas avec la gosse ?"

Après une rapide explication que Victoria fournit l'air blasé, comme lorsque ses enfants annoncent une grande idée qui ne tiendra pas deux jours, grand-papa Toaï se gratta le menton avec une expression pensive, puis annonça qu'on attendrait que toute la famille soit réunie autour du repas pour en discuter. Il retourna ensuite comme il était venu dans son atelier et Djazz sortit chercher le bois.

"Moi je dis qu'il faut bien qu'elle prenne de l'expérience. C'pas en restant dans les docks qu'elle s'en sortira.
- Et pourquoi pas ?! On s'en sort toujours, on est la preuve vivante que...
- Allons, ça peut point lui faire de mal une dose d'aventure, pis elle apprendra une chose ou deux, ouaip !
- Moi j'veux pas qu'Djazzy elle parte !!! Moi j'veux pas !
- Hé ben moi j'm'en balance !
- T'es méchant Elektro !!
- Moi j'veux y aller avec elle, après tout ch'uis l'aîné !
- Si Billie l'accompagne... lui aussi aurait bien b'soin de se dégourdir la cervelle et les bras.
- Les deux ?! Billie et Djazz ?!!! Hors de question, deux paires de bras en moins...
- Allez, on est pas en difficulté... L'oseille rentre et puis, deux bouches en moins quoi !
- Ouaaais ! Billie et moi, on veillera l'un sur l'autre !
- Ouais, plus que jamais, hein Djazzy !!
- Pour sûr, on s'quittera pas de l'oeil !
- Allez, quoi...
- Alleeeeez !!
- Djazzy, quand tu s'ras partie j'peux avoir tes lunettes ?
- Non, j'les emmène...
- Et moi j'récupère le chapeau melon de Billie !
- Non, c'est moi qui le garde !!
- SILENCE ! Du calme !!!"

Tout le monde se tut lorsque Julev clama ces mots. On écoute le paternel.

"Grand-père Ashoka, Grand-père Toaï... votre avis ?
- Pour !
- Pareil !
- Bon, hé bien... alors c'est d'accord. Billie et Djazz, demain vous allez vous faire recruter, si vous n'avez pas changé d'avis."

Les deux jeunes gens se levèrent de table en hurlant, et s’échangèrent des poignées de mains, de poings en faisant de petits bruits jusqu'à ce que la voix tonitruante de Grand-père Ashoka leur ordonne de se rasseoir. Son allure imposante faisait régner l'ordre tout naturellement. Djazz et Rokkabillie reprirent donc leur place, nerveux et frémissants d'impatience, de curiosité, d'adrénaline et la tête pleine d'aventure.

"Pardonnez ma visite à l'improviste, qui n'a pas été mentionnée dans la missive que le centre vous a envoyé.
- Peu importe, asseyez-vous donc. Suzanne, apportez-nous de quoi se désaltérer, voulez-vous ? Je vous écoute, monsieur Brown. Alors, quel est exactement le motif de votre venue ?"

L'homme chargé par Dougney-Adams d'informer monsieur de l'Hesperanz n'était pas très à l'aise malgré le sourire et la voix réjouie de l'hypocrate. C'était un cyberpolitain vêtu d'un curieux costume vert foncé plutôt moulant. Ses bottes noires étaient matelassées comme les "doudounes" portées là-bas. Greta, appuyée sur le dossier du fauteuil de son père, observait l'allure de Brown avec curiosité. Il allait exposer les raisons de sa visite lorsque son regard se posa sur la jeune femme. Il hésita et dit d'une voix incertaine :

"Heu... sans vouloir vous offusquer, monsieur, les... cette expédition ne concerne que vous alors, il faudrait que mademoiselle...
- Oh, non... ma fille peut rester et écouter. Elle le doit, d'ailleurs, vous saurez pourquoi ensuite. Assieds-toi, Greta..."

Brown lui jeta un bref coup d'oeil lorsqu'elle s'installa, puis se racla la gorge.

"Voilà, je suis dépêché par monsieur Dougney pour vous informer de tout ce qui concerne les modalités du voyage et les conditions sur place.
- Avant que vous continuiez monsieur Brown, sachez que je délègue ma place, mes responsabilités et les fruits de ma collaboration à Greta."

Il désigna sa fille en lui posant la main sur le bras. Celle-ci sourit, ils en avaient longuement discuté auparavant. Greta connaissait les travaux de son père sur le bout des doigts, pour l'avoir aidé à de nombreuses reprises et parce que celui-ci la tenait informée de toutes ses avancées. Il savait que l'expédition se préparait et ne voulait pas quitter Sperandei, s'estimant trop âgé pour ce voyage bien qu'il n'aie que 52 ans. Il voulait aussi que Greta sorte des sentiers battus et bénéficie de cette opportunité.

Les paroles de Gamaliel interloquèrent Brown qui dévisagea la jeune femme. Celle-ci soutint son regard et il ne tarda pas à baisser les yeux. Puis il annonça d'une voix plutôt formelle :

"C'est assez irrégulier... Il faudra vous enquérir de ce qu'implique cette démarche auprès de monsieur Dougney lui-même.
- Ne vous en faites pas pour ça. Nous en avons déjà parlé. J'ai cacheté une lettre donnant mes droits et mes devoirs à ma fille.
- Euh, bien... alors, donc, je suppose que cela ne change rien pour les modalités que je vais vous annoncer. Tout d'abord, les informations pratiques, résumées sur ce papier."

Il tendit à Gamaliel trois feuilles agrafées. Il ne fit aucun geste pour les prendre, se contenta de sourire et Brown se tourna donc vers Greta qui prit les feuilles et les posa sur ses genoux.

"Bon, en tant que membre de l'équipe de recherche, vous ferez le voyage sur le Marie-Décembre, bâtiment alchimiste qui mouille actuellement à la Spiazza.
- Oui, je suis allée le voir avant-hier.
- Vous serez logée dans une cabine première classe, les repas se feront dans la salle à manger mais vous êtes totalement libre d'aller de la poupe à la proue à votre guise.
- Bien.
- Pour les bagages... Le matériel relatif aux travaux de l'équipe est pris en charge par l'expédition. En revanche, vous pouvez vous munir de quelques outils personnels, il ne faut pas que cela excède six kilogrammes. Pour les bagages que l'on appelle "trousseau" c'est à dire vêtements, accessoires et autres, vous pouvez emporter avec vous trente kilogrammes maximum.
- D'accord."

Greta papillonna des yeux et Brown déglutit.

"Le nécessaire de toilette est fourni, vous savez, comme dans les hôtels... tout sera dans la salle de bains de votre cabine. Cependant, vous pouvez à loisirs apporter vos produits. Ensuite, euh... il faudrait que je sache si vous préférez une cabine sans fenêtres, avec vue sur l'extérieur ou...
- Avec vue sur l'extérieur, s'il vous plaît."

Brown griffonna sur une sorte de formulaire, leva les yeux vers Gamaliel qui souriait toujours, impassible, puis se tourna à nouveau vers Greta.

"Voilà... ensuite, les terres du Néfer-Sund. Alors, les navires débarqueront dans une crique à quelques kilomètres du lieu des recherches. Tous les transports terrestres sont gérés par les Technologues. Une mission de reconnaissance il y a quelques mois avait monté une base d'architecture et de fonctionnement purement cyberpolitain. Une seconde mission est déjà partie pour l'agrandir, cependant tout restera de facture cyberpolitaine. Les logements seront moins luxueux que ceux du Marie-Décembre mais...
- Bien évidemment, nous n'y allons pas pour les vacances...
- Certes... alors, donc... pour les mages et les alchimistes, voire certains technologues qui le désirent, un assistant sera à votre disposition pour vous aider à maîtriser l'informatique et la domotique donc je dois savoir si vous souhaitez en avoir un ?
- Mmmh... un mode de vie cyber, c'est très intéressant ! Je crois que je vais prendre un assistant, oui."

Brown écrivit à nouveau sur son formulaire chiffonné. L'évocation d'un assistant lui avait fait penser à Tiburce. Elle ne lui avait pas demandé s'il souhaitait l'accompagner.

"Monsieur Brown, j'ai une question.
- Je vous écoute...
- Dans le cas où je ferais suivre mon valet, qui est fort jeune du reste... Quelles sont les démarches ?
- Eh bien, il peut toujours se faire recruter par les bureaux prévus à cet effet, comme les autres volontaires. Vous pouvez le pistonner et obtenir un papier l'autorisant à vous suivre, pour qu'il ne soit pas soumis aux réglementations concernant les recrues... Elles seront toutes logées avec les marins dans le Marie-Décembre, sauf les technologues assignés à la mécanique qui eux, resteront sur le navire à vapeur.
- Parfait, pouvez-vous m'obtenir ce papier qui l'autorisera à rester auprès de moi pendant les périodes de recherche ?
- Je... je ne suis pas sûr d'être qualifié pour ça..."

Greta adressa à Brown un sourire mielleux et dit d'une voix douce :

"Allons, vous ferez ça très bien. Je compte sur vous ?"

Brown déglutit et accepta, se concentrant sur son formulaire pour ne pas avoir à regarder la jeune femme. Lorsqu'il eut fini, il se leva, prit poliment congé et se fit raccompagner par Suzanne.
Gamaliel adressa un sourire amusé à sa fille :

"Greta, tu es incorrigible !
- Qu'y a-t-il ?
- Si tu crois que je n'ai pas remarqué tes mimiques... tu t'es amusée à le déconcentrer tout le long de la discussion !
- Oooh, c'était amusant, non ?
- Très. Il est sûrement bien content de s'en être allé !"

Sur ce, Greta sortit au jardin où elle était sûre de trouver Tiburce, afin de lui parler du voyage.

Debout devant leur père, Athénaïs et Virgile se regardèrent avec étonnement. Que pouvait-il bien avoir à leur annoncer à une heure si tardive, une demi-heure à peine après son retour ? Il s'était absenté toute la journée sans explication et sitôt rentré, avait fait appeler ses enfants.
A présent, confortablement installé dans un fauteuil devant le feu de la grande cheminée du salon, il les regardait d'un air enjoué.

"Mes enfants, je suis allé chez mon frère Orion. Nous avons longuement discuté, vous savez que c'est un fameux invocateur et qu'il fait partie de la section de recherches multi-castes. Il va partir dans quelques semaines avec l'expédition Dougney-Adams & Edhysson. Il m'a proposé de vous emmener."

Virgile se mit à réfléchir. Partir aussi loin du foyer ? Cela signifie abandonner ses petites habitudes, et se rendre utile sur place, c'est à dire : plus de siestes, plus de rêveries solitaires sur les branches du chêne... plus de balades à cheval sur le domaine, pendant... longtemps !
Fratel continua :

"Alors il propose de t'introduire, Athénaïs, près de lui en tant qu'assistante. Il ma' remis une lettre qui te donne accès à une cabine seconde classe, les premières classe étant réservées aux savants."

Athénaïs esquissa un sourire et son père se tourna vers Virgile.

"Quant à toi mon fils, nous avons convenu qu'il serait bon pour toi de te faire travailler. Tu es trop passif, tu vas te mettre en activité. Tu seras recrue.
- Vous voulez dire que je dois aller me faire inscrire au bureau de...
- Oui ! Cette seconde lettre, également rédigée par Orion, te fera passer d'office.
- Mais père, je ne connais strictement rien aux bateaux...
- Ne t'inquiète pas. Les matelots font leur travail. Les recrues sont des aides, ils protègeront la mission, enfin... tu verras sur place !"

Il y eut un silence pendant lequel Virgile circonspect écouta crépiter le feu de cheminée. Athénaïs à côté de lui commença à s'agiter nerveusement.

"Allez, prenez vos lettres, ne les perdez pas et laissez moi. J'ai du travail."

Ils s'exécutèrent et montèrent en silence jusqu'à leurs chambres, s'installant tous deux dans celle de Virgile.

"Virgile...
- Oui ? Qu'est ce qu'il y a ?
- Si je suis dans une cabine et toi avec les recrues et les matelots, tu sais ce que ça implique ?
- Ben... non.
- Que nous serons séparés ! Pendant toute la durée de la mission !
- Oh... oh, mais ne t'inquiète pas, on sera sur le même bateau, le bateau alchimiste. Nous pourrons nous voir.
- Mmm..."

Virgile prit sa soeur dans ses bras.

"Allez, ce sera amusant... Nous allons découvrir l'inconnu..."

Plus il y pensait, plus il se réjouissait. Après tout, c'est vrai qu'il avait bien besoin de se secouer, et un voyage ne pourrait lui être que bénéfique. Mais Athénaïs ? L'inconnu, pour elle, serait un danger permanent : ses peurs pouvant se réveiller n'importe où, n'importe quand. Il faudrait veiller sur elle sans avoir l'air de la couver.

"Allez, essaie de voir le côté positif. Tu va assister l'oncle Orion, nous ne savons pas grand chose de lui, il est certainement aussi gentil que père.
- D'accord, d'accord..."

Athénaïs se leva et se dirigea vers la porte.

"Bon, je vais essayer d'y réfléchir. A tout à l'heure !"

Ce matin-là, Billie et Djazz firent sonner leurs réveils à cinq heures tapantes et à six heures et demie, après avoir expédié le petit déjeuner, ils poussaient la porte du bureau de recrutement, à l'autre bout des Docks, presque à Stern Road. Ils avaient couru comme des dératés, coupant la route aux cabs, évitant les bourgeois qui pestaient ou les regardaient passer avec étonnement.
Le bureau était déjà plein lorsqu'ils entrèrent, et Billie poussa un soupir.
Ils attendirent leur tour avec une certaine impatience. Enfin, Djazz se trouva devant l'homme chargé d'interroger les volontaires.

Il regarda la jeune femme et leva un sourcil, puis se tourna vers son collègue. Ceux-ci sourirent mais le secrétaire prit tout de même un formulaire pour lui poser les questions d'usage.

"Nom ? Prénom ?
- Ashokatoaï, Djazz."

Le recruteur marqua un temps d'arrêt, ne semblant pas comprendre. Djazz sourit :

"Ashokatoaï, c'est mon nom. Djazz, mon prénom.
- D'accord... Genre ?
- Quoi ?
- Vous êtes une femme ou un homme ?
- C'te question ! Bah, ch'uis une femme !
- Oui, ça... ça va de soi. Maladies ?"

Djazz et Billie se regardèrent : "Quelle pet de zouille celui-là, évidemment qu'si on a une maladie on va pas l'dire !"

"Non. Ch'uis en parfaite santé.
- Bon... vous allez passer près d'un médecin. Seulement... votre cas est particulier car vous êtes une femme. Vous ne pouvez décemment vous faire ausculter par lui. Alors...
- Alors, quoi ? Y a d'autres femmes non ? Je sais pas, moi... pour la cuisine, la lessive... non ?
- Heee... en effet oui mais celles-ci sont engagées par la direction, non par volontariat.
- Bon, alors, j'passe devant ce fichu médecin oui ou non ?!
- Oui, oui. Calmez-vous... avez vous des compétences particulières ?
- J'sais piloter. De tout : des bagnoles, des motos, des engins qui vont sur l'eau ou qui volent... j'peux réparer ou bricoler... la mécanique, c'est mon domaine en fait.
- Bien, bien, bien... vous avez des certificats, ou... ?
- Ben, non. J'ai appris sur le tas mais j'ai pas peur de me faire mal. J'ai fait la HSPS pour la première fois cette année, et j'compte bien participer à la prochaine. Bon, je le vois quand ce médecin ?!"

Le ton et la détermination de Djazz vinrent à bout du secrétaire qui se décida à la faire passer par une porte derrière son bureau. Elle y entra et Billie s'avança. Le secrétaire ne put ignorer leur ressemblance, devina qu'ils étaient frère et sœur et soupira.



"Ashokatoaï, Rokkabillie. Ch'uis son frère et j'ai à peu près les mêmes compétences sauf que j'sais moins bien bricoler. Mais ch'uis habitué aux lourdes charges et à la baston.
- Et c'est tout ?
- C'est déjà pas mal, non ? Non, entre nous... c'est p'pa et m'man qui veulent que je veille un peu sur elle, voyez... elle est tellement tête brûlée... Ceci dit, elle a de la force, elle a pas l'air comme ça mais quand elle s'énerve, faut la ret'nir. Enfin, tout ça pour vous dire que, j'fais l'affaire quoi..."

Le secrétaire, d'un air las, désigna la porte. Au moment où Billie entra, un homme entra et se fraya un chemin jusqu'au bureau. C'était un cyberpolitain et il déposa un dossier sur le clavier de la machine à écrire.

"Salut, Johnson ! V'là le dossier avec les recrues pistonnées.
- Merci. Comment ça va, Brown ?
- J'reviens de Sperandei, là. On m'a envoyé chez un des hypocrates de la section de recherche. Ça n'a pas été de la tarte. Figure toi que ce vieux fou laisse sa place à sa fille !
- Sa fille ?
- Ouais, elle doit avoir, je sais pas... vingt-cinq ans... Mais elle est bonne, mon vieux ! Bon sang ! Elle me regardait, comme ça, j'ai du prier pour pouvoir me concentrer sur ma feuille.
- Vraiment ? Hahaha ! Sacré Brown, tiens...
- J'espère que j'aurais plus affaire à elle. C'est le genre, tu sais, à te faire faire la vaisselle et sortir les poubelles sans que tu t'en aperçoive. Bon, j'te laisse, j'remonte à la Citadelle. Bye !
- Bonne journée !"

***

"Mamaaaaan !!!
- Papaaaaa !! Papaaaa !! Maman !!
- Papi, papi, mamie et mamie !!!
- OH, LA FAMILLE !!!"

Djazz et Billie déboulèrent dans la maison [HS : à la Fred et George] en hurlant. Seuls les jumeaux et Sslam, à quatre pattes, sortirent de leurs chambres. Les adultes étaient au travail.

"Pourquoi qu'vous hurlez comme ça ?
- On a été PRIS !! On se taille ! On va au bout du monde !!
- Au bout du-du, au bout mon-monde, au bout du mooooooonde ! ♪
- ♫♪ Un jour je serai explorateeuuuuur, je voyagerai sans répit !!
- Je ferai tooooout pour être le meilleur et découvrir les pays !!! ♪♫
- Je parcourrai la terre entière, traquant avec espoir... !!
- ♪ ♫♪Les indigènes et leurs mystèèèères, les secrets de leur histoiiiire !!!"

Folq leva les yeux au ciel et se dirigea vers le réfrigérateur made in Consortium, nouvellement acquis et qui faisait la jalousie du voisinage pour y prendre un pot de confiture, tandis qu'Elektro entrait dans la danse avec ses aînés qui chantaient déjà n'importe quoi.

***

Les semaines passèrent et enfin, un beau matin ce fut l'embarquement général.

Billie et Djazz fendirent la foule amassée sur le quai pour gagner la passerelle. Ils débouchèrent devant la file de recrues qui montait petit à petit à bord. La famille s'arrêta au niveau des cordons prévus pour laisser de la place à l'équipage. Au moment où ils s'apprêtaient à se mettre à la file, un journaliste cyberpolitain surgit et les prit en photo sur le vif, leur adressa un clin d'oeil et se posta derrière eux.



Djazz fronça les sourcils et l'ignora tandis que Billie engageait la conversation :

"S'lut ! t'es journaliste ?
- Ouais ! et donc, toi... t'es recrue c'est ça ?"

Il sortit un carnet de sa poche, mais Billie n'en avait jamais vu de tel. C'était une fine tablette avec un écran lumineux et lorsqu'il écrivait avec un stylet les lettres se transformaient en caractères d'imprimerie.

"Et comment tu l'appelles ?
- Rockabillie, mais tout le monde m'appelle Billie. Et toi ?
- Mon nom est Johannes, je couvre l'expédition pour un journal indépendant de la Citadelle, j'ai eu du mal à obtenir un droit mais enfin, je ne suis pas mécontent. T'as l'air sympa, ça change des snobs que j'interroge d'habitude."

Billie se tourna vers le navire. C'était le plus grand bâtiment technologue, tout de métal construit, nommé le Blacksad. Les cinq cheminées ne crachaient pas encore leur vapeur. Des dizaines de véhicules diesel tout terrain montaient dans les cales par une autre passerelle, à la poupe. Les moteurs du bateau commençaient à vrombir prêts à recevoir la vapeur et les marins professionnels s'activaient. La file avança un peu.

"Magnifique, hein, Johannes ?! Le plus grand ! Il est encore plus beau que le Marie-Décembre.
- Mmmh... Et tu t'es engagé avec ton frère ?"

A ce moment, Djazz se retourna brusquement, sourcils froncés, faisant sursauter le journaliste. Billie fit un geste en direction de la jeune fille et sourit :

"Non, en fait, Djazz est ma soeur. Euh, c'est elle qui a eu l'idée de se porter volontaire.
- Ouais, ça nous changera un peu d'air... Pas qu'j'aime pas les docks, au contraire mais partir un peu ça fait pas d'mal.
- Donc, tu t'appelles Djazz, c'est ça ? C'est très intéressant !
- Qu'est ce qui est très intéressant ! Mon prénom ?
- Nooon, le fait que tu sois une jeune femme plein d'avenir et que tu t'embarques pour le bout du monde. Tu vas te sentir seule, non ? Au milieu de tous ces hommes...
- De quoi j'me mêle ? J'fréquente que des gars. J'vaux aussi bien qu'un gars et je me sens bien entourée au milieu des gars. Capish mon gars ?
- Oui, heu... oui, oui, bien sûr. Enfin, pour l'instant, tu es la seule que j'aie vue ici.
- Ch'uis pilote.
- Ah...
- Vous êtes de la Citadelle, hein ? Et ça vous étonne ?
- Ça m'étonne parce que t'es technologue, si tu avais été...
- Ouais, ouais, d'accord. Bon, j'espère que vous allez pas nous coller tout le voyage, hein."

Billie eut un sourire gêné à l'adresse du journaliste. Il chuchota :

"Elle est grognon, mais c'est un ange. Enfin, j'veux dire... faut la connaître, quoi...
- T'inquiète, j'ai l'habitude de me faire rabrouer."

Enfin ils arrivèrent devant la passerelle. Deux hommes assis devant une table demandèrent le papier confirmant leur embarquement et leur poste. Ils donnèrent ensuite à Djazz et Billie (qui avaient obtenu de ne pas être séparés) une carte avec le numéro du dortoir et de leur box.

Les frangins montèrent avec des frissons dans le dos, saluèrent deux autres hommes qui allaient dans le même dortoir et ils décidèrent de s'y rendre ensemble. Le petit groupe suivit les autres recrues, descendant dans les niveaux inférieurs par un escalier métallique. Puis ils débouchèrent dans un très long et large couloir. En fait, le dortoir à bâbord était celui des matelots et des mécaniciens de permanence et celui de tribord, pour les recrues qui seraient ensuite replacées au besoin.

Billie et Djazz se trouvaient dans la section 4, box 9. Il y avait dix sections séparées par de légères portes coulissantes. Celles-ci contenaient chacune soixante boxes de deux personnes.
Et le bateau était largement assez grand pour mille deux-cent recrues et près de cinq cents matelots et techniciens, sans compter ceux du Marie-Décembre plus tout le matériel lourd, les véhicules tout-terrain, et l'équipement. Une véritable armée pour une simple expédition scientifique...

Djazz commençait à se poser des questions lorsqu'ils arrivèrent devant leur box. Celui des deux autres hommes était juste à côté. Un box était en fait trois rideaux déroulants opaques, un lit superposé en métal style armée, bien vissé au sol par des écrous et deux petits placards, un en haut, un en bas. Dans le cas des boxes situés contre la paroi, comme celui des Ashokatoaï, les placards étaient incrustés. Pour ceux du milieu, ils consistaient en un grand casier également fixé au sol.
La jeune femme fut tirée de sa contemplation par Billie qui venait de jeter bruyamment son sac dans son placard. Il avait choisi le lit du haut.

"Bon, soeurette, tu t'installes ?
- Ouais, ouais ! Attends, c'est toi qu'as les cadenas ?
- Voui, tiens... Attends... là ! Ah, non. Euh... C'est sûrement ça... Hem, non. Mais où... ? Ah ! Tiens !"

Billie laissa tomber un cadenas et sa clé sans regarder et Djazz les reçut sur le crâne.

"Aaayeuuuh ! Mais fais gaffe !
- Oups, désolé."

Une sirène retentit, tout le monde se redressa. Des hauts parleurs accrochés aux poutres [HS: ça poutre !! =P] appelèrent les recrues sur le pont. Les dortoirs se vidèrent et bientôt, les moteurs se mirent en marche. Tout doucement, d'abord, puis la vapeur commença à cracher.
Tous les membres de l'équipage, recrues, marins, techniciens, mécanos, gradés et même le capitaine se penchèrent pour saluer les familles.
Djazz et Billie se démontèrent les bras à faire au revoir à la toute la smala. Les jumeaux hurlaient pour se faire regarder, Sslam agitait les bras et les pieds dans les bras de Victoria. Les femmes avaient les larmes aux yeux, les hommes se tenaient droit et tous avaient sur leurs visages un sourire de fierté.

"Où qu'on les met mam'zelle ?
- Ici, dans le coin."

Les matelots posèrent les lourdes malles à l'endroit indiqué par Greta et les poussèrent soigneusement contre le mur.

"Et voilà.
- Merci beaucoup messieurs !
- A vôt' service ! le capitaine attend tous les passagers dans la salle de réception dans trois quarts d'heure.
- D'accord."

Les deux hommes sortirent et Greta ouvrit ses malles pour ranger ses effets dans les armoires. Elle fit ensuite le tour de sa cabine : elle était plutôt spacieuse et comptait trois pièces : un petit salon / bureau, dont la porte donnait sur le couloir, une chambre presque entièrement vitrée depuis laquelle on voyait l'océan et une salle d'eau équipée de robinets. Plusieurs petits élémentalistes avaient été engagés pour fournir de l'eau pure aux membres de l'académie.

La cabine entière était décorée de chêne et de tentures rouges. Le parquet et les murs étaient légèrement gravés de symboles ésotériques, runiques complexes; probablement l'oeuvre d'un mage pour le compte d'un armateur superstitieux. Les vitres légèrement tintées étaient imbriquées dans des barres de plombs. Elles formaient des arabesques et chaque vitrail était légèrement tinté de couleurs différentes. La forme du baldaquin évoquait un cocon, ou plutôt un nid d'oiseau, par son sommier entrelacé et ses fines poutres sortaient directement de la paroi, comme si un mage avait fait pousser des branches d'arbre.

"Ce navire, en dehors de l'aspect technique, n'a rien d'alchimiste. Des mages ont travaillé à sa conception. C'est magnifique." se dit-elle en humant l'essence du bois. L'atmosphère douillette et intime de la cabine lui convenait parfaitement. Si Vasken était là...

~~~~~

"Pourquoi ne veux-tu pas venir avec moi ?
- Non mais, réfléchis... Je ne peux pas monter en cabine avec toi malgré tes relations, car je ne fais pas partie de l'équipe.
- Et marin ? Tu as quand même longtemps été marin ! Tu as toutes les chances d'être recruté.
- Mais enfin, Greta ! Tu imagines le scandale si on voit une scientifique renommée dans les bras d'un matelot ? Non mais, il y a des fois, je me demande où passe ta raison.
- Enfin, quoi, il suffira qu'on ne s'approche pas...
- N'importe quoi. Se voir de loin sans pouvoir s'approcher ni même se toucher relève du supplice. C'est stupide. Autant que je reste ici.
- Et sur le cargo technopolitain ?"

Il avait poussé un long soupir. Greta savait bien qu'il ne pouvait pas s'embarquer pour tout un tas de raisons mais jouait les gamines. Vasken la préférait en jeune femme douce et faussement ingénue qu'en impitoyable courtisane.

"Je ne risque pas de te perdre, au moins ?
- Que veux-tu dire ?
- Lorsque tu seras partie, je ne risque pas de te perdre, hein ?
- Je ne comprends pas, tu veux dire... tu as peur que je meure ou...
- Non, ce dont j'ai peur c'est que toi tu fasses une rencontre là-bas et que tu décides de ne plus revenir.
- Ooooh... mais, il n'y a aucun risque... j'aime la Sciutta plus que tout. Je t'aime plus que tout !! Pourquoi diable voudrais-tu que je...
- Ce serait terrible pour moi si tu ne revenais pas.
- Oh, allez, ne me joue pas les sentimentaux ! Quand tu trouveras mieux tu feras comme avec... heu... celle qui t'a appris l'astarnaï."

Vasken s'était levé brusquement, tournant le dos à la jeune femme.

"Ne me parle plus de ça.
- Tu as des remords ? C'est plutôt moi qui devrait en avoir.
- N'importe quoi. Je n'ai aucun remords. Et tu ne devrais pas en avoir. Le monde regorge d'affaires de maîtresses qui aident leurs amants à éliminer leur femme. N'importe quel homme après t'avoir connu serait capable d'égorger à mains nues...
- T'en fais beaucoup trop, là. T'es pas du genre à flatter dans le vide pourtant... De toute façon, je fréquente le moins possible les hommes mariés. Et puis, ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Au départ, j'étais venue te dire au revoir.
- Pourquoi est-tu cassante ? Tu ne m'aimes plus ?
- C'est abominable de penser une chose pareille."

Leurs au-revoir avaient été très longs. Et Vasken n'allait pas tarder à lui manquer...

A l'heure prévue, Greta se rendit dans la salle de réception. Le commandant attendait que tout le monde arrive et quand l'équipe de recherche fut au complet, il commença son discours de bienvenue. Celui-ci était intéressant et pas trop rébarbatif mais Greta fut interrompue dans son écoute par un "collègue" qui se pencha vers elle et murmura :

"J'espère que le capitaine ne va pas nous ennuyer tous les jours en bavardages..."

Greta se tourna vers lui pour répliquer: c'était Bismuth van Pocket, un savant technologue spécialisé dans la biologie de l'évolution. La trentaine, diplômé à en crever et sapé comme un chef d'entreprise. Il était malheureusement aussi prétentieux que beau garçon, et Greta profondément énervée par son allure de dandy suffisant dût passer outre les yeux noisette et la voix profonde pour répliquer d'un ton neutre :

"Rassurez-vous, il aura mieux à faire. Nous allons traverser dans une dizaine de jours une zone particulièrement dangereuse et turbulente et son attention sera accaparée par le maintien de notre cap."

Van Pocket déglutit mais ne se démonta pas et enchaîna la conversation, condamnant Greta à lui répondre. Il ne fallait pas se disputer et diviser l'équipe dès le premier jour. Le voyage risquait d'être long...

"Vous m'avez l'air bien renseignée !
- Je ne m'engage pas dans une partie sans en connaître tous les détails.
- Vous êtes mademoiselle de l'Hesperanz, n'est-ce pas ? Je voue un profond respect à votre père.
- Il vous en est reconnaissant, j'en suis sûre..."

Tu parles ! De l'Hesperanz senior n'a jamais pu supporter ce type.

"Si je puis me permettre, mademoiselle, vous apportez une vraie touche de raffinement à l'équipe.
- J'aimerais pouvoir vous dire la même chose..."

Bismuth hésita, analysant le sens de la phrase de Greta. Puis, sans se démonter, il continua :

"Vous n'ignorez rien du projet qui requiert notre savoir, je suppose ?
- Je ne serais pas là si ce n'était pas le cas. Je vous l'ai dit : je me tiens toujours au courant de tout ce qui concerne l'affaire dans laquelle je m'engage.
- C'est très sensé. Vous êtes une personne très intéressante, mademoiselle...
- Ah, tiens... on ne me l'avait jamais dit...
- Vous plaisantez ?!
- Évidemment."

Van Pocket éclata d'un rire parfait. Greta soupira et paria dans sa tête qu'il répétait trois fois par jour devant son miroir. Le biologiste lui jeta un coup d'oeil puis plaqua de sa main le côté de sa chevelure. Celle-ci, maintenue par une dose conséquente de gomina était déjà parfaitement lisse. Avec sa petite moustache et son sourire blanc, il tenta d'éloigner la froideur de Greta. Peine perdue.
Le capitaine acheva son discours de bienvenue, les applaudissement jaillirent puis tout le monde se dispersa vers les buffets, en petits groupes, se mélangeant aux gradés de l'équipage.

Greta se dirigea vers deux personnes qui discutaient près du saladier de ponch, des amis à son père qu'elle-même connaissait bien pour avoir de nombreuses fois assisté à leur travaux.
Bismuth van Pocket, une moue un peu frustrée sur le visage, s'éloigna enfin d'elle.

Orion Feliscorpus de Crihine repéra la silhouette menue de sa nièce, appuyée sur le bastingage. Le portrait craché de sa mère. Une jeune fille si talentueuse dans l'art magique mais si étrange, si frêle... Il ne parvenait pas à comprendre par quel fait étrange le contact seul et seul le contact de son frère pouvait calmer sa nervosité. Heureusement, se dit-il, qu'elle n’était pas constamment anxieuse.

« On ne voit plus Range Harbor... »

Athénaïs se retourna lentement. « Non... »
« Que fais-tu ?
- Je regarde le fond de l'eau. »

Orion regarda ses mains sur le bois : elle étaient crispées.

« Pourquoi restes-tu devant quelque chose qui te fait peur ?
- Tout ce qui m'effraie me fascine...
- Tu as peur des abysses ?
- Oui. Des gros poissons, des requins, des monstres marins, de l'eau noire et froide, de me noyer, de tomber tout au fond... »

Sa voix était monocorde et ses yeux continuaient à fixer l'écume. Orion lui prit doucement les bras pour l’entraîner au milieu du pont. La jeune fille sembla reprendre ses esprits, sourit faiblement et s'éloigna.

**

Dans la cale, assis sur des sacs de jute autour d'une caisse, quelques jeunes hommes faisaient une partie de cartes. Ils rigolaient fort, blaguaient, abattaient leur jeu avec de grand gestes. Une voix surgit d'un hamac suspendu près d'eux :

« Ho les gars ! Faites un peu moins de bruit, quoi ! Y en a qui rêvent, ici !
- Ça va, Virgile, tu rêves tout le temps, toute la journée, même au boulot, haha !
- T’arrive à te cogner aux poutres en plein jour tellement t'as la tête ailleurs...
- Ça va, charriez pas, quoi...
- Rhooo, allez viens donc jouer un coup !
- Je sais pas jouer au poker.
- On va t'apprendre !
- Non, je suis le genre d'homme qui se ferait plumer d'un coup...
- T'es trop gentil Virgile. Faut savoir être impitoyable !
- Dur !
- Insensible !
- Fort !
- Guerrier !
- Un homme, quoi !
- Allez donc jeter vos leçons aux mouettes ! »

Virgile sauta du hamac, passa devant ses camarades se recevant quelques tapes dans le dos au passage et monta sur le pont.

« J'l'aime bien moi Virgile, il est marrant... mais depuis hier il est bizarre...
- Ouaip... il est devenu moins drôle d'un coup d'un seul.
- Ptêt il a le mal du pays. On va le consoler d'un coup de gnôle ?
- Laissez-le tranquille quoi... ça fait depuis hier que vous lui rabattez les oreilles avec vos jacasseries. On s'en moque, pas vrai ? Il reviendra quand il ira mieux. »

Virgile traînait la botte sur le pont, cherchant Athénaïs du regard. Ne la trouvant pas, il se dirigea vers le mat au sommet duquel se trouvait la vigie. Il commença à escalader les cordages, croisant quelques marins au passage qui retendaient la voile. Ce n'était pas beaucoup plus difficile que les branches d'un arbre et a mi-parcours il fut pris de mélancolie en repensant à son chêne centenaire, au milieu du domaine, d'où il pouvait voir sa maison, le Castel et même les plus hautes maisons d'Alestra, au loin.
Parfois même il montait jusqu'à la plus haute branche, et quand le vent le permettait le ressac lui parvenait malgré la distance. Voilà qu'à présent il était au beau milieu de cet océan que souvent il avait observé, après avoir traversé Noghal au galop, puis Habiltas. La brise fouettait son visage comme au sommet de la falaise. Il s'approchait le plus près du bord possible, les bras écartés et le visage tendu. Combien de fois avait-il imaginé que, se jetant dans le vide, il étendrait les bras et planerait sur la ville ?

Virgile sortit de ses pensées et contempla la surface bleue, infinie et lumineuse. Il était à mi-hauteur à présent et se sentait bien. Il se sentait bien car le vent passait sous ses cheveux, dans sa chemise, entre ses doigts. Il était bien car entouré d'air pur. Il était dans son élément et le savait. Alors pourquoi, pourquoi malgré tous ses efforts, son pouvoir ne se manifestait-il pas ?

Enfin le jeune homme se hissa dans le nid de poule. La vigie se retourna et lui sourit. C'était un homme d'âge mûr et tous les contes de la mer jamais récités semblaient s'être inscrits sur sa peau, tracés par le sel, le vent, les lames. Il accueillit Virgile d'une voix rauque :

« Alors mon gars ? Tu es plutôt du genre poisson dans l'eau ou oiseau dans l'air ?
- Oiseau dans l'air. La lumière du soleil ne vous éblouit pas lorsque vous scrutez la surface ?
- Vise un peu l'oeil de Faucon ! Quarante ans que je suis dans les hauteurs, par dessus les voiles et les cordages. Jamais le fond de ma rétine n'a failli. Jamais. »

Il observa longuement Virgile.

« Toi, tu es heureux.
- Euh... oui... plutôt, oui.
- Non, pas plutôt. Je t'observe du coin de l'oeil gauche depuis que t'as commencé à grimpé. T'as souri que quand tu as dépassé le second palier, là.
- Je me sens bien, en hauteur.
- Mais tu cherches pas la hauteur pour dominer. Exact ?
- Euuuh... O___O Exact, oui.
- Tu aimes sentir qu'il n'y a rien autour de toi que l'onde, l'air qui souffle doucement.
- *o* Comment le savez-vous ?
- Je suis élémentaliste de l'air. Mais je n'ai jamais eu l'occaze de travailler mon pouvoir. Alors j'ai compensé en prenant de la hauteur ! Mais toi... tu vas dans une grande école, nan ? Tu fais qu'un avec ta magie ?
- Non, justement... je sais que mon élément est l'air uniquement par accident. Il s'est manifesté un jour de grand énervement, ce qui est très rare de ma part... Mais je n'ai jamais rien pu faire sortir de mes mains.
- C'est pas dans les mains que ça se passe.
- Pardon ?
- Si tu te jettes dans le vide, là, maintenant et que tu tends tes bras pour t'envoler... tu finiras en galette sur le plancher. Mais si tu fais qu'un avec l'atmosphère, si tu deviens air, vent, si tu entends chanter les sylphides au moment où tous tes membres se détachent du solide alors elles viendront sous ton ventre te soutenir, elles te prendront par les bras et les jambes pour les rendre plus légers. Et tu te posera en douceur sur le plancher des vaches. »

Virgile resta un moment interdit en réfléchissant aux paroles de Faucon. Puis il regarda en bas.

« Comment vous pouvez le savoir ? Vous n'avez jamais... o____ê
- J'ai déjà fait l'expérience. Allez, mon gars ! Grimpe sur la balustrade et laisse toi tomber.
- Vous êtes fou ! Je ne vais pas me jeter dans le vide !!
- Tu veux ressentir la force de ta magie ?
- Mais oui !
- Tu veux apprendre à te souder à ton pouvoir ?
- Évidemment !
- Alors, vas-y ! »

Virgile regarda Faucon d'un œil suspicieux, puis enjamba le bord du nid-de-pie et redescendit calmement jusqu'au pont.

*Vieux fou ! * se dit-il au moment où on l'interpellait pour qu'il vienne aider d'autres recrues à déplacer des caisses.