Dans l’après-midi paresseuse d’une fin de printemps, Magica descendait les rues d’Alestra en compagnie d’Elwenn et de Jeanne Orlianne. Mage, transmutatrice et cyberpolitaine, leur trio attirait l’attention des passants, mais aucunes d’entre elles ne l’avaient remarqué, absorbées qu’elles étaient dans une discussion sur le bien fondé de l’utilisation de la magie comme arme. Jeanne, alchimiste et très attachée à ses origines, ne pouvait que justifier la seule protection de taille de sa caste, bien qu’elle fût avant tout persuadée que Cyrène ne pourrait survivre qu’en entretenant de bonnes relations avec ses voisins. Elwenn pour sa part, ancrée dans la plus profonde non-violence, soutenait comme à son habitude que rien ne pouvait justifier cette dénaturation aberrante de la magie. Magica, finalement, semblait être seule à ne pas se sentir véritablement impliquée dans le débat : pour elle la magie était une arme comme une autre, et elle ne voyait absolument pas l’intérêt de critiquer la violence entre personnes intelligentes.

Fumant ses roulées les unes après les autres, elle les écoutait d’une oreille distraite tout en regardant les vitrines de couturiers. Parfois une remarque l’interpellait, ou Elwenn demandait son arbitrage, mais dans tous les cas elle savait déjà de quel côté était la raison et préférait donc se consacrer aux vêtements. Habiles, vraiment, ces robes étaient pour certaines tout à fait somptueuses, mais, comme tout ce qui était estampillé Haut-Larosée, hors de prix. Une cape néanmoins attira son attention, et elle se promit d’y revenir pour griller ses économies du mois.

En arrivant sur le front de mer, un rayon de lumière se reflétant dans les vagues l’éblouit, et quand elle rouvrit les yeux, la perspective ouverte sur toute la baie, de la Lisière à la Spiazza, lui fit remonter le temps jusqu’au jour de sa rencontre avec Elwenn, à cet endroit précis, 10 ans plus tôt. Elle était descendue profiter de l’air frais du matin et des rues de l’Aere Sciutta, quand arrivant face à la mer elle avait aperçu loin sur sa droite d’étranges volutes d’Energies irradiant autour d’une silhouette de petite taille. A mesure que celle-ci se rapprochait, elle pu distinguer ses cheveux bruns, et surtout son fauteuil roulant qui donnait l’impression qu’elle était petite, de loin. Des flux émanaient en permanence d’elle, se dirigeant vers tous les passants, comme si elle leur parlait par télépathie à tous. Leurs réactions étranges la convainquirent d’esquiver celui qui se dirigeait vers elle, et finalement de lui intimer de la laisser tranquille. Tout le monde cependant n’en était pas capable, et elle pouvait voir les courants d’Energie devenir plus agités et violents, plus pâles aussi, caractéristiques des pensées intenses et des émotions puissantes. Les réactions des passants s’en ressentaient, et bien que la plupart d’entre eux sortissent sans dommage de la zone d’action de ce redoutable pouvoir, une dame, soudain, cria et s’effondra sur le sol : Elwenn.

Son empathie incontrôlée lui avait fait endurer les émotions de tout ceux qui se trouvaient là... Horrifiée, elle était tombée à genoux en hurlant de terreur. Elwenn se souvenait encore des images de tuerie, de sang et de mort répandues alors dans les esprits, et du contact dur des pavés sous ses ongles.
Elle avait réussi à se contrôler, laissant les sentiments passer à travers elle. Puis elle avait activé sa pierre d'Espalis qui, virant au rouge, avait fait cesser les cris dans son esprit.
Elle s'était relevée avec difficulté, aidée par une main étrangère : Magica
-Ca va aller ?
-Oui, je vous remercie, répondit-elle encore un peu secouée.
-C'était vraiment... étrange.
C'était ainsi qu'elles avaient engagé la conversation, sur un sujet qui allait être celui de bien des réflexions à venir : la magie et l'énergie.

Elwenn revint à l'instant présent, Magica pensait elle aussi au moment de leur rencontre, ici, il y a bien longtemps... Elwenn était heureuse de retrouver la présence familière de sa vieille amie : ses pas qu'elle se forçait à ralentir, l'odeur de fleurs brulées qui imprégnait ses vêtements, et les habituelles conversations sur la magie...

La télépathe revint à la conversation en cours avec l'alchimiste. Elle réfléchit un instant et reprit :
-Ce que vous ne semblez pas comprendre, Jeanne, c'est que la magie n'est pas une arme. Elle circule en tout et toujours. Elle est source de vie, elle est la vie elle-même. Elle fait partie de nous, elle est comme le sang qui coule dans nos veines ! Si le feu qui agite notre sang nous fait combattre parfois, il n'est pas pour autant une arme... La magie ne doit pas être utilisée comme une arme car elle ne doit pas être considérée comme telle !
Elwenn soupira, la compréhension mutuelle avec les alchimistes était toujours difficile... Elle n'aimait pas la conception qu'ils avaient de la magie, et l'idée de voir cette vision des choses se propager du côté mage la préoccupait.

Les trois jeunes femmes s'arrêtèrent sur le quai et le vent salé fit voler leurs cheveux sombres. Ils y avait des odeurs de mer et d'algues, quelques cris de mouettes répondant à ceux des marchands et le bruit des pas des dalles de pierre... Les trois petites fées d'Elwenn voletait autour d'elle comme des libellules, se juchaient sur ses épaules ou disparaissaient dans les plis de ses vêtements.

Changeant totalement de sujet, Jeanne, la transmutatrice, proposa de se rendre dans un café qu'elle connaissait. Magica approuva et, malgré sa réticence à se rendre dans les endroits très fréquentés, Elwenn céda devant son enthousiasme.

Emboîtant le pas de Jeanne, ravi de la nouvelle tournure que prenait leur virée, Magica jeta son dernier mégot dans la mer. Les cendres et les quelques feuilles séchées non encore brûlée se détachèrent du papier détrempé pour flotter quelques instants à la surface. Elle détourna le regard, et évita de peu la collision avec un passant pressé.

Le chemin n’était pas long jusqu’à l’enseigne où les mena Jeanne : il suffisait de remonter un peu en direction de Consortium, et un promontoire plus ou moins naturel offrait à la terrasse une superbe vue sur la baie. L’influence des technopolitains se faisait beaucoup sentir dans ce quartier, à une heure à peine à l’Ouest de Technopolis : le café ressortait au milieu de tous les bâtiments qui l’entouraient, comme un éclat de métal au milieu de la pierre brute. Magica poussa la porte vitrée et retrouva une ambiance dans laquelle elle se sentait tout à fait à l’aise, quoique la fréquentation ne soit pas tout à fait la même à la Spiazza que dans Consortium. Une bonne trentaine d’alchimistes emplissaient la salle, dans une rumeur sourde à la fois chaleureuse et réconfortante. Du coin de l’œil, elle vit Elwenn activer sa pierre pour couper court au brouhaha télépathique qui ne manquait pas de l’envahir à chaque fois qu’elle arrivait dans un lieu un tant soit peu fréquenté.

Jeanne s’avança vers le comptoir, échangea quelques mots avec le barman, puis revint vers elles :

« Je nous ait prit un salon privé à l’étage, on sera plus tranquilles »

Un air de soulagement se peint sur le visage d’Elwenn. Elles traversèrent la salle, montèrent l’escalier en colimaçon jusqu’au couloir du premier, et entrèrent dans un des petits salons habituellement réservés aux affaires. Deux banquettes rembourrées entouraient une table en bois, la fenêtre ouvrait, à l’opposé de la porte, sur la mer. Magica s’affala à côté de la fenêtre qu’elle ouvrit. La conversation reprit sur un ton léger :

« Je suis allé au cinéma il y a pas longtemps, voir un film qui devrait vous plaire si vous trouvez le courage de remonter jusqu’à Consortium dans les prochains jours. Un genre de reportage romancé sur tout ce que les mages pouvaient apporter aux Cyberpolitain, c’était pas mal tourné, ça sortait de la logique de sous-développement qui plane toujours sur vous, là-haut…

Le serveur entra sur ces entrefaites, trois tasses de café brûlantes et une carafe de lait sur son plateau. Jeanne s’en saisit et précisa :

« J’ai commandé pour vous, j’espère que ça vous convient.

- C’est parfait, merci, reprit Magica, pourriez vous aussi nous apporter un peu de miel, s’il vous plait. »

Elwenn était restée pensive quelques instant, sans doute en réaction à la proposition de Magica. Elle lâcha doucement :

« C’est vrai que vous êtes bien étroit dans vos jugements à force de ne croiser personne d’autres que vos pareils… Tu ne préférerais pas descendre t’installer au moins dans la ville elle-même ? Ca doit être usant de vivre exclusivement dans du métal et du plastique.

- Ah non ! Je suis trop attaché à mon appartement toujours climatisé et au réseau partout pour y renoncer comme ça… »

Magica saisit à la suite d’Elwenn la tasse que Jeanne leur tendait, et en but une petite gorgée.

« Et puis redescendre ici trois fois par semaine pour me promener ça me suffit amplement, il faut pas… »

Magica s’interrompit à nouveau, son regard croisa celui d’Elwenn qui lui sembla flou, puis elle senti ses yeux se fermer et bascula.

Le café avait un goût étrange... Elwenn entendit son amie s'effondrer à côté d'elle. Ses propres pensées ralentissaient. Un goût amer... pavot, mandragore... guet-apens. Elle ne put en comprendre davantage, il était déjà trop tard. Impuissante, elle sombra dans une torpeur hallucinatoire, puis un sommeil profond.


Elle se réveilla avec l'esprit embrumé. La tête lui tournait, le sol lui semblait instable. Elle sentait sous ses doigts un plancher rustique. Le bois grinçait au dessus de sa tête, des pas, des voix d'hommes, un grand tissu battait au vent. Le sol tanguait toujours, l'air était lourd et humide... Une vague s'écrasa soudain sur la proue.
Un navire... Elwenn se redressa et des chaînes cliquetèrent à les pieds. Elle jura : sur un navire, et enchaînée à fond de cale !

La mage s'empressa de désactiver sa pierre d'Espalis pour y voir plus clair. C'était bien un navire, un grand, et en pleine mer. Elle pouvait sentir la présence des marins au dehors et des poissons au dessous. Magica était à quelques mètres, toujours inconsciente. Les trois fées languissaient dans une cage à oiseau... Jeanne n'était pas là.

Alors qu'elle tentait de réveiller Magica, Elwenn entendit deux homme approcher. Ils descendirent une échelle de bois, sautant les derniers bareaux et faisant tinter du même coup les boucles de leurs bottes et la quincaillerie à leur ceintures.

Le premier homme s'approcha tandis que l'autre restait en retrait. Sans doute le capitaine et son second.
-Alors ! Bien dormi ma jolie ? S'enquit le capitaine d'un ton railleur, J'irais droit au but, je ne veux pas perdre mon temps et toute manière vous finirez par le savoir, donc je vais vous expliquer pourquoi vous êtes là...
- Où est Jeanne ? L'interrompit Elwenn.
La question sembla amuser le capitaine, mais il continua indifféremment de sa voix rauque.
- Vous êtes toutes deux éneigènes, vous avez mené des recherches sur votre race, sur l'Energie, etc... Et moi je cherche votre cité : la cité des Eneigènes ! Merveilleuse coincidence n'est-il pas...
- Nous ne savons pas plus que vous où elle se trouve.
- Oh, oui je m'en doutais... Mais voyez-vous j'ai là une boussole "magique" censée nous mener à elle. Celui qui me l'a vendue m'a affirmé qu'il suffisait d'y placer une... pierre d'Espalis.
Il arracha brusquement son collier à Elwenn, et ne garda que le pendentif, jetant par dessus son épaule la chaîne qui atterit dans les mains de son second. Il se pencha vers la magicienne.
- Activez-là.
Elle ne répondit pas.
- Bon, soyez gentille ou dites adieu à la petite blondinette ailée. Elles valent plus cher vivantes, mais bon...
Le capitaine dégaîna son sabre et s'avança vers la cage des fées, qui restèrent cependant stoïques.
- Les filles de Lãna n'ont pas peur de la mort. Rétorqua Elwenn la tête haute.
- Ah oui, j'oubliais que vous croyez à la vie éternelle... Soupira-t-il. Bon, et est-ce que votre amie Magica vous attendra aussi dans l'autre monde ?
Il fit volte-face, gagnant l'autre côté de la pièce.
- Vous ne voyez pas ce que je fais, donc je vais vous le raconter : votre camarade dort encore (tant mieux pour elle), alors je la prends délicatement par les cheveux de ma main gauche et de la droite, je met ma lame sur sa belle gorge. Suis-je assez clair dans ma description ?
- Vous avez besoin d'elle, vous ne le ferez pas... pas tout de suite.
Le capitaine secoua la tête en sifflant entre ses dents, il n'aimait pas ce petit jeu.
- Télépathie, hein ? C'est agaçant... Il revint en quelques pas auprès d'Elwenn pour lui susurrer ses menaces à l'oreille. Dans ce cas, madame, vous saurez que je n'esbrouffe pas si je vous dis qu'elle n'aura pas besoin de ses deux jolies petites mains pour faire ce que l'on attend d'elle...
Elwenn sentit une boule dans sa gorge, le capitaine afficha un sourire sardonique... elle céda.


Ce n'est qu'une fois les deux homme partis que la mage commença à trembler. Elle avait gardé contenance devant son ravisseur mais elle recevait maintenant de plein fouet toute ses menaces et son agressivité. Les larmes coulaient malgré elle, respirer devenait difficile. Elle resta un long moment recroquevillée à étrangler ses sanglots convulsifs...
Elle parvint finalement à se calmer, sa respiration reprenant peu à peu son rythme normal.

Elwenn avait l'esprit vide et les nerfs épuisés... A ses côtés, Magica commençait à s'extirper de son sommeil narcotique.