Voilà une petite remise en forme/concentration/réécriture du Rp de Yhuk et Argana !
NB : Wolfy a prévu de refaire les 2 premières illu + de faire un dessin de yhuk jeune dans la grotte.
Chapitre 1 : Pied à terreCela faisait plus d’un mois que Le Dragonder errait sur les flots. Plus d’un mois que l’équipage n’avait pas remit les pieds sur la terre…mais ils n’allaient pas tarder à la retrouver.
À l’horizon, les courbes irrégulières d’une vaste île se dessinaient. Les marins sentaient déjà leurs cœurs battre à l’idée d’aller à terre. Ils pourraient sentir le sable chaud sous leurs pieds nus, les galets qui jonchaient les rues des villes, l’odeur des arbres et de la terre… Ça sentait surtout l’amour tendre et le goudron des chambres des filles de joie.
Assis sur le toit de la cabine de son père, un jeune garçon roux observait l’excitation ambiante. Il s’appelait Argana. Ses jambes se balançaient dans le vide, il avait l’air rêveur… mais son sourire espiègle était la preuve qu’il savait pertinemment à quoi était due toute cette agitation. Lui-même était impatient de descendre du bateau, mais pour d’autres raisons : il voulait voir de nouvelles têtes.
Ici, sur le bateau, il connaissait déjà tout le monde, et durant ce voyage il s’était bien souvent ennuyé. Il avait tenté de faire le pitre à de nombreuses reprises, mais ses petits tours n’agaçaient plus personne, et on ne lui prêtait plus attention.
Le navire accosta enfin dans la petite ville de Mi-Lieux. Les hommes se ruèrent hors du bateau, et bientôt disparurent dans les rues du port. Les derniers à sortir, plus calmement, étaient le Capitaine Shester et ses deux fils ainés, qui laissaient le petit frère seul sur le navire. Bien entendu, ils savaient qu’Argana n’allait pas rester sagement assis à attendre leur retour… mais ils savaient aussi qu’il n’irait pas vagabonder très loin.
Dès qu’il fut seul, l’enfant descendit de son poste d’un bond assuré. Il prit le chemin des commerces : c’était là où il y avait le plus de monde à rencontrer ! Plonger dans la foule, se perdre dans la masse, se laisser emporter par la marche de tous ces gens qui ne le voyaient pas se faufiler parmi eux… Il adorait slalomer, éviter, se courber, se redresser, s’écarter, trottiner, faire volte face, un petit saut par ci, rebond par là… Bref, il aimait jouer de son agilité naturelle et de sa petite taille pour se frayer un chemin aléatoire dans cet océan compact de passants du dimanche.
Et puis, il s’arrêtait devant les spectacles de rue. Argana trouvait cela fantastique et se laissait facilement charmer par la magie du geste, la poésie du moment, la technique du mouvement, la précision de l’action… Il n’avait pas vraiment de préférence, tout l’attirait : le spectaculaire cracheur de feu, l’incroyable jongleur, l’hilarant clown, le mystérieux charmeur de serpent, l’intrigante diseuse de bonne aventure, la gracieuse contorsionniste (bien que pour cette dernière, il en restait toujours un peu étourdi et massait inconsciemment ses articulations qui lui paraissaient tout à coup étrangement douloureuses)… Lorsque leurs démonstrations étaient finies, il allait voir celui qui avait exécuté l’exploit et se mettait à lui poser des tonnes de questions dont son âge permettait l’agaçant flux.
Il passait donc la plus grande partie de ses journées de repos à arpenter la ville et à faire connaissance à gauche et à droite pour avoir sa dose de discussions en tout genre. Le soir, il rentrait au bateau ou l’on préparait un nouveau menu : le plat régional généralement, et il goûtait à un peu de saveur de ce continent, de ce pays, de cette région, de cette ville, et essayait de la garder en mémoire.
Mais le moment vint où il fallut repartir. C’était le dernier soir et les marins, le sourire aux oreilles, les joues roses d’alcool et de nuits peu chastes, montaient à bord du navire avec un petit pincement au cœur. Ils allaient repartir pour quelques semaines en mer, ou même quelques mois…On ne savait jamais vraiment. C’était comme ça pour toutes les villes portuaires – et il n’y avait pas de raison pour que ce soit différent cette fois là, à Émerillon…
Chapitre 2 : Le temps est un navireLe soleil n’était pas encore levé.
Au-dessus du port de Mi-Lieux, un croissant de lune brillait faiblement, et le doux son du ressac berçait la ville endormie dans l’air frais de la nuit. Dans la petite chambre d’une auberge, un vieil homme ouvrit les yeux.
Il était à peine quatre heures du matin, et Yhuk’ta Shwarin, soixante-huit ans, se réveillait déjà. Il dormait de moins en moins – à cause de la vieillesse, sûrement. Foutue vieillesse…cette chienne lui volait le peu de temps qui lui restait…mais il s’était résigné. Après tout, à quoi bon s’insurger contre le cours naturel des choses ? Il avait passé sa vie à lutter contre les hommes, il ne passerait pas sa mort à lutter contre le temps.
Il se redressa dans son lit et s’étira – ses vieux os craquèrent dans le silence.
Son regard endormi erra quelques instants dans l’obscurité. Il alluma une chandelle, la lumière éclaira la pièce, et il vit la lettre. Il se leva, fit quelques pas, et la prit entre ses mains encore une fois, pour la relire encore.
Ses doigts fins, creusés de craquelures, frôlèrent le papier qu’une encre noire avait couvert d’une écriture régulière et penchée. Des lettres joliment dessinées, mais parfois tremblantes – elle vieillissait, elle aussi.
Il avait reçu cette lettre deux mois plus tôt, alors qu’il était encore en Hérakléo. Il avait répondu pour le moins succinctement : « J’arrive. »
Et désormais il était à Mi-Lieux, sur Émerillon. Son voyage jusqu’à Range Harbor touchait à sa fin. Il attendait depuis une semaine que passe un navire qui voudrait bien l’emmener là-bas, et il en avait enfin trouvé un : Le Dragonder. Le capitaine lui avait demandé de se présenter ce matin même, à l’aube.
« Allez, il faut que j’enfile quelque chose de décent… » pensa Yhuk en jetant un regard dubitatif au pyjama informe qui couvrait ses vieux os.
Dehors, les premiers rayons du soleil étincelèrent sur la surface calme de l’eau.
Le jour se levait.
Chapitre 3 : Embarquement aux auroresLe ciel était rose pâle, grisonnant, et tirait doucement vers un bleu ocré.
Il était tôt, très tôt mais déjà une certaine agitation négligée se faisait sentir sur les quais du port. Des hommes allaient et venaient d’un pas lourd et peu motivé, chargeant les dernières provisions, les dernières caisses, marchandises qu'on devait emporter sur d'autres rives.
Argana s’était levé, et traînait sur le pont. Cette fois-ci, l'équipage allait mettre le cap vers Range Harbor. Cela faisait bien longtemps qu’ils n’étaient pas allés là-bas, mais de nombreuses commandes les poussaient à s’y diriger. On devait larguer les amarres d’ici une demi-heure, une fois que le soleil aurait illuminé la voie. On serra des nœuds, on tira des cordes, on ouvrit les voiles… Tout était presque prêt.
C’est à ce moment là qu’un vieil homme s’approcha – il était manifestement d’origine kwanaïn vue sa peau brune, son accoutrement et sa plume dans les cheveux. Son unique cargaison était un sac bien rempli, mais il avait un peu de mal à le porter sans qu’il ne glisse sur le côté.
Le Capitaine, l’apercevant, se dirigea vers lui en tendant une main robuste et cornée. Yhuk’ta serra cette grande main, levant la tête vers le géant à qui elle appartenait. Le capitaine était doté d’une barbe généreuse, noir de jais, qui lui recouvrait une grande partie du visage, et son front était obstrué par un grand beau chapeau ombrageant ses yeux d’un bleu d’azur. Un seul mot pour le décrire : impressionnant – surtout pour Yhuk qui ne pesait pas lourd du haut de son mètre soixante.
Voyant que l’ancien peinait avec son sac, le Capitaine lui demanda s’il ne voulait pas qu’on s’occupe de ses affaires pour alléger ses épaules. Sans même attendre la réponse, il appela : “ARGANA!!!”
Rien.
«Mais où est-ce qu’il est ce vaurien ?! ARGANA!! Ah! Non mais je vous jure! »
Suite à ses appels tonitruants, un petit garçon à la chevelure flamboyante passa sa tête par-dessus la coque du bateau, cherchant du regard d’où provenait son nom que l’on criait si fort. Une fois son père en vue, Argana sauta par-dessus la rampe et se laissa tomber sur plus de deux mètres de haut. Il atterrit avec une légèreté stupéfiante, qui révéla immédiatement sa nature à l’œil aguerri du vieux Yhuk : c’était un mage d’air, sans aucun doute !
« Vous m’avez appelé, père ?
- Oui. Occupe-toi du sac du vieux monsieur et…
- Vieux ?! Qui est vieux ? »
Le père d’Argana s’arrêta net, comprenant tout à coup son idiote étourderie.
« Je ne voulais pas …
- Ah ! De nos jours, plus personne ne nous respecte, nous les vieux ! Et pourtant, un jour, vous serez comme nous ! Un tas de chair en décomposition méprisé de tous ! Mais moquez-vous, allez-y ! »
Yhuk proliférait tout cela d’une manière autoritaire et assurée, laissant le pauvre Capitaine sans voix. En réalité, il n’était pas vraiment vexé. Il aimait simplement jouer les vieux emmerdeurs : froncer les sourcils en râlant contre l’irrespect des jeunes générations, crier des tirades enflammées sur sa condition de vieillard impotent, agir comme une caricature de vieil homme…mais c’était moins pour houspiller les jeunes gens que pour exorciser sa propre peur de la mort.
Cependant le Capitaine Shester ne savait pas cela, et il se sentait tout penaud, du haut de sa haute carrure. Il reprit avec hésitation :
« Oui, donc euh… Argana, occupe-toi des bagages de… Monsieur Yhuk’ta Shwarin. Allez ! Dépêche-toi ! »
Argana recueillit immédiatement le sac, trop heureux de rendre service à un vieil homme si plein de prestance : jamais il n’avait vu son père se faire mater de la sorte ! D’habitude, c’était lui qui criait sur tout le monde !
« Je vous laisse à mon fils… Mais s'il vous ennuie, faites-le-lui savoir. Ce gamin est un vrai moulin à paroles et n’arrête pas de faire son pitre ! »
Sur ce, le Capitaine retourna à ses activités, s’empressant de crier sur son équipage pour se libérer l’humiliation qu’il venait de subir. Yhuk, quant à lui, baissa ses yeux noirs vers le gamin qui portait son sac. Argana l’auscultait, ses yeux verts – verts comme une jeune pousse au printemps, pensa Yhuk – pétillaient d’une admiration qui était d’autant plus étonnante de la part de ce fanfaron qu’elle était…silencieuse.
Ce que pensait Argana à cet instant là ? Tout simplement que ce voyage allait être beaucoup moins ennuyeux que les précédents, et il s’en réjouissait d’avance…
Chapitre 4 : La cabine« Sui…suivez moi monsieur ! Je vais vous montrer votre cabine. »
Le petit Argana bomba le torse et fit signe au vieil indien de le suivre. Yhuk lui emboîta le pas.
Le pont était désormais en pleine effervescence avant le départ. Les marins allaient de bâbord à tribord, de cordage en cordage en criant : « Fermez les écoutilles ! – Bordez la grand voile ! – Déployez le foc ! – Chacun à son poste, et levez l’ancre !! » L’enfant et le vieillard étaient jetés au beau milieu de cette agitation, et devaient s’y frayer un chemin : le petit Argana, habitué aux zigzags dans la foule, était comme un poisson dans l’eau, mais le vieux Yhuk avait du mal à suivre. Le visage désormais fermé, essayant d’occulter tout ce capharnaüm, il se concentrait sur son guide qui, bien que frêle et ridiculement petit, semblait trouver son chemin au travers de toute cette confusion.
Quittant le pont et son ciel ouvert, ils pénétrèrent dans le bâtiment. Après avoir parcouru deux couloirs et gravi un escalier étroit et raide, ils arrivèrent enfin devant une porte – une porte en bois petite et basse, mais joliment sculptée. Argana poussa le battant, entra, et s’approcha du lit pour y déposer délicatement sa cargaison. La pièce était petite, un peu poussiéreuse, mais vivable.
- Voilà, dit Argana en ouvrant les bras, c’est ici. C’est votre cabine !
- Merci gamin, fit Yhuk’ta en lui ébouriffant les cheveux, avant de laisser son vieux corps tomber lourdement sur le lit. Argana resta là, debout, fixant le vieil homme de son œil vif, visiblement intrigué par son allure atypique.
- Dis, monsieur, tu viens d’où ?
- …comment ça d’où je viens ?
- Ben…j’veux dire…c’est quoi vot’ pays ?
Yhuk le fixa un instant, puis son regard se fit flou.
- Ça, gamin, c’est une bonne question…
- Vous savez pas d’où vous venez ? s’étonna Argana en levant un sourcil interrogateur.
- Oh, tu sais, je viens de partout, et de nulle part…c’est une longue histoire.
Les yeux du bambin s’illuminèrent.
- J’adore les histoires !
Yhuk sourit :
- Ah oui ? Eh bien, veux-tu que je te raconte quelque chose ?
Argana hocha la tête vigoureusement.
- Et moi alors ?!? s’écria soudainement une voix.
Argana sursauta.
Yhuk plissa le front puis, réalisant soudain, se frappa le front du plat de la main : « Suis-je bête ! » Il ouvrit son sac, et en sortit une petite tête, une tête réduite. Elle faisait deux ou trois pouces de haut, et vociférait avec un zèle impressionnant :
- Je savais bien que t’allais m’oublier si tu m’mettais dans le sac ! J’te l’avais dit, vieux schnock : ta mémoire flanche !
Le visage sans corps interrompit sa logorrhée moqueuse quand il vit deux grands yeux verts le fixer avec incrédulité.
- Oh ! Un gamin ! Maintenant je comprends pourquoi tu m’as oublié, papi, tu t’es fait un nouvel ami, alors tu m’abandonnes…lâchement !
Ici, la tête se mit à faire semblant de sangloter. Yhuk lui jeta un regard faussement désespéré… Au fond, tout cela le distrayait au plus haut point.
- Argana, dit-il avec un sourire, je te présente Tsantza. C’est mon djinn.
- Waaa, s’extasia Argana. Alors vous êtes un invocateur ?
- Oui gamin, c’est bien ça.
- Cooool, souffla-t-il en observant de plus près l’étrange tête réduite, qui avait arrêté son cinéma vexé pour reprendre une contenance plus digne sous les yeux écarquillés du gamin.
Yhuk souriait, amusé de tant d’admiration. Cela lui rappelait l’époque où il était un guerrier adulé de tous…Une époque fort lointaine, égarée dans un coin de sa vieille mémoire...
Argana, lui, ne pensait qu’une seule chose : ce Monsieur Shwarin avait vécu. Il avait donc des tonnes de trucs à raconter, des histoires plus merveilleuses les unes que les autres, des aventures dans lesquelles il avait joué un rôle, pour de vrai ! Bref, un homme d’expérience, de savoir et de connaissances en tout genre… Waouh. Il n’avait plus qu’une envie : être emporté par tous ces contes, être émerveillé, étonné, terrifié, envoûté …
« Alors, vous me racontez une histoire ? » demanda-t-il avec l’empressement qu’ont seuls les enfants de cet âge.
Yhuk’ta n’eut pas le temps de répondre que son élan fut interrompu par les claquements sonores des lourds pas du Capitaine montant les escaliers. Une seconde plus tard, le père d’Argana se tenait fièrement dans l’encadrement de la porte. Il regarda d’un air sévère le petit rouquin qui s’était retourné pour le voir arriver.
« Allez, file, laisse le Monsieur tranquille, va ! T’as autre chose à faire. »
Argana prit un air boudeur, mais exécuta les ordres de son père – il ne songeait d’ailleurs jamais à les contredire, tant sa carrure, son impressionnante barbe et son timbre de voix grave lui inspiraient naturellement l’obéissance. Il sortit donc rapidement et s’empressa de rejoindre le pont où de nouvelles directives l’attendaient.
Le Capitaine, quant à lui, s’assura que son hôte ne manquait de rien, puis le salua en se penchant légèrement et s’en retourna à ses activités, laissant Yhuk’ta Shwarin seul à écouter les échos de ses grandes enjambés.
Chapitre 5 : Une histoire en pleine merDéjà deux jours que le navire voguait en direction de Range Harbor.
Désormais on était en haute mer : de l’eau, encore de l’eau, toujours de l’eau à l’horizon. Le ciel était lavé de nuages, le vent soufflait doucement dans les voiles. Il n’y avait dans l’air qu’une odeur de sel.
Accoudé au bastingage, Yhuk contemplait la houle en silence. « Eh monsieur ! » Quelque chose – ou plutôt quelqu’un – venait troubler sa méditation.
« Monsieur Shwarin ! fit Argana en courant vers lui. Comme la mer est plate et le vent faible, père a dit qu’on n’avait pas besoin de moi ! Alors j’ai quartier libre jusqu’à nouvel ordre !
- Et alors ?
- Ben…j’me suis dit que c’était le bon moment pour que vous me racontiez enfin une histoire !
- Ah, ça… Le vieux kwanaïn se retourna et vit le regard vert pétillant de l’enfant – quel enthousiasme pour un simple conte ! C’était attendrissant. Allez, soit ! Tu l’auras ton histoire. »
« Il était une fois un jeune guerrier. Il s’appelait F’talik. Il vivait dans une île oubliée au milieu de l’océan, une île peuplée de mages où l’on respectait encore les rituels les plus ancestraux. F’talik était un jeune homme courageux et intrépide. C’était un invocateur promis à de brillants exploits. [– Un invocateur? comme vous ? – Oui, oui, comme moi. Tais-toi un peu et écoute l’histoire ! – Oui monsieur Shwarin…]
« Chez le peuple de F’talik on devient homme à seize ans. C’est pourquoi, lorsqu’il eut seize ans, F’talik dut accomplir les trois exploits. [C’est quoi les trois exp… ?] Les trois exploits sont trois épreuves que le jeune guerrier doit surmonter pour devenir un homme. Une fois ces trois épreuves accomplies, le nouvel homme peut choisir une femme parmi les jeunes filles de la tribu voisine. [Une fille ? Beuurk !]
« Le premier exploit consiste à vaincre son propre père à la course. F’talik s’acquitta aisément de cette tâche car son père n’était pas un grand sportif. Le second exploit consiste à vivre seul dans la forêt, sans abri et sans armes, pendant le temps qui s’écoule entre deux lunes. [Waaa… ! Et il a réussi ?] Le jeune F’talik surmonta sans encombre cette deuxième épreuve. Il se construisit un abri dans la forêt, il se fabriqua des armes en taillant des pierres, il se nourrit en chassant des animaux sauvages – et il revint vivant à son village.
« C’est alors qu’il dut affronter la troisième épreuve, la toute dernière épreuve avant l’âge adulte. Cette épreuve était, entre toutes, celle que les jeunes redoutaient le plus. Ils en avaient peur car ils ne savaient pas réellement en quoi elle consistait. Tout comme ses camarades, F’talik ne savait qu’une seule chose à propos du troisième exploit : il fallait gravir la montagne qui se trouvait au centre de l’île ; une fois arrivé au sommet, on trouvait une grotte ; et à l’intérieur… [Quoi ? quoi ?!] Quelque chose. [Un monstre ? Une chimère ?] Personne ne pouvait dire ce qui s’y cachait vraiment. Aucun des hommes qui en étaient revenus n’avait pu décrire ce qu’il y avait vu. On disait que la créature renaissait chaque fois sous un nouvel aspect. Une chose était sûre : l’être qui était tapis au fond de cet antre était, en tout cas, effrayant…et il possédait une émeraude qu’il fallait ramener au village pour preuve qu’il avait été vaincu.
« F’talik prit donc son courage à deux mains : il prit ses armes, embrassa ses parents, et partit. Il mit trois jours à gravir la montagne. Là-haut se trouvait la caverne : il y entra. L’antre était profond et sombre, il fabriqua une torche puis s’aventura plus profondément. Bientôt, il fut tellement engagé dans la grotte qu’il ne voyait même plus la lumière de l’entrée. À mesure qu’il avançait, l’obscurité se faisait de plus en plus dense, et la galerie de plus en plus large, à tel point qu’il n’en distinguait même plus les parois. Il était comme perdu au milieu d’un espace sombre et sans limites. Mais il continuait d’avancer, bien décidé à trouver, même dans le noir le plus profond, le monstre qu’il devrait affronter. Mais aucun monstre n’apparaissait, et il avançait toujours, toujours sans savoir où il allait. Combien de temps marcha-t-il ? Lui-même ne le sait pas. Il s’arrêtait de temps à autre pour manger, puis recommençait à marcher.
« Il commença à être fatigué. Peut-être dehors la nuit était-elle tombée ? Peut-être devrait-il s’arrêter et dormir ? Mais si la bête attaquait pendant son sommeil ? Non, il ne fallait pas dormir. Surtout que…s’il s’endormait, la torche finirait par s’éteindre ; et alors les ténèbres l’envahiraient, resserreraient autour de lui leur étreinte nébuleuse, l’entourant d’un voile impénétrable et d’une opacité sépulcrale... – F’talik avait toujours eu peur du noir. Alors il continua d’avancer…
« Jusqu’au moment où il se laissa tomber au sol, vaincu par la fatigue et le sommeil. Ses jambes ne réussissaient plus à le porter. Il s’assit donc, en tailleur, planta la torche dans le sol devant lui, et fit la seule chose qui pouvait l’empêcher de sombrer dans le sommeil : méditer. Il ferma les yeux, comme son père le lui avait appris, et se concentra sur l’objet de son angoisse, l’obscurité.
« Il resta longtemps dans cette position, paupières closes, silencieux.
« Et soudain il comprit. Il comprit qu’il n’y avait pas de monstre, ou plutôt que le monstre était déjà là. Oui, là, partout autour de lui. Le monstre, c’était cette obscurité, ce vide, ce silence qui l’enveloppait comme la mort. Le troisième exploit n’était pas un combat au corps à corps avec une créature bien réelle ; c’était une lutte, esprit contre esprit, avec un fantasme sorti de sa propre imagination – il devait vaincre sa peur. Vaincre sa peur des ténèbres.
« Il ouvrit les yeux.
« Tout était noir. Les parois de la caverne restaient invisibles, repoussées à l’infini dans l’obscurité. Il n’y avait que la torche qui flambait encore, éclairant quelques mètres autour de F’talik, et lui apportant un peu de chaleur. Il se leva, prit la torche entre ses mains… et souffla la flamme.
« Pendant une seconde, l’obscurité fut totale.
« Puis F’talik se retrouva, debout, à l’entrée de la grotte. Une émeraude était par terre à ses pieds. Il la ramassa, puis redescendit jusqu’au village.
« Une grande fête fut organisée en son honneur. Pendant cette fête, il put choisir une épouse parmi les femmes de la tribu voisine, comme le voulait la tradition. Celle qu’il choisit se prénommait Aqnaïa. Ils se marièrent, et eurent beaucoup d’enfants. »
« Waaa… Elle était géniale cette histoire ! F’talik il est trop fort, j’aimerais bien le rencontrer !
- Chut ! L’histoire n’est pas finie !... Comme je l’ai dit, F’talik était un invocateur, et c’est le lendemain de la fête qu’il découvrit son djinn : une tête réduite !
- Comme vous ?!
- Oui, comme moi… Puis F'talik dut choisir son nouveau nom, le nom qu’il porterait maintenant qu’il était un homme. Le nom qu’il choisit signifiait ‘séisme’. Dans sa langue, cela se disait "Shwarin". Et Shwarin devint son nom.
- Comme vous ?!!?
- …
Yhuk jeta un regard désespéré à l’enfant.
- Aaaah ! Je comprends ! finit par dire Argana. En fait, F’talik… c’est vous ! »
Yhuk hocha la tête en souriant : « Eh ben c’est pas trop tôt ! »
Chapitre 6 : Le LéviathanLe bateau filait à une vitesse raisonnable, suivant son cours tranquille et paisible sans autre encombre... C'était comme si la mer bénissait leur traversée, ouvrant largement le chemin. Ils n'eurent donc pas besoin de changer de cap, continuant tout simplement, droit devant. Sur le bateau, l'équipage n'était pas sollicité plus que ça et l'ambiance paisible, accompagnée du doux ballotement de la mer qui berçait ses marins, donnait une envie soporifique de piquer du nez dans les filets. Même le jeune Argana s'endormait tranquillement au milieu d'une pile de cordes en écoutant les histoires merveilleuses de son vieil ami mage. Il essayait pourtant de résister au sommeil, voulant à tout pris entendre la fin des contes, mais Orphée le prenait toujours au dépourvu et il sombrait dans des rêves fantastiques sans même qu'il s'en rende compte. Quand il se réveillait, il avait toujours un petit air boudeur et coupable... Il se redressait doucement en murmurant un " Zut ... Je me suis encore endormi ..."
En général, Yhuk profitait du sommeil d'Argana pour méditer en silence. Il s'était attaché au gamin, même s’il était parfois un peu trop collant et bavard. Yhuk appréciait son enthousiasme de jeune enfant. La passion d’Argana pour les histoires était insatiable. Un jour, Yhuk avait demandé à son jeune auditeur pourquoi il aimait tant toutes ses histoires. « Parce que les adultes oublient toujours que c'est beau de rêver. »
Yhuk avait sourit : au combien il avait raison ! Argana ne percevait certainement pas toute la portée de ses paroles, il était bien trop jeune pour ça, mais il détenait une vérité : les histoires sont importantes parce qu'elles font rêver. Elles nous permettent de nous évader, de voyager, d'admirer, de s'étonner… d’imaginer d’autres horizons. Elles permettent le rêve, l'espoir, la vie. Tout au long de son existence, c’étaient toujours des récits qui avaient poussé Yhuk à se lancer dans les grandes aventures qu’il avait vécues.
« Moi, quand je serai grand, je voudrais encore rêver ! disait encore Argana. Et je deviendrais un graaaand conteur ! Comme vous ! » Ainsi, petit à petit, Yhuk apprit à connaitre Argana le jeune rêveur.
Il le voyait accomplir les tâches qu'on lui demandait avec le courage que lui donnait son âge : il pelait les pommes de terre, rangeait les provisions, réparait des objets. Même, parfois, quand le vent tombait, il joignait son pouvoir de mage de l’air à celui de ses frères, pour aider le navire à avancer. Mais quand il faisait cela, il tombait ensuite comme une mouche, profondément endormi, car la magie pompait toute son énergie…
Si Yhuk avait été témoin des démonstrations de pouvoir de son jeune admirateur, de son côté, Argana désirait plus que tout, lui aussi, assister à un des tours de l'invocateur. Soit que ses prières eurent été entendues, soit que le voyage fut bien trop tranquille pour pouvoir continuer ainsi, l'occasion idéale se présenta à Yhuk de donner un aperçu de sa toute puissance.
Nous étions au milieu d'une après-midi calme. Les marins, somnolant à cause la trop paisible et tiède traversée, ne virent pas approcher la menace. Pourtant, à moins d’une centaine de mètres du navire, une ombre immense obscurcissait la surface de l’eau. C’est alors que, sortant soudain de son indolence, la vigie hurla : « Chimèèèèère ! »
Au même instant, la dite chimère marine effectua un bond hors de l’eau, révélant l’ampleur du danger : la bête était un requin gigantesque, zébré de traces sombres, dont la taille approchait celle du bateau…elle replongea dans l’eau avec fracas, créant une vague gigantesque qui vint chambouler le navire.
Tout s'enchaina très vite, dans une panique et un chaos général : les hommes se précipitèrent dans les cales, priant pour que la chimère ne dévore pas l'intégralité du bateau. Il n’y avait rien d’autre à faire : il était trop tard pour fuir.
Argana, qui s'était retrouvé embarqué vers la cale par l’un des matelots, cherchait Yhuk’ta Shwarin des yeux. « Père !! Père !! Monsieur Shwarin n'est pas là !! » Mais son père ne l'écoutait pas, bien trop occupé à calmer et retenir les marins désespérés qui se bousculaient. Échappant à l’attention paternelle, Argana se glissa dans la masse compacte de ses compères, atteignit la sortie, et se précipita dehors à la recherche de son ami.
Il le retrouva seul, sur le pont, devant une mer déchainée par le requin. Il s’apprêta à l'appeler, mais s'aperçut que Yhuk était en train de psalmodier des formules tout en faisant des gestes amples et précis avec un bâton orné de plumes et autres talismans que le jeune spectateur n'avait encore jamais vus auparavant.
Soudain Yhuk frappa de toutes ses forces le plancher de bois, et une bourrasque surgit de nulle part accompagnée d'un bruit sourd et puissant qui fit vibrer le navire.
Le Capitaine Shester et ses hommes ne tardèrent pas à réapparaître à l'appel de ce bruit inconnu et, à peine sortis des cales, leurs yeux s’écarquillèrent de surprise : un gigantesque reptile ailé, se dressant de toute sa hauteur, venait de surgir des flots, et s'interposait à présent entre le bateau et le requin affamé.
Argana, qui avait été projeté par terre par la bourrasque qu'avait provoquée l'invocation, était absolument captivé, ébahi, subjugué par la scène.
Un combat sans merci débuta entre le fier et terrifiant Léviathan et le Requin blanc. Bien vite, le Dragon Roi domina, s'enveloppant autour du cétacé comme un serpent constrictor. Puis, ouvrant sa gueule féroce, il enfonça ses longs crocs effilés dans la chair de sa proie. Le requin suffoqua un instant, puis toute vie sembla le quitter, et le Léviathan relâcha son étreinte pour le laisser couler vers les profondeurs de la mer. Il y eut un claquement sec du bâton de Yhuk ; et le Léviathan disparut à son tour.
Tout sembla soudain étrangement calme. Le navire avait roulé, s’était balancé dangereusement sur les énormes vagues provoquées par les monstres – et maintenant les eaux s’apaisaient. Puis, après un instant de silence, on entendit un « Hourra ! Vive le vieux Yhuk ! » Et les marins se mirent à acclamer le vieil homme, courant vers lui pour le remercier de les avoir sauvés.
Chapitre 7 : HorizonDepuis le jour de l’attaque de la chimère, les marins étaient sur le qui-vive, et se préparaient en permanence à être attaqués. Mais rien ne venait plus perturber l’équipage sauf, parfois, une brume qui compliquait la navigation.
La fin du voyage approchait, et nous étions l’un de ces jours où une brume épaisse flottait dans l’air, obligeant les marins à manœuvrer prudemment, et les plongeant dans un état presque fébrile : car ces hommes étaient superstitieux. Le plus vieux d’entre eux, un thaumaturge borgne à la barbe rongée par le temps, avait décidé de s’amuser un peu, et, dans le brouillard ambiant, il diffusait par télépathie toutes les légendes effrayantes que son esprit sénile avait engrangées au fil des ans. Il parlait de kraken, de fantômes, d’esprits psychopompes qui voguaient sur les flots à la recherche des âmes que l’océan égarait… Argana, épouvanté par les images lugubres que ces rumeurs faisaient naître dans son imagination, était venu se réfugier dans les basques de Yhuk qui, bon gré mal gré, se décida à lui raconter une histoire pour le distraire.
« C’est l’histoire d’une vieille sorcière nommée Djourka. Et –
- C’est encore une histoire qui vient de tes souvenirs ?
Yhuk soupira.
- ...oui. Donc, je disais, c’est l’histoire de Djourka. Cette femme était une sorcière, et habitait seule dans une minuscule cabane, au beau milieu d’un îlot lui-même minuscule, qui se trouvait un peu au large de l’île où était établi mon village. Personne ne sait vraiment pourquoi Djourka avait décidé de s’exclure de notre monde. Mais ce que l’on savait, c’est qu’elle possédait...des pouvoirs magiques.
- Mais !…tout le monde a des pouvoirs magiques !
- …oui, oui, certes. Mais ton père a dû t’expliquer, petit homme, qu’il existe seulement trois types de pouvoirs, rattachés aux trois types de mages : les élémentalistes (comme toi), les invocateurs (comme moi), et les thaumaturges. Mais Djourka, elle, n’était rattachée à aucune de ces trois catégories. Ses pouvoirs n’appartenaient qu’à elle seule : elle pouvait parler aux esprits, et prédire l’avenir. Djourka était l’oracle de notre peuple, consultée depuis plusieurs générations. Mais personne, même les plus anciens, ne savait vraiment qui était cette femme…on se demandait même si c’était un être mortel…ou autre chose. Moi, je ne l’ai vue qu’une seule fois, et elle m’avait semblé plus vieille que le Temps lui-même. Était-elle seulement humaine ? Qui sait… Certains disaient qu’un esprit de la Nature s’était emparé de son corps. D’autres prétendaient qu’elle était fille de la Magie, et que son enveloppe charnelle n’était qu’une illusion, un déguisement pour ne pas effrayer les hommes… Et un tas d’autres histoires couraient à son sujet. Pour tous les enfants du village, elle était un mythe dont il fallait découvrir la vraie nature… Mais le secret de son identité restait invariablement caché.
- Mais…comment tu peux me raconter une histoire sur une sorcière si tu sais même pas si c’est une vraie sorcière, ou si c’est un esprit, ou si c’est autre chose, ou encore autre chose ?!
- Crois-tu que je me joue de toi, petit homme ?
- …je crois surtout que tu me racontes une histoire alors que tu connais même pas le secret de la sorcière, et donc c’est nul parce que moi je veux savoir son secret !
- Eh bien figure-toi, jeune impatient, que je le connais, ce secret.
- C’est vrai ?!
Les yeux d’Argana se mirent à briller de mille petites étoiles attendrissantes.
« Terre en vue !!! » hurla la vigie.
Tous les marins se précipitèrent vers la proue : maintenant que la brume se dissipait enfin, on voyait nettement une mince bande verdâtre se dessiner sur le ciel bleu, à l’horizon.