Ash récupéra son trench-coat au vestiaire et sortit du Ministère parmi les autres invités.
Malgré la régulation de température à la Citadelle, les saisons faisaient leur effet. L’air de cette nuit de janvier semblait gelé. Ash se frotta mains et expira une bouffée d’air chaud qui se dissipa dans la lumière orangée des éclairages nocturnes. Pensif, il s’arrêta au milieu de la rue déserte qui longeait l’Hôtel D’Asort et regarda les branches sans feuilles qui striaient la lune. Autour de lui se dispersaient les silhouettes emmitouflées de ses collègues, peut-être une cinquantaine, et il n’oubliait pas de saluer, même distraitement, ceux avec qui il avait sympathisé.
La soirée avait été un ‘cocktail informel’ de milieu de semaine, dédié aux employés des différents services. C’étaient pour la plupart des jeunes entre vingt-cinq et trente-cinq ans, qui grimpaient les échelons patiemment. Ash se félicitait des relations qu’il avait nouées pendant le cocktail. Il attaquait sa première semaine de travail et il avait fait bonne impression. Finalement, il n’avait pas besoin de son père…
« Alors, les affaires étrangères ? » fit une voix grave derrière lui.
Ash se retourna.
« Il semblerait ! » acquiesça-t-il avec un sourire en reconnaissant son interlocuteur.
La voix grave appartenait à Charles Vallier, un ancien camarade de promotion de Ash, et à présent son collègue. Ils s’étaient salués pendant la soirée, mais s’étaient rapidement séparés pour lier de nouvelles connaissances. Charles était un garçon blond aux larges épaules, élégant dans son costume bleu, dont le visage piqueté de taches de rousseur était percé d’un regard franc sous des sourcils arqués. Il avait de l’allure, étant très sûr de lui, et parvenait le plus souvent à faire oublier derrière un large sourire les défauts de sa physionomie pourtant inégale.
Ash l’avait souvent fréquenté pendant ses dernières années à la fac, après le dispersement du groupe de Seth. Il faut dire que quand on n’est, comme l’était Ash, que fils d’un sénateur de province et petit-fils d’immigré, Charles est tout à fait le genre d’homme qu’il faut avoir dans ses relations : un héritier grand-bourgeois entouré d’une famille qui se partage des postes de dirigeants de grandes entreprises, de conseillers en haut lieu, de patrons de groupes de presse… Le must-have de la collusion des pouvoirs, en somme.
À l’université, Ash et Charles avaient formé un duo de beaux garçons assez irrésistibles, et s’étaient liés car ils portaient souvent le même regard amusé sur les intrigues de pouvoir. Mais malgré l’indéniable aisance de Charles dans toutes sortes d’affaires, Ash lui trouvait une certaine bassesse d’âme et d’esprit, quelque chose qui tenait à la fois d’un matérialisme quasi-pingre et d’un cruel manque d’imagination. Ce doit être cette mentalité, pensait Ash, qui permet à des familles baignant pourtant dans l’argent depuis plusieurs générations, de ne jamais se lasser d’être arrivistes. Il aspirait, pour sa part, à quelque chose de plus grand que la simple et finalement facile accumulation de fortune dans l’ombre, il voulait le pouvoir, en pleine lumière.
Charles et Ash avaient commencé à marcher côte à côte, rejoignant le grand boulevard.
« N’empêche, fit Charles, je t’avais dit que c’était fait pour toi, ce merveilleux monde des hauts-fonctionnaires. T’auras mis le temps pour y venir, mais finalement… !
Charles, lui, avait obtenu ce grade depuis qu’ils avaient fini leurs études, par piston.
- Il faut croire que certains doivent travailler dur, se moqua Ash avec un faux air modeste, pour gagner leur place au paradis… !
- Ahah ! Toujours taquin, toi. Si tu m’avais demandé, on aurait arrangé ça…
Ash lui adressa un regard amusé.
- Boaf, j’aime autant qu’on m’ait proposé le poste spontanément.
- Tu te la joues honnête, maintenant ?
- Oh, non : orgueilleux seulement ! déclara-t-il avec une emphase ironique. J’aime qu’on reconnaisse officiellement ma valeur, ça flatte mon égo. »
Charles rit franchement en considérant son camarade.
« C’est sympa que tu sois là, dit-il sincèrement. Je commençais à m’ennuyer. »
Ash jeta un regard à son ami, et sourit pour lui-même de cette soudaine naïveté. Pendant un instant il avait cru avoir un rival. Au final, Charles n’était qu’un gosse qui cherchait à passer le temps. Un jour, songea Ash avec condescendance, il prendra la place que son papa aura gentiment préparée pour lui. D’ici-là je pourrai certainement en tirer quelque chose.
« Moi aussi j’suis content qu’on se revoie », affirma Ash en y mettant tout son cœur.
Charles hocha la tête en souriant tandis qu’ils se serraient la main. Entre temps il avait hélé un taxi qui s’était garé sur le bas-côté : il adressa un signe d’au revoir à Ash, puis monta dans la voiture et claqua la porte. Ash regarda le taxi s’éloigner dans la nuit.
Décidément, je n’ai aucune estime pour la plupart des êtres humains, songea-t-il avec un certain amusement et une pointe de regret. Et il arrêta à son tour un taxi pour rentrer chez lui.