[rétro - 4 ans] Le vent et la pluie

Quatre ans auparavant, quelque part sur l'océan...

Le vent soufflait fort. Il était lourd, chargé d'embruns et de sel. C'était le vent puissant et infatigable de l'océan, celui qui creuse les vagues et engendre les tempête. Le vent qui fait tourbillonner les eaux et change la face du ciel. Là haut, sous les nuages gris où la pluie se formait, des oiseaux de mer planaient maladroitement, heurtés par les bourrasques. Il y avait la grande silhouette noire du cormoran, avec ses larges ailes, et les petites silhouettes grises des océanites qui frôlaient la surface des eaux. Il y avait aussi l'albatros majestueux, la frégate dont la queue se divise en deux flèches noires, et le pélican doit les ailes sont comme un immense éventail déplié.
Le Néréis, le grand steamer qui assure la liaison entre Hérakléo et l'archipel d'Apartadiza, avançait sur des eaux de plus en plus agitées. Le vent, la pluie et l'orage n'avaient que faire des quelques centaines de passagers qui étaient à son bord, et ils obscurcissaient le ciel sans se préoccuper de leurs regards inquiets qui scrutaient l'horizon : une masse nuageuse noirâtre s'avançait, et le steamer semblait se diriger irrémédiablement vers elle comme vers un gouffre infini – mais le capitaine se voulait confiant : « Ne vous inquiétez pas, avait-il dit, nous serons bientôt solidement amarrés sur les côtes de Minoris! »
Pourtant, debout sur le pont avant, accoudée au bastingage, Maxine scrutait l'horizon sans distinguer le moindre rivage, et son regard ne faisait que se perdre parmi la grisaille. Au-dessous d'elle, dans un mouvement perpétuel, la coque glissait jusqu'au sommet d'une vague, restait suspendue un instant quelques mètres au-dessus de l'eau, puis s'affalait avec fracas dans le creux de la houle. Puis une nouvelle vague arrivait et cela recommençait. Maxine vit un albatros plonger dans la houle et disparaître. Une goutte tomba sur son épaule. La tempête approchait.

Prostrée dans un coin de sa cabine, conformément aux consignes de l'équipage, Maxine s'agrippait fermement à deux poignées de métal pour garder son équilibre. La houle était devenue violente et le vapeur tanguait d'avant en arrière, de bâbord à tribord. Maxine voyait des trombes d'eau frapper son hublot. Elle ne pouvait rien distinguer de ce qui se passait au dehors.
La tempête était arrivée d'un seul coup.
Le rideau de pluie avait barré l'horizon, on l'avait vu approcher rapidement, comme un mur dans lequel on va s'écraser, et que le Néréis avait fini par percuter. La pluie s'était effondrée sur le navire, frappant le pont de ses grosses gouttes froides, et ceux qui n'étaient pas déjà à l'abri s'étaient précipités dans leurs cabines.
À présent, la nuit était tombée, le ciel était noir et tailladé d'éclairs, et les flashes incessants illuminaient la multitude diluvienne des gouttes qui s'abattaient sur l'océan. Les grondements du tonnerre se mêlaient à l'anarchie des eaux déchaînées.
Un roulement, et soudain Maxine fut projetée en avant, obligée de lâcher sa prise sur les poignées de sécurité, elle fit quelques pas chancelants avant de s'effondrer sur son lit. Avant qu'un nouveau roulement en sens contraire ne la fasse tomber, elle se fourra sous les couvertures et les borda de chaque côté, puis s'y enfonça jusqu'au menton. Si elle avait cru en une divinité quelconque, ça aurait été le moment pour elle de prier. Elle ne croyait en rien. Mais, dans le doute, elle adressa une requête peu convaincue à Poséidon – puis elle ferma les yeux.

Il y avait plus de trois semaines qu'elle était partie.
Le jour où elle avait embarqué sur le Néréis il faisait beau, et elle avait voulu prendre ça comme un bon présage, le signe d'une vie nouvelle naîtrait de son voyage vers l'autre bout de la terre. Le ciel était dégagé, le soleil était doux, et les cris des mouettes semblaient joyeux dans l'azur au-dessus du port.
Elle n'avait pas regardé les mouchoirs s'agiter sur les quais – personne n'en brandissait pour elle. Elle avait directement rejoint le pont avant et, telle une figure de proue, elle avait laissé la mer passer de chaque côté d'elle tandis que le steamer s'échappait du port entre les deux digues de pierre, sous le regard éteint du phare dont les vitres réverbéraient la lumière du soleil.

Mais à présent tout était chaos. Le vent et la pluie balayaient le ciel noir. Et elle pensait à lui. À ses bras qui l'enveloppaient dans la fraîcheur de l'aube. À son regard quand il disait les noms des constellations. Mais ces fragments de passé se noyaient dans la tempête et éclataient sous les coups du tonnerre. Il fallait aller au-delà de l'orage, au-delà du chaos pour retrouver l'oubli.

Lorsque Maxine ouvrit les yeux, tout était apaisé. Le navire était immobile. On n'entendait que le silence de l'aube.
Elle se redressa, émergeant de sous les couvertures comme elle émergeait du sommeil. Elle avait l'impression de s'éveiller dans un lieu étranger : la tempête avait jeté sur le sol des objets qu'elle ne reconnaissait pas tant ils étaient éparpillés anarchiquement, et ce désordre était drapé d'une lumière étrangement orangée, qui pénétrait par le hublot et inondait la chambre.
Elle n'entendait que sa propre respiration. Elle se leva, encore tout habillée, et sortit sur le pont. Ici aussi la lumière orangée envahissait tout. Douce. Brillante de reflets mordorées sur le sol recouvert de l'eau de la tempête. Étincelante et presque blanche sur la mer. Aveuglant l'horizon et embrasant le ciel.
Il n'y avait personne, et tout était dévasté. Le pont était jonché de tables, de chaises longues, et de grands parasols que le vent, faute d'avoir réussi à les passer par-dessus bord, avait renversés. Mais ce n'étaient que des débris de la tempête. La tempête elle-même était morte. Elle n'avait laissé derrière elle qu'un chaos paisible et silencieux, bercé par le clapotis des vagues et par les premiers cris des mouettes blanches dans la lumière d'or du matin.
Le steamer était ancré dans une crique abritée du vent, entre deux hautes falaises ocre. Maxine alla s'appuyer au bastingage, face à l'horizon où le soleil se levait. L'air était léger, un peu salé, et soufflait doucement dans ses cheveux.
Elle regardait le jour apparaître. Seule. Face à une immensité d'eau. Seule sur le pont d'un bateau dévasté. Elle eut soudain l'impression d'être la dernière survivante d'un cataclysme. Comme si tous les autres étaient morts et qu'il n'y avait plus qu'elle. Cette pensée ne l'émut pas plus que ça. Ses yeux restèrent rivés sur l'horizon, comme envoûtés par la lumière orange et dorée qui en surgissait. Rien n'existait plus.

« Tout va bien m'dame ? »

Elle se retourna pour voir le matelot qui l'avait interpellée.

« Très bien, merci.
- Si vous avez b'soin de quequ'chose, m'dame, j'suis à vot' service, fit-il en désignant son poste un peu plus haut.
- Dites-moi simplement, est-ce que les autres passagers vont bien ?
- On a vérifié les cabines, tout l'monde va bien m'dame, vous inquiétez pas. »

Puis il lui adressa un bref salut et s'éloigna. Il avait une démarche un peu traînante, voire claudicante, peut-être une jambe en mauvais état. Ses vêtements étaient mouillés et sales, et elle avait vu ses yeux fatigués : il avait dû être sur le pont toute la nuit pour combattre la tempête. Somme toute, son aspect disloqué s'accordait parfaitement avec le décor apocalyptique.
*
Le soleil finissait de se lever. Le ciel orange était devenu bleu pâle, et les passagers s'étaient levés un à un. Maxine avait rejoint la salle du restaurant, où elle et les autres avaient aidé l'équipage à remettre les tables debout. À présent ils mangeaient tous ensemble un petit déjeuner frugal, comme dans un grand pique-nique. Le capitaine avait fait une apparition, fatigué mais visiblement heureux qu'il n'y ait pas eu de blessés, et avait annoncé qu'après une vérification complète de l'état des machines, le Néréis repartirait pour rallier le port de Cassuari, qui n'était pas bien loin mais qu'on n'avait pas pu atteindre dans la tempête. Il s'était retiré sous les applaudissements de l'auditoire.
Maxine, tout en grignotant un croissant, s'appuyait sur un coin de table pour prendre des notes sur les événements. Peut-être qu'elle pourrait transformer la mésaventure du Néréis en une épopée digne de figurer quelque part dans un journal...
*
Le Néréis s'amarra à Cassuari sur les coups de 15 heures. Le soleil était haut dans le ciel, masqué de temps à autre par de gros nuages blancs.
La vie du port envahit immédiatement le bateau. Maxine retrouvait l'ambiance des quais d'Èpeïros sur lesquels elle aimait se promener. Les ouvriers manutentionnaires – les 'dokers' comme on les appelait parfois – allaient et venaient sans répit. On entendait des cloches ou des signaux de départ, et le bruissement du déploiement des voiles. Un peu plus loin sur le quai, un grand marché résonnait du brouhaha populaire. Le Néréis, quant à lui, se vidait d'une centaine de ses passagers, qui se déversaient en une marée humaine rose, blanche, bleue, jaune, brune, faite d'ombrelles et de chapeau de paille, tandis qu'une autre foule tout aussi colorée attendait pour monter à son bord.
On était en pays mage, dans le règne de Fliyukka, l'un des trois Royaumes de l'Aquebuzza.. Un pays bien étrange, à vrai dire. Les trois royaumes ne cessaient de se quereller pour d'obscures raisons, et ne se réconciliaient que quand ils se découvraient un ennemi commun. La communauté internationale avait beau condamner constamment leurs velléités belliqueuses, les guerres ne cessaient pas.
Maxine regarda les nouveaux passagers monter, intriguée par les accoutrements des mages. Elle n'en avait croisé que rarement, et leurs vêtements l'avaient toujours fascinée. Ils portaient des toges, des étoffes colorées, des capes, des ceinturons de cuir, des toques, galerons, ou autres chapeaux bizarres. Il y avait des marchands, des artisans, des hommes d'église,... et quelques individus plus ou moins louches. Beaucoup portaient des épées, ou au moins une petite dague pour se défendre – les mages allaient rarement désarmés. Les quelques femmes qui embarquèrent étaient toutes accompagnées d'un père, d'un frère ou d'un mari. L'âme féministe de Maxine s'en irrita. L'embarquement se termina dans la soirée, et le capitaine donna congé à ses marins pour qu'ils aillent se divertirent un peu. Le navire repartirait le lendemain matin.

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