Le monstre lança son bras en avant pour frapper Erica. Fléchissant les genoux, elle esquiva en tendant fermement son épée ensorcelée au-dessus d’elle. L’énorme main verte du monstre tomba, coupée net. Sa bouche à mandibules s’ouvrit pour hurler un cri de rage. Dans son dos, Rajeev forma un énorme bloc de terre grâce à ses pouvoirs d’élémentaliste. Aidé par la télékinésie de Satinka, il projeta le bloc compact vers l’horrible tête.
L’un des nombreux yeux du monstre dut percevoir le mouvement, car il eut le temps de tourner la tête… Juste à temps pour recevoir le bloc de terre en pleine face. Il s’écroula.
Un temps passa.
Rajeev, circonspect, commença à s’approcher pour voir si la bête était morte… Il eut un soudain mouvement de recul : elle venait de remuer. Reprenant conscience, la chose esquissa un geste pour se relever. On sentit ses pattes postérieures, repliées sous elle, prêtes à la faire jaillir. Malheureusement pour elle – et heureusement pour nous – j’avais eu le temps de réunir l’énergie nécessaire à mon invocation : au moment où la créature allait se propulser, un immense boa jaillit de terre sur son flanc droit, et replongea de l’autre côté, la plaquant au sol comme une ceinture. Hurlant, la chose se débattit. Mon Boa jaillit de nouveau, cette fois-ci à côté de la tête, et replongea pour lui enserrer le cou.
La tête de la créature était immobilisée. Satinka arma son fusil et visa les yeux.
Détonation.
Le crâne explosa en fragments de carapace. Le corps retomba, inerte.
C’était fini.
*
Pendant une seconde, on resta tous sur nos gardes. Nous avions les yeux rivés sur la forme verte et massive. Il nous semblait qu’à tout moment, ce corps sans tête pourrait encore se relever, nous attaquer, machine aveugle et destructrice.
Mais elle ne bougea plus.
D’où ça sortait ? Comment une chose pareille était-elle arrivée sur une île aussi éloignée des points de magie tellurique ? Pour l’instant, de telles questions restaient lointaines dans nos esprits. L’urgence était à la recherche de Jurg. Erica s’approcha des pieds de la créature et les tapota du bout de son épée.
« Avec des empreintes pareilles, on ne devrait pas avoir de peine à remonter la piste. »
En effet, les pieds avaient une forme biscornue extrêmement reconnaissable. Toute l’équipe hocha la tête. On se mit au travail.
Très vite, Rajeev retrouva la trace du monstre : on se mit à la suivre, reprenant vite le rythme rapide et machinal de la marche. Rajeev et Satinka faisaient route en tête, côte à côte. Moi, je restais en retrait avec Erica.
« Il le prend bien ? me demanda-t-elle à voix basse, en désignant Rajeev.
- Quoi donc ?
- Que tu couches parfois avec sa femme… »
Je laissai passer un moment, surveillant mes pieds et les cailloux. Je ralentis le pas pour être sûr d’être hors de portée d’écoute du couple. Oui, c’était vrai, je dormais parfois avec la femme d’un autre. Mais les mœurs étaient si diverses sur Asinara, Satinka était une Octantine, une femme libre, et je l’aimais.
« Je crois qu’il sait que je compte moins que lui. Cela ne l’empêche pas d’être jaloux, mais je le comprends… »
Devant nous, Rajeev tourna la tête pour nous jeter un coup d’œil. Erica avait raison de soulever la question. Le mari avait d’abord toléré mes nuits avec Satinka, certes, mais la durée de notre liaison commençait à l’agacer. J’avais beau être amoureux, peut-être serait-il bientôt temps de lever l’ancre…
*
Soudain, Satinka et Rajeev s’arrêtèrent, leurs yeux fouillant la végétation foisonnante. Erica et moi les rejoignîmes en courant tandis qu’ils continuaient de chercher dans les buissons.
« On a perdu la trace, » expliqua Rajeev.
« Ou peut-être pas ! » fit la voix de Satinka.
Chacun tourna sur lui-même pour voir d’où elle avait parlé. Mais on ne la voyait plus. Sa voix avait semblé étouffée… Un bras jaillit du sol à travers une fougère.
« Il y a une galerie, » dit Satinka, son bras écartant la fougère pour découvrir son visage.
Elle était tombée dans un trou d’environ deux mètres de profondeur, caché par les larges plantes du sous-bois. Au fond du trou commençait une galerie où l’on pouvait pénétrer à quatre pattes. Satinka y disparut.
Sautant dans le trou, Rajeev s’engouffra à son tour. Erica et moi ne tardâmes pas à les suivre.
*
La galerie était sombre, moite. Il y régnait une odeur de champignons et de minéraux. Elle était bizarrement creusée, beaucoup plus large que haute, si bien que Rajeev utilisa ses pouvoirs pour déplacer des masses de terre depuis le plafond vers les parois. Ainsi, nous pouvions progresser en nous tenant presque debout.
Mais la galerie, de terre humide, devint peu à peu une galerie de pierre. Les pouvoirs de Rajeev devinrent alors inefficaces. Plus moyen de transformer l’espace : on dut se courber à nouveau pour avancer sur coudes et genoux.
Chose étrange, le boyau de roche, d’abord brut et irrégulier, semblait de plus en plus lisse à mesure que nous avancions. J’avais même l’impression que les parois courbes devenaient verticales, et que le plafond et le sol acquéraient une horizontalité anormale. Bientôt, alors que des angles droits se creusaient aux quatre coins du boyau, il fallut se rendre à l’évidence : ce tunnel, d’où était sortie une bête sauvage, n’avait pu être creusé et ouvragé de la sorte que par des mains humaines.