À peine entré il sentit qu'il aurait dû réviser son dresscode. Ici, c'était plutôt cuir-latex que chemise-jeans. Mais en fait, l'ambiance était à peu près telle qu'il se l'était imaginée... Sauf que du haut de ses vingt ans d'étudiant cyber, il avait cru en connaître déjà pas mal sur la décadence humaine – et en voyant ce qu'il voyait, il se sentit étrangement jeune et pur.

Il comprit vite – à voir les groupes qui se formaient et se déformaient, la piste de danse anarchique où l'on mordait sans préavis le cou d'un inconnu avant donner un coup de fesse cloutée à son voisin – que ces gens-là étaient amateurs de souffrance, donnée et reçue. Le terme sado-masochiste traîna dans son esprit tandis qu'il s'amusait des diverses scènes plutôt folkloriques qui se déroulaient sous ses yeux, à présent légèrement embués d'alcool. Il se laissa hypnotiser par les silhouettes sombres, agressives et sensuelles, qui traversaient les grandes pièces de la maison, comme des spectres dans la surnaturelle lumière noire.

Une jeune femme s'approcha de lui. Elle avait... comment dire... des intentions affichées. Elle le fit se lever, danser, l'embrasser. Il se laissait faire, vite gagné par l'ambiance nébuleuse et lascive, par la matière suave de sa bouche. Elle lui mordait les lèvres avec volupté, serrait ses ongles un peu trop fort dans ses épaules – il avait envie de trouver ça ridicule, mais il avait juste terriblement envie d'elle.

Une blonde, comme d'habitude. Garçon ou fille, il ne pouvait pas s'empêcher de préférer les cheveux d'or. Ils montèrent, pressés, se poussant dans les escaliers en riant, vers une chambre où continuer leurs jeux. Entre temps, ils avaient bu encore un peu d'alcool, avalé une petite dose de flash...


Il se laissa retomber sur le dos, avec aux lèvres un sourire jouisseur, rassasié mais encore gourmand de plaisirs charnels. Elle se pencha sur lui pour l'embrasser. Il avait le corps agréablement endolori, comme après une séance de sport salutaire, mais avec plus de bleus.
Délirant tous deux à moitié sous l'effet de la drogue et de l'alcool, ils avaient rit en se planquant tour à tour contre les murs, en jouant à bandits-contrebandier avec les menottes et le bâillon, en se dévorant l'un l'autre avec voracité.

Il était exténué. Il ne pensait plus à rien. Il se sentait heureux d'une satisfaction physique. Confusément, il sentait qu'il allait finir par redescendre de son trip, à un moment ou à un autre, et qu'alors il se poserait des tas de questions existentielles. Mais en attendant il planait, et embrassa à pleine bouche cette fille si délectable dont il ne connaissait même pas le nom.

Des bruits de conversations, des chaises que l’on tire et pousse, des sacs que l’on ouvre, des cellphones qui sonnent, des voix qui demandent le calme... L’amphithéâtre principal était inondé d’une lumière franche, le jour à peine filtré par la teinte bleutée des hauts carreaux de verre imbriqués entre les arcs de métal. C’était la plus impressionnante des salles de l’université, située au bout d’une extension qui s’avançait comme la proue d’un bateau. On y entrait par l’unique mur opaque et, une fois la porte passée, on ne voyait plus que le ciel : les trois autres murs n’étaient que des parois de verre. L’estrade se découpait sur la vitre du fond et, derrière elle, on voyait s’étendre le campus avec au loin la silhouette surréelle de la ville aux mille tours.

C’était là qu’on accueillait toutes les conférences importantes, les colloques internationaux, les cérémonies officielles. Il fallait en mettre plein la vue aux visiteurs. C’était là, aussi, que les étudiants organisaient les élections de leur Bureau des Élèves.

Ash avait décidé d’être patient.
Il était assis sur une chaise sur l’estrade, face à la salle qui se remplissait. À côté de lui il y avait cinq ou six autres candidats, et des chaises vides qui en attendaient d’autres. Il était confiant. Il songeait confusément à la soirée du samedi, au sourire mordant de la fille – Alexia avait-elle dit – et il se sentait différent des autres, plus libre, plus sûr de lui. D’abord, il avait été gêné par ce qu’il avait fait, par ce que cela faisait de lui… mais dès qu’il avait revu ses camarades, leur affligeante banalité et leurs vies insipides, son orgueil et son sens de l’ironie avait repris le dessus sur la honte. À présent il ressentait avec plaisir ce décalage, la distance entre l’image lissée qu’il renvoyait, et les souvenirs de stupre brutal qui lui revenaient par éclairs – cela lui procurait un sentiment de supériorité et de dérision, comme si personne ne pouvait le comprendre ou l’atteindre.

Peu à peu tous les candidats arrivèrent. Bientôt ils furent plus d’une vingtaine de prétendants, pour un comité constitué de seulement cinq postes. Ça allait être une véritable compétition, rien à voir avec les élections du lycée, une rigolade à côté… Mais il gardait confiance. Même s’il n’était qu’en deuxième année, pas très connu, il avait ses chances. Il suffisait de quelques phrases bien placées, d’un peu d’humour, sans oublier deux ou trois propositions judicieuses… Et cependant il sentait qu’il avait un peu le trac. Il se mit à relire ses fiches en respirant lentement.

Quand il releva la tête, ses yeux rencontrèrent un regard noir encadré de cheveux blonds – et il les détourna aussitôt. Une chose était sûre, Lili ne voterait pas pour lui… Une voix perdue, dix de retrouvées ?

****NB : avec le remodelage qu’il est en train de subir, Seth est maintenant un ‘asperger’. Ce syndrome se manifeste essentiellement par un développement plus important de certaines capacités et centres d’intérêts (pour Seth c’est les maths avec plus de 160 de QI au passage).
et des comportements émotionnels différents des gens ‘normaux’ (hypersensibilité à certaines choses, apparence d’indifférence à d’autres). Cela entraîne souvent une difficulté à entretenir des rapports sociaux classiques

NB2: Seth a 17 ans dans cette retro, il est pupille de la Citadelle depuis 4ans****



https://www.youtube.com/watch?v=FiGosNGkfU8&feature=relmfu



Seth était assis sur le garde-fou surplombant l’entrée inférieure de l’immense amphithéâtre. Calé sur un bras, une cigarette dans l’autre main, les jambes pendant dans le vide, il avait une vue imprenable sur l’ensemble de la salle : les accès, les gradins, les grands arcs et l’estrade. Il regardait avec un amusement mitigé, un peu las, les étudiants typiquement « sciences humaines » défilant sous ses pieds, parfois éclipsés par l’une ou l’autre de ses doc-Martins.



Son esprit s’égarait en un presque-jeu contemplatif où, seconde après seconde, les centaines de détails composant les étudiants qu’il observait se gravaient dans sa mémoire. Leur gestuelle, la couleur et la forme de leurs vêtements, leurs coiffures, les livres ou les documents qu’ils portaient... Des centaines d’informations sur des dizaines de gens à qui Seth savait qu’il n’adresserait sans doute jamais la parole, mais qui rejoignaient un à un l’étrange et démesurée banque de données que constituaient ses souvenirs.


Son regard glissa lentement vers l’estrade où étaient assis les candidats. Il voulait les jauger. Mais il était trop loin pour distinguer efficacement les visages de cette vingtaine d’étudiants éligibles. Luttant contre le sentiment grandissant de frustration infantile que la soudaine limite de la portée de sa vue lui inspirait, il finit par porter sa cigarette à ses lèvres.

C’est alors qu’un type l’interpelle, tignasse brune bouclée et chemise à carreaux ringarde.
« Il est interdit de fumer dans l’enceinte de l’amphithéâtre ! »
Marc, évidemment. Seth fixa son camarade un instant : Marc prenait de faux airs sévères qui collaient à merveille avec son look néo-sternroad de matheux caricatural. Seth inclina légèrement la tête, faussement perplexe, et répliqua :

« On se connaît ? »

Marc, agacé, pointa du pouce les gradins : « Amusant ! Si tu veux de la place devant bouge-toi ! »

Seth regardait Marc descendre, amorphe. Il était un peu stone et son esprit, embrumé par la myriade d’informations récoltées et par la drogue, mit un moment à percuter. Il écrasa finalement sa cigarette sur le mur, descendit de son perchoir et dévala les marches le long des gradins en mode mains dans les poches. L’amphi était bondé. Il se glissa jusqu’à la place que Marc lui avait gardée au deuxième rang, au milieu des autres membres de son groupe de geeks (Marie, Laurène et Daniel). Ils avaient une vue dégagée sur l’estrade, leur ligne de mire. Seth s’installa et détailla lentement du regard chacun des candidats en face de lui. Il remettait en place tous les renseignements dont il disposait déjà sur leurs personnes, constatant assez rapidement que, comme il s’y attendait, les futurs élus semblaient tous sortir de Droit, Psycho ou Science-Po.

« Comme ils sont mignons les « sciences-humaines » cette année ! Coupa Daniel.
- Ouais, ils s’habillent tous comme toi ! répondit Seth sur un ton cassant, sans quitter des yeux l’estrade. T’as du te planter d’orientation…
- Mais c’est ça qu’est bon ! J’aime leur petit côté gay ! » gloussa Marc.
Seth soupira avec une ampleur théâtrale en jetant un coup d’œil à l’énorme Marie :
« C’est pas faux… Notez bien d’ailleurs que l’esthétique primant, ils ne présentent personne de plus 80kg aux élections, eux.
- Hey, Seth ! ricana marie immédiatement. Lèche mes nichons !
- Ok, faisons cela, ajouta-t-il imperturbable. »
« Vous voulez pas fermer vos gueules un peu ?! Ils essayent de commencer ! » Grogna finalement Laurène.

La salle écoutait sagement une étudiante typiquement «master fac de Droit », annoncer que les candidats allaient passer et énoncer leurs intentions les uns après les autres devant l’ensemble des étudiants présents. Le vote aurait lieu immédiatement après. Silence. Seth baille bruyamment et s’excuse outrageusement de manière encore moins discrète. Il détestait cette assemblée de connards bien-pensants, de fils de riche petit-baiseurs qui jouent aux présidentielles pour se faire bander. Seth n’y voyait qu’un pitoyable et inutile parterre de futurs bureaucrates d’ores déjà incapables de répondre aux problèmes de la vie étudiante et même pas foutus d’organiser des soirées convenables. Ils étaient pires que l’administration de la fac, ils censuraient l’intranet, contrôlaient les esprits, répandaient leurs idées merdiques à grand coup de popularité.

Cependant la présentatrice donna un nom et le premier candidat au BDE se leva et s’avança sur le devant de l’estrade. Le groupe se mit alors à commenter chacune des interventions. Ils échangeaient des regards, des remarques, ils laissent échapper des éclats de rire à haute voix de temps à autre. Le reste de l’amphi les regardaient de travers, on menaçait de les faire sortir, ils se calmèrent sans pour autant arrêter leur manège, poursuivant un peu moins ostensiblement toutefois.
Arriva finalement le tour de Ash. Il s’avança vers le pupitre et commença à parler avec assurance.

Daniel gloussa, regardant en amateur averti le joli Ash qui faisait son show. Il se mordit les lèvres et susurra une remarque obscène à Marc qui prit un air dégoûté de fillette avant de s’accrocher à un Seth très occupé par son tétris sur cellphone. Seth le repoussa puis jeta un œil à l’estrade, bloqua en reconnaissant Ash, puis se remémora l’instant de la rencontre.

https://www.youtube.com/watch?v=v8KEF95U1mA&feature=relmfu

***

Samedi soir. Une soirée crade, bordélique et avinée au Consortium. Seth est calé dans un fauteuil, il observe dans un coin l’agitation des autres « invités ».
Il semble étrangement décalé. L’éclairage nébuleux de la pièce adouci ses traits, casse l’illusion que donne à voir sa haute stature et révèle son caractère adolescent. Il parait presque enfantin, quasi inquiétant… Il se dit qu’il ressemble un peu à une poupée tueuse de film d’horreur au rabais. La drogue lui donne d’ailleurs l’impression d’avoir le détachement froid et le regard omniscient d’un vampire. L’espace est distendu, les voix sont sourdes, il respire difficilement et est engourdi, mais il a l’illusion de tout voir, de tout savoir. Son regard porte sur la trace de seringue rougie sur son avant-bras, sa main tremble, il sert le poing et rassemble ses bras contre lui *plus jamais d’injection…*.

Une fille s’approche, caresse son visage, l’embrasse. Elle a un goût âpre, sale. Il a déjà baisé deux fois ce soir et n’en a plus envie, il l’ignore froidement, elle lâche l’affaire et dégage la vue sur le reste du salon. Un jeune homme châtain en jean et chemise blanche traverse discrètement la pièce, la mémoire eidétique de Seth se remet brusquement en marche, ce mec là il le connaît. Il l’a déjà vu sur le campus de science politique ou de droit international. Ash tourne brièvement la tête vers Seth, l’instant se grave dans le détail : visage court, yeux marron rieurs, nez mutin, inflexion vaguement narquoise d’une bouche bien dessinée, trace de rouge à lèvre foncé sur le col de la chemise, bleu naissant sous la clavicule gauche, gestuelle souple et pressée (sans doute sous flash). Ash sort de la pièce. Seth enfouit son visage dans ses bras.

Noir.

***

Le temps semblait avoir changé de dimension pour Seth. Il observait Ash depuis son intervention : le mélange des genres et des situations le perturbait. Le parallèle que venait de créer Ash entre l’univers décadent de Consortium et la petite élection proprette du BDE détruisait l’ordre de ses pensées, c’était une faille béante entre deux systèmes semée d’un mélange d’informations contradictoires. La dichotomie des apparences le renvoyait à Vassili et à ses costumes trois-pièces tachés de sang, puis à lui-même. Ash et lui étaient peut être deux facettes de la même pièce, le gamin génial déguisé en vampire et le sale gosse en chemise blanche repassée.
Il n’écoutait plus ses camardes et ne prenait plus part à leur cirque. Finalement on annonça la fin des discours et le début des votes. Il attrapa distraitement le boîtier de vote et donna sa voix à la candidate 4, parce qu’elle était brune, parce qu’il avait couché avec elle et surtout parce qu’elle était aussi conne que faire se peut, idéale pour le BDE.

Annonce des résultats. Ash O’Graham s’affiche dans les derniers. Un score assez ridicule. L’amphithéâtre se vida rapidement, les candidats se serraient les mains, se ciraient les pompes. Seth avait perdu Ash de vue. Cependant le club des geeks continuait de squatter allègrement son rang. Marie alignait à haute et intelligible voix les dossiers dont elle dispose sur les nouveaux élus du BDE, passant d’une anecdote sur une maladie vénérienne ou de l’herpès à des soupçons de tricheries lors des derniers partiels. Seth s’était enfoncé dans son siège, pieds sur la table, perdu dans ses réflexions. Les membres du BDE nouvellement élu leur jetaient de temps à autres des regards agacés; finalement l’un des étudiants se détacha du groupe et les interpella :

« Tu n’as rien de mieux à faire c’est ça Liekaterinev ? Sérieusement, sortez… »
Seth sort soudain de sa transe, agressif :
« Quoi ! Pourquoi tu me parles à moi !? j’ai dit quelque chose là?
- Toi ou Marie, c’est la même chose. Vous avez pas de public là, tu vois quelqu’un d’intéressé par vos saloperies ?
- Mais va te faire enculer, okay ?
- Justement, j’y pensais… »
Intervint Daniel avec un sourire narquois. Marie exulte :
« Ooouh ! Il était beau celui-là !
- Splendifique ! » ajoute Marc avec respect.
Le groupe éclata de rire.

Mais Seth était maintenant livide, les traits tirés par la colère. Il fixa avec agressivité l’étudiant qui lui faisait face. C’est l’un des sales cons réélu du BDE précédent, de ceux qui avaient participé à l’évolution restrictive du règlement sur l’usage des IA débridées au sein du campus, l’un des responsables d’une perte de temps et de moyens considérable tout ça pour des raisons pitoyables touchant à la « protection des données personnelles ». Ce type-là était un fils à papa méprisant qui ne réalisait pas la moitié des conséquences qu’entraînaient ses actes de chevalier blanc à la con.

Seth se leva, monta sur la table et traversa les deux premiers rangs avant de sauter à terre au niveau de l’estrade. Il se redressa face à l’étudiant qui accusa un léger mouvement de recul, Seth ne faisait pas loin d’une tête de plus que lui.

« Quoi ? Tu veux que je sorte, je sors. » Articula Seth sur un ton monocorde inquiétant.

Il haussa les épaules mais son expression était toujours aussi peu amicale. Il cherchait à confronter leurs regards mais l’autre l’évitait obstinément. Lâche. Seth pensa un instant que ce genre de type n’hésitait pas à exposer dans son dos qu’il était « incapable du moindre contact social sain » et que son « génie » résultait du fait qu’il était « handicapé ». Il pensa également qu’écraser son poing sur la figure de ce sale con serait extrêmement jouissif et mérité mais risquait de lui donner raison.
Ils ne bougeaient pas et un long silence gêné s’installait au fil des secondes. Seth se décida alors à bouger, se dégageant lentement de sa cible prenant des allures de grand fauve hésitant encore à frapper. Mais il sort sans un mot, très vite rejoint par le reste de son équipe.



Dans le hall il fut un instant éblouit par le soleil. Puis il finit par apercevoir Ash O’Graham un peu plus loin, en pleine discussion avec deux autres probables « science-po ». Daniel s’approcha, jetant un coup d’œil dans la direction de Ash qui semblait tout à fait à l’aise comme s’il était déjà passé à autre chose, loin de sa défaite.

« Oh… J’admire le « fair-play »de ce genre de mec… ça change. Tu le connais ?
Seth secoua la tête :
-T’as rien compris toi. »

Apparence. Ash O Graham était une façade lisse et avenante, un masque. Il devait y avoir quelqu’un d’autre, quelque chose sous le masque permettant de faire un lien entre la soirée de samedi et ces élections. Quelqu’un pour qui le « fair-play » n’existait pas plus que l’adhérence aux petits principes du BDE. Tout du moins Seth l’espérait, sans cela sa perception déjà courte de la logique des rapports sociaux à la fac risquait d’en prendre un coup. Seth planta brusquement Daniel sur place et se dirigea vers Ash alors que l’un de ses camarades s’éloignait vers un autre bâtiment. Il fallait lui parler, pour comprendre, pour tenter d’associer les données aux faits.

« Hey ! Ash O Graham ? »
L’interpellé se retourna, l’air méfiant.
« Seth Liekaterinev. On s’est croisé l’autre soir, à Consortium… »

J’avais perdu. À la sortie de la salle, Lili me frôla sans m’accorder un regard… Je ne ressentis qu’à peine l’écho de mon désir passé. Le feu était éteint, la braise morte, je n’avais à la bouche qu’un goût de cendres. Le goût de la défaite, probablement.

Cela ne m’étonnait pas, au fond. J’étais à l’université depuis à peine deux années, dont une perdue dans les yeux Lili. On me connaissait mal et on ne m’appréciait encore que de loin. Patienter deux ans avant de se représenter, oui, c’était ce qu’il fallait. En attendant, ravaler mon orgueil, oublier l’acidité qui m’imprégnait, ne pas se montrer rancunier ou amer. Avoir la défaite noble et humble.

Mais je n’y arrivais pas. Je me sentais mal. J’avais la sensation de revivre le départ de Lili. C’était comme si sa présence dans cette salle, son regard sur moi pendant que je parlais, sa manière de ne plus m’aimer si ouvertement aux yeux de tous – comme si tout ça m’avait fait perdre.

Je plaisantais tant bien que mal avec mes amis. On était sortis pour la pause avant de retourner en cours.

Ils essayaient d’alléger mon humeur un peu âpre. À mon propre étonnement, je parvenais à maintenir une attitude plutôt détendue. Nous tournions en dérision les enjeux de l’élection, parlions déjà du week-end prochain et de la fête chez Théo. À un moment, Élise tira sur mon col de chemise en esquissant un sourire plein de sous-entendus : « Eh, tu t’es fait mal ou… ? » Je repoussai vivement sa main en remontant mon col. J’avais failli oublier les marques laissées par la fille de l’autre soir, à Consortium… Je savais bien qu’Élise cherchait juste à me taquiner, mais je n’étais pas d’humeur. Elle insista :

« Eh ben alors ? T’étais où samedi soir ? »

« Visiblement pas avec toi ! » coupa simplement Théo pour me sauver la mise.

Tout le monde rit, je le remerciai d’un coup d’œil, et on passa à autre chose. …Ou du moins c’est ce que je croyais.

Un moment plus tard, alors que notre petit groupe s’était dispersé vers diverses salles de cours et que j’étais seul avec Théo, une voix m’interpella.

« Eh ! Ash O’Graham ? »

En me retournant, je reconnus l’un des agitateurs qui avaient trouvé amusant de balancer des vannes pendant les discours de certains candidats. Pendant mon passage, ils avaient à peine pouffé, ce qui était un moindre mal. Il continua :

« Seth Liekaterinev, on s’est vus à Consortium ! »

Un nom imprononçable, une attitude provoc’, une bande pour le soutenir, et il m’avait vu à… Consortium. L’enfoiré…

« Tu le connais ? souffla Théo.

- Pas vraiment… j’vais voir ce qu’il veut, on se rejoint en cours ? »

Théo m’interrogea du regard pour être sûr que je voulais rester seul avec cette bande d’emmerdeurs, puis il décrocha de l’affaire et fila vers le bâtiment C.

Je m’approchai du dénommé Seth. Cette zone du campus était presque vide à part quelques élèves qui passaient plus loin. Il y avait surtout sa bande de geeks qui palabrait un peu plus loin, assis sur un muret de pierre circulaire – visiblement, eux n’avaient pas le souci d’arriver à l’heure en amphi. Seth semblait un peu plus jeune que moi, habillé à l’arrache, de noir surtout, les oreilles trouées de piercings, et les poignets cerclés de chaînettes avec lesquelles il jouait.

« T’es sûr qu’on se connaît ? demandai-je avec le vague espoir qu’il se plantait de gars.
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- J’sais pas… dit-il en haussant les épaules. Je t’ai vu en tout cas. Dans la maison rue Saverns. »

Il ne se plantait pas de gars. Il m’avait vu samedi soir à cette soirée…douteuse. Et il en parlait avec désinvolture, comme on parle du mauvais temps. Comme s’il n’avait pas été question d’alcool, de drogue, de débauche sexuelle… Comme s’il ne me menaçait pas en parlant de ça.

Il sembla détecter ma confusion.

« Ça te gêne ? »

Je ne sais pas pourquoi, je ne pus m’empêcher de détourner le regard vers là où Théo était parti. Était-ce parce que j’étais mal à l’aise et que j’aurais voulu me réfugier avec mes amis ? Ou au contraire parce que l’idée de ‘gêne’ me renvoyait directement à eux, à leur regard – à tous ceux qui pouvaient me juger ?

« Peut-être… Tu vas souvent dans ce genre d’endroit, toi ?

- Ça dépend, parfois… » répondit-il avec une franchise déroutante.

Il se fixa sur un détail au sol, comme subitement déconnecté pendant de longues secondes... Puis il reprit sur le même ton:

« Pourquoi ? Ça t’intéresse ?

- J’en sais rien, c’est toi qui es venu me parler, t’es bizarre ! »

C’était vrai, merde, il était bizarre.

« Sûrement… La blonde qui était avec toi, tu la connais ? »

Ok, ce n’était ça ! C’était presque rassurant qu’il en vienne là. Juste une histoire de fille…

« Je la ‘connais’ ouais, si on veut. Elle t’intéresse ? »

Il sortit un paquet de cigarettes et en prit une, puis m'en proposa. J'acceptai, et on les alluma tour à tour.

« On peut dire ça. »

Il alla s’asseoir sur un muret un peu plus loin. Je le suivis et m’assis à côté de lui. L’ambiance s’était détendue entre nous. Là-bas, son groupe de potes avait arrêté de nous mater non stop. Il souffla une bouffée de fumée.

« T’as son numéro ? »

Je ne pus m’empêcher de sourire.

« Moi ? Oui. Toi par contre… »

Seth me fixa un instant, puis éclata de rire.
« Okay je vois, c’est pour ça qu’ils t’ont recalé ! »

Je crois qu’il voulait dire que j’avais de l’humour et pas les électeurs du BDE… Mais il avait une conception de la drôlerie visiblement particulière. Il tira encore sur sa clope puis dit en expirant une bouffée de fumée:

« Si ça te dit de passer genre demain, on organise une… soirée, un peu moins chiante que ce qu’ils ont l’habitude de faire. »

>suite<