DEBUT

Djazz frissonna lorsque le ressac toucha ses pieds ; cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas pris de vacances. Le regard fixé sur les voiliers de plaisance au loin, elle hésita.

« Oxford... ça fait un sacré moment que j'ai pas surfé. J'ai peur d'avoir perdu le pied... »

Il haussa les épaules et sourit en coin, son œil bionique fixé sur les sourcils froncés de Djazz.

« Tu skate beaucoup, non ? »
« Ouais... mais je préfère les volants et les pédales d'accélérateur quand même. »
« Si Siècle peut tenir sur une planche, tu peux aussi. »

Ils s'avancèrent jusqu'à avoir de l'eau au nombril et s'allongèrent sur leurs planches.

« Elle n'est pas sportive ? »
« Non ! Mais pour grimper aux toits et passer les grillages c'est un vrai singe. »

Ils se mirent à ramer avec leurs bras. Djazz jetait fréquemment des coups d'oeil à Oxford, à sa peau surtout, couleur de terre humide. Ses cheveux tressés qui auraient dû être noirs étaient vert d'eau, mais elle n'y faisait pas attention. La peau brune du jeune homme, voilà qui la fascinait. Elle avait bien sûr déjà fréquenté des hommes du désert immigrés sur RH et qui bossaient dans les docks, mais Oxford n'avait rien de ceux-là. Elle se rendit compte que les années de travail acharné l'avaient empêchée de s'ouvrir aux autres, et elle se sentait stupide mais n'en montra rien et continua la conversation.

« ça fait longtemps que tu connais Siècle... »
« Depuis toujours, je crois. »
« C'est... chouette. »

Oxford évita quelques baigneurs, sa planche se rapprochant de celle de Djazz qui ajouta :

« … d'avoir un ami aussi proche, je veux dire. »
« T'en as pas ? »

Silence pendant lequel ils écoutèrent le bruit de l'eau, des enfants sur la plage et des baigneurs qui devenaient petits.

« J'en avais. »
« Ouais. »

Oxford se redressa et s'assit à cheval sur sa planche, doucement balancé par les remous de l'eau salée.

« Bon. Y a juste pas du tout de vagues assez grosses. »
« Bah on est dans un coin à baigneurs, pas à surfeurs. »

Djazz changea de position et s'allongea sur le dos, les yeux perdus -une fois de plus- dans le ciel. Elle pencha la tête et regarda Oxford qui dérivait doucement.

« On bouge, s'tu veux. »

Oxford rama vers elle.

« On peut pas laisser Billie et Siècle tous seuls, ils vont se faire chier, on est venus pour passer un moment ensemble... »
« Ouais, c'est vrai. »
« D'un autre côté... ce serait con d'avoir amené les planches pour rien. »

Un sourire éclaira le visage de la mécanicienne. Oxford leva les sourcils.

« C'est la première fois que j'te vois sourire ! »
« En même temps, on traîne jamais ensemble »
« Mh... »

Il observa un moment la jeune femme et sa planche, détailla les tatouages, la musculature. Il remarqua que le bout de ses doigts était corné et tenta :

« Guitare ? »
« Basse. »
« Toi aussi ? »

Djazz le regarda à nouveau.

« Ouais ! tu... tu joues quoi ? »
« De tout. Mes parents sont disquaires. J'suis DJ. Je gère pas mal aux claviers. Tous les genres. J'aime tout. »
« Moi, j'suis plutôt rock, métal, blues... »
« Sympa ! On se f'ra un jam un de ces jours. »
« Ouaip. »

Oxford sourit pour lui même. Il n'aurait jamais imaginé apprécier Djazz et avoir quelques points communs avec cet ovni technologue, d'après les descriptions de Siècle. Il se remémora la première fois que Siècle les avaient présentés. A l'époque, les deux cousines se ressemblaient beaucoup, seulement différenciées par leur taille et leur voix, car c'était avant que Siècle se colore les cheveux et se fasse modifier la couleur de l'iris. Il l'avait considérée avec neutralité, puis ne l'avait revue que deux ou trois fois.
Là, il avait l'impression de faire connaissance avec une inconnue. Et il aimait les rencontres inattendues. Elle était calme, secrète, étrange mais il sentait bouillir en elle un tempérament de feu trahi par ses cicatrices et les motifs encrés dans sa peau. Il sentait quelque chose, une mélancolie jouée au piano, un riff lourd et baveux craché par de vieux amplis, des hurlements dans un micro, puis un silence aérien, à nouveau. Un air de flûte, sans savoir pourquoi...

Elle se dressa lentement sur son séant, probablement parce que le soleil brûlait sa peau déjà un peu mate. Oxford décida de connaître cette fille, et d'en tirer la composition qu'elle lui inspirait. Siècle serait jalouse, mais tant pis. Il rama pour se placer face à Djazz et sourit.

« Alors, on va le chercher ce coin à vagues ? »

Siècle saisit le cornet fraise-panacotta que lui tendait le glacier et fit pivoter son siège vers Billie. Même à l'ombre du auvent en feuilles de palmier il était rayonnant. Ses cheveux, son sourire, sa peau légèrement dorée et ses taches de rousseurs reflétaient le soleil même en hiver. Siècle sourit, elle était heureuse d'avoir un cousin et ami aussi agréable à vivre. Elle pensa à Oxford qui lui, devait sûrement regretter d'avoir embarqué Djazz et son caractère de cochon.

*

« Come ooooooooooooooooooooooooooooooooooooooooon hahaaaa ! »
« Yeah, tu gères ! »
« Quoi ?! »
« J'ai dit, tu gères ! »

La mécano et le DJ filaient comme des flèches sur le mur d'eau salée. Comme à chaque fois que l'ivresse de la vitesse la prenait Djazz affichait un grand sourire et exultait. Oxford, surpris mais ravi de ce changement soudain d'attitude, riait aussi tout en restant concentré sur la courbe de la vague. Elle se refermait, Oxford sentit l'écume sur son visage et en sortit avant qu'elle ne s'écrase sur elle-même. Il soupira, debout sur sa planche, mains sur les hanches, satisfait.

« Elle était énorme celle-là! »

Il regarda les alentours, avant de s'apercevoir que Djazz n'était plus là.

« Oh merde, Djazz ! »

Une planche refit surface à quelques mètres de lui. Il rama vers elle, puis une main sortit de l'eau, puis deux, puis une paire de bras s'agrippa à la planche. Ox tendit les siens pour aider Djazz à s'extirper et l'aida à s'allonger sur sa planche où elle cracha un bon demi-verre d'eau salée.

« ça va ? »

Il eut un sourire mutin pour réponse.

« Ouais. J'ai pas eu le temps de sortir de la vague. J't'avais dit que j'avais perdu le pied »

Ils restèrent un moment silencieux, portés par les remous. Un peu plus loin, la plage était grise, sauvage, parsemée de rochers. Derrière le banc de sable, une falaise rocheuse blanche.

« Qu'est-ce-que c'est, là haut, sur la corniche ? » demanda Djazz

Oxford plissa les yeux.

« ça ressemble à une sorte de mausolée... »

Ils ramèrent vers la plage tout en étudiant le bâtiment. Il était aussi blanc que la falaise, rond, coiffé d'une coupole soutenue par des colonnes plutôt fines prisonnières de plantes grimpantes.
Ils arrivèrent sur la plage, posèrent les planches contre un rocher et s’avancèrent la tête levée. Ce qu'ils supposaient être un temple n'était plus visible, de là.
Djazz sentit la fatigue arriver. Le soleil commençait à décliner, ils avaient parcouru la côte de Range Harbor depuis l'après-midi avec un pique nique dans le ventre.

Un bruit régulier dans le sable se fit entendre. Djazz et Oxford se regardèrent, avant de réaliser qu'il s'agissait de pas. Trouvant cela amusant, ils se cachèrent, pensant aussi à dissimuler les planches avec eux. Au bout de deux minutes environ, alors que le ventre de Djazz commençait à crier famine, une silhouette apparut entre une masse rocheuse et la falaise. Les surfeurs essayèrent de la détailler alors qu'elle se dirigeait vers eux en regardant la paroi de calcaire. C'était une femme, très pâle, avec de longs cheveux noirs bouclés et une robe légère moulant ses formes. Elle semblait avoir marché dans l'eau et le sel pour que sa robe soit trempée et salie, ou alors était-ce une pêcheuse ? Elle ne semblait pas s'intéresser au rivage. Oxford et Djazz échangèrent encore un regard interrogateur.

« J'ai l'impression d'être dans le club des cinq » murmura-t-il.
« Le quoi ? »

Ils reportèrent leur attention sur la femme... qui n'était plus là.

« Wait... what ? »
« Mec, elle a du entrer dans une grotte ou une connerie du genre. On retourne à la plage ? »
« ... »

Ils sortirent prudemment de leur planque, reprirent leurs planches et cherchèrent un chemin qui mènerait jusqu'à leur plage de départ. Djazz grimpa sur un rocher et constata que d'un côté, la falaise continuait sur plusieurs kilomètres et que de l'autre, elle formait un pente douce pour laisser place, à quelques six-cent mètres, à...

« Oxford. »
« Oui ? »
« Viens voir... »

Oxford rejoignit Djazz sur son rocher et faillit en lâcher sa planche. Devant eux, plus loin, s'étendait la Spiazza. Le vent faisait parvenir à leurs oreilles le bruit lointain des dockers et des marins, du tintement incessant des anneaux de cordage sur la forêt de mâts, interminable, majestueuse et au loin, en hauteur, les palais somptueux des grands alchimistes.

« En fait, on a pas fait gaffe, on a dérivé super loin des Docks... »
« Ouais. Et on va pas faire bonne impression avec nos maillots synthétiques et nos planches en résine. »

« Attends, attends ! Tu m'avais pas dit que t'avais flashé sur un type de ta fac ? »
« Siiii mais bon, pour l'instant on est juste amis. Allez, à toute ! »

Siècle se leva et se dirigea nonchalamment vers un jeune homme châtain qui se baignait plus loin et avec qui elle échangeait des regards depuis plus d'un quart d'heure. Il avait gardé son pantalon pour se baigner, et le tissu kaki épais lui collait aux jambes. Les poches latérales étaient pleines de coquillages et son torse portait des cicatrices de brûlures d'un côté. Billie les regarda converser quelques minutes de loin, un peu jaloux. Quitte à gâcher l'amourette de Siècle, il alla les rejoindre avec un grand sourire enfantin.
Siècle le regarda, soupira et entreprit de les présenter d'une voix monocorde.

« Billie, je te présente Pelle. Pelle, Billie... »

Billie et Pelle se regardèrent, de haut en bas, puis droit dans les yeux. Billie ouvrit la bouche pour dire quelque chose, Pelle renifla, et Siècle sentit qu'elle était de trop. Elle leva les bras aux ciel, s'en retourna vers la plage et, très contrariée, donna un coup de pied dans un château de sable avant d'aller bouder sous le parasol.

« C'est pas Billie Dickinson qu'il devrait s'appeler, c'est Wallace Wells ! » marmonna-t-elle en s'emparant de sa tablette.

Pendant que Pelle expliquait à Billie qu'il avait « attiré » Siècle exprès parce qu'il n'était pas sûr que Billie aime les garçons, du côté de la Spiazza, Djazz et Oxford marchaient vers le port en cherchant un moyen de revenir sur les Docks sans trop se faire remarquer.

« Tu sais Djazz, je crois pas qu'il était nécessaire de les assommer avec ce coffret de bois... »
« Ils nous auraient pas laissé leur prendre des fringues sans payer »
« Oui mais enfin, celui-là saigne beaucoup quand même »

Djazz poussa du pied la tête du pauvre homme en question et haussa les épaules.

« Pas plus qu'un autre »
« Tu veux dire que t'as déjà assommé d'autres mecs ? »

Djazz le regarda sans répondre puis se dirigea vers les étagères où les riches étoffes, soigneusement pliées, n'attendaient qu'à se couler le long des bras blancs de la bourgeoisie alchimiste. Oxford prit soin d'aller fermer portes et fenêtres puis ils fouillèrent à la recherche d'oripeaux qui leur conviendraient.

**

« Wouah, ça doit être génial ! Les limousines, les hôtels... »
« Oui, enfin une fois que ça fait partie du quotidien ça devient ennuyeux. Souvent je retourne aux choses simples »

Billie désigna la plage d'un geste du bras accompagné d'un sourire enfantin. Pelle laissa glisser son regard sur ses lèvres avant de continuer à avancer dans l'eau.

« Qu'est-ce que c'est, ces brûlures sur ton torse ? »
« Ah, ça... les méduses ! Elles sont belles mais dangereuses »
« Mes deux femmes préférées sont des méduses » pensa Billie à haute voix avant d'éclater de rire de l'idiotie de sa remarque. Pelle ne comprit qu'à moitié de quoi il parlait et sourit en se penchant dans l'eau stagnante de la crique vers laquelle ils s'étaient dirigés pour être tranquilles. Il retira du sable un gros crabe blanc et bleu, l'examina, puis sortit des élastiques de sa poche pour immobiliser les pinces et, ravi, le posa au fond du panier. Il regarda Billie avec un grand sourire.

« Mes gosses adorent le crabe ! »
« ... »

Le blondinet fronça un sourcil.

« Wait, t'as des gosses ? »
« Bah, j'ai vingt-cinq ans, c'est une bonne tranche d'âge non ? »
« Non mais j'veux dire, t'as découvert que t'étais gay après la naissance de tes gosses ou... ? »

Pelle prit un air résigné et soupira.

« Eh ben non, je l'ai toujours été, mais je vis sur les Docks moi... t'es technologue aussi, tu devrais savoir que c'est pas trop acceptable ici. »
« C'est vrai. »

**

« HAHAHA c'est trop laid sans déconner »
« Non, tu es très bien... »
« Si Billie était là, ils nous aiderait à mettre ces foutues fringues de pédale alchimiste »

Oxford sourit mais ne dit rien, se contentant d'observer le reflet de Djazz dans sa robe de soie rouge, en train de se débattre avec le ruban censé fermer la partie supérieure. Ses gestes maladroits faisaient rouler les muscles de son dos tatoué, et ses sourcils se fronçaient de plus en plus à chaque fois que le ruban lui glissait entre les doigts.

« Mais comment font-elles ? »
« Celles qui en ont les moyens ont une ou plusieurs suivantes qui les habillent. »
« Sérieux, pourquoi tu m'as pas laissée mettre un pantalon ! »
« Les femmes alchimistes ne portent pas le pantalon. »
« Foutaises. Et puis je sais parfaitement passer pour un garçon si je veux. »

Oxford se força à détacher son regard bionique de la jeune mécanicienne. Il sourit pour lui-même.

« Tu pouvais, quand tu ressemblais à une brindille »
« Parce que tu insinues que maintenant je ressemble à une grosse bonne femme et que je suis obligée de... »
« Djazz, tais-toi. On fait ça pour traverser la Spiazza sans problèmes. »

Djazz stoppa ses gestes et regarda Oxford droit dans les yeux. Il leva un sourcil interrogateur en réprimant un sourire en coin.

« Tu me montes un char mec »
« Pourquoi ? »
« On aurait juste pu assommer deux péquenots, voler leurs fringues et rentrer, et ça ferait pas une heure qu'on se ferait chier à enfiler des robes de con. »
« C'est toi qui enfiles une robe de con »

Cette fois, Oxford ne put retenir un rire silencieux. Il sentit le regard foudroyant de Djazz sur sa tête.

« T'es encore en calbut, toi »
« ... »
« ça fait deux heures que tu te fous de ma gueule »

Oxford plissa les yeux et se mordit la lèvre. Ça devenait intéressant. Alors qu'il attendait une réaction de colère de Djazz, celle-ci inspira un grand coup, tourna le dos et dit calmement :

« Ok. Aide moi à fermer la robe. Ensuite ce sera ton tour. On va s'amuser. »

Le musicien regarda dans le miroir et surprit un sourire mutin. Il saisit les deux extrémités du ruban et serra doucement le bustier en regardant les cheveux courts et blanc désordonnés sur la nuque couleur cannelle de Djazz.