Douze ans plus tard. Crépuscule. La biche était immobile au milieu de la clairière, les oreilles dressées, alerte. Yhuk’ta ne fit aucun bruit. Il banda son arc. Il décocha sa flèche. L’animal s’effondra.
Parfois, après plusieurs heures de traque, l’animal s’échappait et le chasseur rentrait bredouille. Mais aujourd’hui Yhuk’ta avait été chanceux – ou talentueux. Il avait poursuivi cette biche pendant tout l’après-midi. Et il l’avait finalement eue.
Il chargea la carcasse sur ses épaules et s’en retourna vers le village. Il lui fallut presque une heure pour atteindre les premières maisons. Il ne pensait pas s’être autant éloigné, mais apparemment sa chasse l’avait mené très loin. Il faisait déjà nuit lorsqu’il arriva sur la place du village.
Quand elles le virent arriver sous la lumière floue de la lune, les femmes se hâtèrent de l’aider à déposer son fardeau et s’employèrent immédiatement à dépecer l’animal : il fallait extraire la viande avant que les insectes ne commencent à ronger le cadavre.
Aqnaïa n’était pas là. Elle devait être en train de se reposer à l’intérieur de la case. Elle était très fatiguée ces derniers temps : sa grossesse dévorait toute sa force. Les anciens disaient que c’était parce qu’elle devait partager son énergie vitale avec l’enfant qui était en elle. Ils disaient aussi que c’était l’enfant qui, trop plein de vie, empêchait la mère de trouver le sommeil. Alors Yhuk restait de longues heures assis à côté d’elle, il lui parlait, jusqu’à ce qu’elle s’endorme.
Mais bientôt elle serait délivrée de l’enfant qu’elle portait, et l’enfant serait délivré de son ventre.
« Yhuk’ta ! » Un homme d’une trentaine d’années courait vers Yhuk. C’était Kurük, un fier guerrier, le meilleur ami de Yhuk’ta, son frère. « Yhuk ! Viens vite ! Aqnaïa va donner naissance à ton enfant ! » Yhuk écarquilla les yeux, sourit, puis se mit à courir.
Aqnaïa était là, allongée, en sueur. Yhuk lui tenait la main. Le père de Yhuk’ta, Gaagii, c’est-à-dire le shaman, s’occupait de l’enfantement. Il donnait à la mère des conseils doux mais fermes. Il aidait l’enfant à s’extirper du ventre de sa mère.
« Allez, viens, petit être. Viens au monde et vois la vie du dehors, » murmurait-il comme une incantation.
Ce n’était pas la première fois qu’Aqnaïa donnait la vie. Depuis un coin de la case, trois gamins assistaient à l’arrivée du nouveau membre de la famille. Il y avait Ayasha, l’aînée, dix ans. Elle avait de grands yeux noirs et une silhouette trop haute pour son âge. Lallo et Tamahere, ses deux petits frères, se blottissaient derrière elle, impressionnés par la scène qui se déroulait sous leurs yeux.
« Te voilà finalement ! s’exclama Gaagii, prenant l’enfant entre ses mains. Petite friponne !
- C’est une fille ? s’enquit Aqnaïa avec un sourire.
- Oui, c’est une fille », dit-il en lui tendant son bébé.
Aqnaïa et Yhuk se penchèrent sur le petit être.
« Quel nom lui choisirez-vous ? demanda Gaagii.
- C’est la pleine lune ce soir, dit Yhuk’ta.
- Oui, c’est la pleine lune, chuchota Aqnaïa. Alors tu t’appelleras Nokomis, fille de la lune. »
Yhuk vit sa fille aînée s’approcher.
« Viens, Ayasha, viens voir ta petite sœur. Elle s’appelle Nokomis. »
Ayasha se pencha par-dessus l’épaule de son père.
« Dis papa, est-ce que moi aussi j’aurais des enfants un jour ?
- Oui, Ayasha, bien sûr. Tout le monde a des enfants un jour.
- Ah bon ?! Même Tamahere aura des enfants, alors qu’il est si petit !?
- Ha ha ha ! Oui, même ton petit frère Tamahere sera un jour assez grand pour être père ! » dit Yhuk en riant.
La fillette acquiesça en silence, mais elle restait profondément dubitative. Elle jeta un regard à Tamahere. Non c’était impossible qu’il soit père un jour, c’était un gamin ! D’ailleurs, il n’y avait que les gamins qui faisaient ce qu’il était en train de faire : dans la semi-obscurité de la case, il s’était laissé glisser par terre et s’était endormi…en suçant son pouce.
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