Le campus de la Cyber-University était en pleine effervescence : des spécialistes technopolitains venus de tout Ellsworth – mais aussi des savants d’autres castes et même d’autres continents – avaient été invités à dispenser des conférences pendant toute une journée dans les locaux de la plus grande faculté cyberpolitaine de tout Apartadiza.
Les étudiants de tout Range-Harbor – mages, alchimistes, technologues – avaient alors accouru, obtenant pour l’occasion la permission exceptionnelle d’entrer dans la Citadelle. Les étudiants cyberpolitains, habituellement isolés dans leur tour d’ivoire, se trouvaient donc submergés par une masse d’étrangers…et ne voyaient pas tous ça d’un très bon œil.
Malgré tout, les conférences de la matinée s’étaient déroulées dans l’ambiance la plus studieuse – les différentes castes d’étudiants rivalisant d’attention et de zèle – et l’heure du déjeuner était arrivée, creusant les estomacs à grands coups de gargouillements.

Le restaurant des étudiants était bondé. La file d’attente du self-service s’étendait maintenant jusqu’à l’extérieur du bâtiment…et Zack commençait à s’impatienter. Il n’avait pas pour habitude d’attendre indéfiniment avant de manger, et son ventre non plus. Vingt-cinq longues et interminables minutes…Mais enfin c’était à son tour.
Il laissa le robot aligner assiette, verre, et couverts sur son plateau, puis choisit machinalement un plat parmi les menus du jour : on avait le choix entre steak-frites et gratin d’aubergines aux tomates séchées – manifestement un effort avait été fait en l’honneur des invités du jour, car d’habitude la nourriture du self était invariablement dégueulasse.
Zack souleva son plateau, fit quelques pas, puis balaya la salle d’un regard circulaire. Où allait-il bien pouvoir s’asseoir ? La salle était pleine, grouillant d’individus, d’êtres hétéroclites – mages, alchimistes – aux tenues étranges. Zack se laissa aller un instant à contempler les particularités vestimentaires de chaque caste, prêtant attention aux formes, aux couleurs, aux matières…il repensait à ses cours d’art textile, et ses pensées se perdaient dans le brouhaha indistinct des conversations entremêlées…
Un gargouillement bruyant, émanant de son propre estomac, le tira soudain de sa rêverie. Il était toujours debout au milieu de la salle, et il n’avait toujours nulle part où s’asseoir. Il avisa Sean, installé sur une grande table au milieu du self, et entouré de toute la bande habituelle, nombreuse, bruyante ; mais il n’y avait plus de place avec eux – tant mieux, il n’avait pas envie de les voir. Il fouilla la salle des yeux, et finit par repérer une petite table au fond, occupée par un seul individu. « Un seul, c’est déjà ça de moins à supporter… »
Zack s’avança, et remarqua que le dit individu était un mage, dont le costume vert sombre présentait une coupe pour le moins originale. Puis il vint se planter devant la table :
- Je peux m’asseoir ? fit-il, l’air las.
- Hum ? Oui... répondit l’autre, sans manifester plus d’enthousiasme.
Zack s’assit et commença à manger en silence. Il avait la chance d’être tombé sur un type qui n’avait pas plus envie de parler que lui, c’était parfait. Il n’aurait pas besoin de tenir une quelconque conversation.
Et pourtant la curiosité le saisit : il n’avait encore jamais parlé à un mage, encore moins à un mage étudiant, et il se demanda soudain quel genre de point de vue ce faiseur de sorts aux vêtements archaïques pouvait avoir sur l’art. Après tout, maintenant qu’il y pensait, la civilisation des mages était, à quelques détails près, assez semblable à la société moyenâgeuse qui avait existé sur Mathétopia. Zack sourit à l’idée que la rencontre entre lui et ce mage relevait, en quelque sorte, du plus complet anachronisme…et pourtant c’était une rencontre bien réelle.
Zack ne put s’empêcher de prendre prise, par l’intermédiaire de quelques mots, sur ce voyage dans le temps qu’on lui offrait sur un plateau en même temps que son steak-frites.
- …t’étudies quoi ? demanda-t-il en essayant d’avoir l’air le plus détaché possible, comme s’il se forçait à parler par politesse.
En réalité, il n’avait que faire de la politesse : il parlait que parce qu’il en avait envie. S’il n’en avait pas eu envie, il serait simplement resté silencieux, plongé dans un mutisme sinistre, quitte à instaurer autour de la table une tension muette et palpable…Mais il avait parlé.

Quel est ce monde ?



On la regardait étrangement, on la dévisageait avec insistance, elle qui venait d'un autre univers. Les regards étaient souvent mauvais, d'autres curieux ou ennuyés, tout simplement.
Mais pour l'heure, alors qu'elle traversait le campus de Cyber-University, Pétroline ne se sentait pas vraiment d'humeur curieuse. Si elle avait eu un livre dans les mains, peut-être aurait-elle pu esquisser un sourire, mais elle n'était même pas sûre d'en trouver dans un tel endroit. Elle imaginait bien ces gens lire sur d'étranges plaquettes métalliques, parce que tout ici, oui tout ici, n'avait plus rien de naturel.
Pétroline frissonna. L'air ambiant semblait glacial. Les attitudes, tout du moins, l'étaient réellement. Aujourd'hui la jeune invocatrice était "Pierin", un étudiant de l'Hecama qui avait été invité à venir voir les différentes conférences proposées par la Cyber-University. La matinée s'était déroulée tranquillement et désormais la jeune fille ressentait l'irrésistible besoin de manger quelque chose.

Se mélanger aux autres... Ce n'était pas pour elle. Rencontrer de nouvelles personnes ? Elle ne le souhaitait pas. Alchimistes, Cyberpolitains, Technologues... Ils paraissaient aussi peu ouverts qu'elle.
Que faisait-elle là ? N'avait-elle pas un devoir sur les chimères à terminer ?
Mais quoi ? Pourquoi alors sentait-elle qu'il lui était nécessaire d'aller à ces conférences ?
Apprendre... Oui, c'était sans doute pour apprendre.

Le self était bourré à craquer. Pétroline prit un plateau et avança à son tour dans la file interminable. Un bras tout de métal plaça ses couverts, la faisant soudain sursauter. Pour éviter d'attirer trop l'attention sur elle, Pétroline choisit d'ignorer superbement le robot mais elle ne put quand même s'empêcher de jeter un coup d'oeil sur cet être qui n'avait rien d'humain. Que pouvaient-ils trouver de beau dans ces boites de métal façonnées à l'image de l'homme ? Peut-être les voyaient-ils comme un substitut d'immortalité, un rêve inaccessible et pourtant ô combien souhaité... ?
Allez savoir, Pétroline n'en avait rien à faire en réalité.
La jeune fille choisit de prendre le gratin d'aubergine qu'elle estima relativement appétissant. À première vue. Elle l'espérait. Comme la salle était bondée de monde il lui fut difficile de garder son plateau en équilibre tandis qu'elle traversait la pièce jusqu'à une table déserte. Un élève tenta de lui faire un croche-patte, ou du moins elle le comprit ainsi, mais Pétroline avait l'agilité d'un chat et elle réussit rapidement à atteindre la table du fond.
Elle s'assit puis commença à picorer dans son assiette - tout comme Arion, son djinn - les yeux dans le vague. Le transport qu'elle avait prit pour venir ici était appelé "tramway"... Il n'avait même pas besoin de chevaux pour avancer, quelle bizarrerie !
Une voix lente s'éleva soudain au dessus d'elle, interrompant ses pensées. Pétroline releva la tête et remarqua l'élève cyberpolitain qui lui avait demandé s'il pouvait s'installer à la même table qu'elle. Elle répondit d'un vague hochement de tête suivit d'un presque silencieux "Hum ? oui..."



« ...t'étudies quoi ? »
Pétroline releva une nouvelle fois la tête de son assiette. Le silence jusque là lui avait paru satisfaisant. En plus elle avait cru sentir chez cet élève une certaine impression de... détachement, de solitude. Bref, il paraissait presque comme elle, ennuyé par la parlote futile et les bruits agaçants des babillages voisins... Mais désormais la lueur qui brillait dans ses yeux avait tout d'une lueur curieuse. Pétroline ne put s'empêcher d'esquisser un micro-sourire derrière sa fourchette relevée. Sans doute l'était-elle également, curieuse. Voilà que soudain elle se sentait d'humeur à bavarder avec un cyberpolitain. Étonnant...
« Je suis une formation d'invocateur... Et toi ? Quelle est ta spécialité ? »
Voilà une occasion d'en apprendre plus sur le cursus que suivaient les élèves technopolitains... Au moins l'élève qui lui faisait face n'avait pas l'air trop stupide, et même, cette impression de ressemblance entre eux deux semblait grandir au fur et à mesure qu'elle le regardait.

« Je suis une formation d'invocateur... Et toi ? Quelle est ta spécialité ?

Le cyberpolitain hésita un instant.

- Je…J’étudie les Arts, spécialité cinéma… Au fait, j’m’appelle Zack.
- Pierin. Mais…c’est quoi au juste le ‘ciné…machin’ ?
- Le cinéma ? Tu sais pas ce que c’est ?
- Ben…Non. »

Zack regarda Pierin une longue seconde avant de réaliser que le cinéma était effectivement un art auquel les mages n’avaient pas accès. L’anachronisme n’en devenait que plus amusant : il allait devoir expliquer ce qu’était le cinéma en n’employant aucun terme se référant à la technologie…exercice périlleux.

- Le cinéma c’est…une sorte de pièce de théâtre que l’on regarde à plat, comme un tableau.

Pierin resta interloqué, un sourcil dubitatif soulevé. Zack soupira : comment expliquer ? Il eut soudain une idée. Il fourra sa main dans sa poche, en retira son cellphone, trouva dans ses fichiers une vidéo quelconque, et appuya sur ‘play’.
Il tendit l’objet au jeune mage, qui regarda avec étonnement un clip musical défiler devant ses yeux. Non seulement la musique qui émanait de l’objet était incroyablement étrange (une sorte de gargouillement métallique ponctué de cris horrifiés et terrifiants), mais en plus on pouvait voir des images étonnement réalistes se mouvoir, comme si des êtres véritables avaient pu tenir dans cette petite boîte en plastique.
Pendant que Pierin restait fasciné par l’objet technologique, Zack remarqua la présence d’un petit animal à l’aspect pour le moins fantaisiste : une sorte de…gros lézard poilu ? Zack avait du mal à identifier la créature. Il voulut la caresser, approchant la main lentement, avec précaution…mais la petite bête se déroba et cavala sur la table jusqu’à son maître, avant de sauter dans sa besace. Le jeune cyberpolitain prit une mine dépitée : « Même les animaux ne m’aiment pas… »
Il reporta son attention sur le mage, qui regardait toujours attentivement le clip défiler sous ses yeux. C’est alors qu’il eu une autre idée : il fouilla dans son sac jusqu’à en tirer une paire de lunettes de soleil noires au design irréprochable.

- Enfile ça, intima-t-il à Pierin en lui tendant les lunettes. Donne-moi le cellphone une seconde…

Zack appuya sur la touche ‘mode 3D’, puis rendit l’objet à Pierin qui venait, sans le savoir, d’enfiler des lunettes permettant de percevoir des images en relief.
Le mage eut un brusque mouvement de recul lorsqu’il vit avec stupéfaction les musiciens sortir de l’écran pour venir jouer entre deux airs. Zack s’en amusa intérieurement – ne laissant pourtant paraître qu’un léger sourire, presque imperceptible. C’était pour le moins cocasse de voir un individu si surpris et admiratif devant quelque chose qui lui paraissait évident...

Zack se rendit soudain compte d’une chose : la technologie lui était devenue tellement familière qu’il ne parvenait même plus à s’en étonner. Les miracles de la science étaient son quotidien : chaque chose, chaque acte, chaque moment de sa vie était irrémédiablement technologique, depuis le plateau de la cantine distribué par un robot, jusqu’aux machines à voter électroniques, en passant par son cellphone, son computer ou son diginote… [lex] Tous ces objets étaient pour lui d’une effrayante banalité, à tel point qu’il lui était impossible d’en être émerveillé…« ou horrifié », pensa-t-il, amer, en observant les doigts de sa main gauche se contracter lentement. Ce bras artificiel était un prodige de la technique, c’était une mécanique complexe, bien huilée – c’était une partie de lui, qui lui restait pourtant invariablement étrangère.
Et il en allait de même pour tous les objets technologiques qui l’entouraient : ils étaient une parcelle de lui-même, tout en étant extérieurs à lui. Il ne pouvait pas se détacher d’eux, mais ne les possédait pas entièrement. Sa greffe, son cellphone, son diginote : ils étaient partie intégrante de son être, ils étaient les dépositaires de sa mémoire, des confidents discrets, enfermés dans le secret de l’électronique, des confidents silencieux…mais précaires, qui pouvaient disparaître n’importe quand – tout cyber était hanté par une image pour le moins cauchemardesque : le bug.

Zack s’était perdu dans ses pensées, découpant, mâchant, puis avalant mécaniquement son steak et ses frites, tout en dissertant intérieurement sur sa propre dépendance aux objets techniques… Mais il lui sembla entendre une voix, come un écho lointain : « Com… ça m… ? » Il s’extirpa d’entre les méandres de son esprit, et releva la tête vers le mage :

- Pardon ?
- Je disais : comment ça marche ? renouvela Pierin en désignant le cellphone et ses images animées.

Zack le fixa un instant, l’air presque hagard, dubitatif, puis haussa les épaules en découpant un morceau de viande :

- Comment ça marche ? Aucune idée.

Il y eut un silence.

- …aucune idée ? Pierin fronça les sourcils. Mais…pour fabriquer ça, vous devez bien savoir non ?
- Hum…nan. Ceux qui fabriquent savent. Ceux qui utilisent ignorent. Nous n’en savons pas plus sur la technologie que vous sur la magie…

Sur ces paroles lucides, qu’il trouva presque intelligentes, il enfourna une bouchée de frites.

La discussion s'installait. Pétroline (ou plutôt Pierin dans le cas présent) haussa un sourcil perplexe tout au long de l'explication que lui donna Zack sur le "cinéma".
Le théâtre pour elle était un spectacle qu'il fallait regarder en vrai, comme une fenêtre ouverte sur le monde, un parallèle à la réalité. Et là le cyberpolitain lui montrait des images qui se mouvaient toutes seules dans une étrange petite boite métallique... La jeune fille ne pouvait que s'étonner. L'univers des Technologues lui apparut encore plus étrange, voire invraisemblable.

Et tout en écoutant Zack parler, "Pierin" sentait que le jeune homme ne mesurait pas l'étendue de ses paroles : toutes ces avancées technologiques, elle n'aurait jamais pu prétendre qu'elles l'intéressaient, mais c'était quand même incroyable, inimaginable, insensé... Les Technologues avaient presque tout saisi de leurs simples mains d'humains, ils inventent aujourd'hui des choses à la fois utiles et artificielles, sans pourtant se rendre compte du pouvoir qu'ils détiennent.

Les yeux de "Pierin" se tournèrent vers Zack, alors encore cachés derrière les étranges lunettes noires. Elle détailla un peu plus l'élève cyberpolitain tandis qu'Arion grignotait des miettes de pain. Elle remarqua son geste envers son djinn mais n'en laissa rien transparaître. Elle aurait aimé lui dire qu'Arion était plutôt méfiant avec les étrangers, quelque soit leur origine ou leur allure, mais aucun mot ne parvint à sortir de sa bouche. Elle ne savait pas rassurer les gens, parler pour dire quelque chose de gentil. Non, elle ne savait pas faire ça.

La jeune invocatrice reporta son attention sur les images en 3D qui dansaient sur le petit appareil. Cette technologie lui faisait, d'une certaine façon, assez froid dans le dos. Passé le côté incroyable elle y voyait quelque chose de trop futile et bientôt elle se sentit presque désintéressée de l'objet. Elle ne voyait pas en quoi cela pouvait aider les gens à mieux comprendre le monde. Tout ce qui importait à ses yeux était d'apprendre, encore et encore apprendre. S'amuser lui était égal.
Une question lui vint soudain à l'esprit.

"Pierin" leva la tête vers Zack mais il paraissait alors plus pensif que jamais, à manger machinalement son plat. Enfin elle réussit à attirer son attention, après avoir répété plusieurs fois sa question.

« Pardon ? »
« Je disais : comment ça marche ? »

Le regard du jeune cyberpolitain se resserra un peu plus sur elle.

« Comment ça marche ? Aucune idée. »

"Pierin" écarquilla légèrement ses grands yeux verts. Elle n'en croyait pas ses oreilles : lui qui paraissait pourtant si bien informé sur la technologie cyberpolitaine, elle avait soudain l'impression qu'il était encore plus perdu qu'elle. Comment pouvait-on ne rien connaître du processus de fabrication ?
Elle le lui demanda dans une autre question et la réponse continua de l'étonner :

« Hum... nan. Ceux qui fabriquent savent. Ceux qui utilisent ignorent. Nous n'en savons pas plus sur la technologie que vous sur la magie... »

La bouche de la jeune invocatrice se crispa. Elle trouvait tout cela profondément déroutant.

« ...La magie... la magie fait partie de chacun de nous. Tu ne peux pas savoir et tu ne peux rien supposer, tu ne sais pas ce que tu dis. »

Zack la fixa à son tour avec incrédulité. Elle baissa légèrement la tête et commença à caresser lentement la tête d'Arion du bout d'un doigt.



« Nous n'avons, certes, aucune technologie avancée en notre possession, mais la magie, elle, n'a pas besoin d'évoluer. C'est totalement différent. Nous n'avons pas besoin de la comprendre complètement pour l'utiliser, mais nous nous devons de la ressentir entièrement pour la manipuler sans crainte. Le monde tourne sans notre aide, et c'est mieux comme ça. »

Elle haussa les épaules et fit un petit sourire.

« La Nature nous a donné la magie et nous en retour nous ne pouvons que la respecter. Ce ne sont pas des substituts technologiques qui pourront nous donner cette magie, vois-tu. Enfin bref, ce que je veux dire par là c'est que nous ne sommes pas forcés de comprendre l'essence même de la magie pour pouvoir l'utiliser, c'est quelque chose d'inné en nous. Mais vous vous risquez fort de subir des déconvenues si jamais un jour tout cela échappait à votre contrôle. Et cela parce que vous n'aurez pas compris l'essence même de ce que vous avez créé... »

"Pierin" ne regrettait pas ses dernières paroles. Cela lui paraissait si évident, elle avait donc envie de le partager avec ce garçon qui, elle le savait, comprendrait où elle voulait en venir.
Du moins, elle l'espérait.

« Et cela parce que vous n'aurez pas compris l'essence même de ce que vous avez créé… »

Zack se laissa tomber au fond de sa chaise, le regard dans le vague.
Le mage avait l’air profondément convaincu de tout ce qu’il venait de dire sur la magie. Le cyberpolitain, lui, était profondément sceptique. Il avait entendu les mots ‘respect’, ‘essence’, ‘inné’, ‘Nature’…Autant de concepts philosophiques qu’il avait étudiés en classe, mais auxquels il était loin d’adhérer. Tout ce discours était pour le moins fumeux. On aurait dit un de ces speechs douteux que colportent les fanatiques religieux, de belles phrases pleines de bonnes intentions, qui pour Zack était définitivement creuses et vides de sens.
Pierin semblait considérer la magie comme une entité indépendante, avec laquelle il fallait faire corps ; et non pas comme un outil, un moyen en vue d’une fin, dont on pourrait se servir de manière extérieure… C’était une conception pour le moins étrange. Et voilà que, de surcroît, ce magicien voulait le mettre en garde contre la technologie, alors qu’il voyait un cellphone pour la première fois, et qu’il n’y connaissait rien ! « Quoique…je n’y connais pas non plus, à vrai dire… », pensa Zack, en repensant à la dernière phrase de son interlocuteur : « l’essence de ce que vous avez créé »… Pfff… Le jeune cyberpolitain soupira :

« La technologie n’a pas d’essence, lâcha-t-il comme une évidence. Elle est un outil... Tout comme la magie d’ailleurs : on peut s’en servir pour faire le ‘bien’ ou le ‘mal’. L’objet offre une possibilité, mais il n’a pas de volonté, c’est l’utilisateur qui décide. »

Zack avait hésité en prononçant les mots ‘bien’ et ‘mal’, qui étaient pour lui des notions incroyablement vagues et presque irrationnelles, tant elles supposaient un manichéisme sous-jacent. Mais après tout les mages vivaient dans une société où ces notions avaient cours… s’il voulait être compris, autant adapter son langage à son interlocuteur.
Tout en parlant il avait fouillé dans son sac pour en sortir une bouteille aux parois opaques – il valait mieux que personne ne sache ce qu’il y avait dedans. Il avala deux longues gorgées du liquide âpre, et posa la bouteille sur la table.
Puis il considéra un instant le mage. Le garçon était roux, ses yeux étaient d’un vert clair, lumineux, vif… Il avait l’air plutôt intelligent, malgré son discours rétrograde. Zack avait terriblement envie de lui demander quel genre de sensation on ressentait quand on utilisait la magie, mais ils étaient déjà en plein débat à propos d’un tout autre sujet…
« C’est étrange ça, pensa Zack avec une moue dubitative, je n’ai jamais été aussi bavard… » En effet, il venait de prononcer au moins trois phrases en l’espace de dix minutes, ce qui tenait de l’exploit. D’ailleurs, il serait bientôt obligé d’en articuler une quatrième ; ne serait-ce que pour donner la réplique à Pierin qui, après un instant de profonde réflexion, venait de se décider à lui répondre.

"Pierin" remarqua l'air septique de Zack, bien malgré son expression toujours neutre. Elle aurait pu s'y attendre, au fond, le cyberpolitain ne pouvait pas comprendre l'univers de la magie tout comme elle ne pouvait pas comprendre l'univers de la technologie. Mais il lui avait fallu prononcer ces paroles parce qu'elle n'était pas du genre à se taire quand quelque chose la turlupinait.
Et tout en écoutant Zack parler de bien et de mal, de la technologie et de la magie perçus comme de simples outils à l'usage des humains, elle se rendit vite compte qu'il n'était pas du tout convaincu par ses paroles. Il lui sortait dès à présent une sorte de philosophie réchauffée qui ressemblait, sans doute, à ses propres paroles sur la magie. On essayait en vain de convaincre l'un et l'autre que l'univers de chacun était le meilleur entre tous car ils n'étaient, finalement, que de jeunes étudiants en manque d'expérience et qui s'efforçaient de croire qu'ils vivaient dans un monde unique qu'aucun autre ne pouvait égaler.
"Pierin" ne le faisait pas exprès comme Zack ne se doutait pas du sens caché de ses propres paroles.

Cependant entendre que la magie n'est qu'un simple "outil" ne lui plaisait vraiment pas.

Pétroline se sentait tout à coup un peu perdue. Elle se tortilla légèrement sur sa chaise tandis que Zack prenait une étrange fiole dans son sac qu'il porta ensuite à sa bouche pour en boire quelques gorgées. Leur regard se croisèrent ensuite, et durant un long instant ils se fixèrent, se jaugèrent, comme les deux élèves qu'ils étaient en manque d'apprendre quelque chose en plus.
Au bout d'un moment la jeune fille baissa finalement les yeux, se rendant soudain compte qu'il pourrait trouver bizarre qu'un garçon ait des cils aussi longs. C'était bien la seule chose dans son aspect physique qu'elle ne pouvait transformer à l'aide d'un sort, étrangement. Une preuve de sa féminité cachée.

« Je... Je t'avouerais que je ne comprends strictement rien à la technologie. Enfin, tu as du le remarquer, mais je ne voudrais pas passer pour un imbécile si je venais à te poser des questions là-dessus. » dit la jeune invocatrice en serrant ses deux mains devant elle.

« D'accord, je vois que nous ne savons pas ce que nous disons l'un et l'autre. Je n'aurais pas dû prétendre que votre technologie a une essence bien à elle, et toi tu n'aurais pas du répliquer en m'affirmant que la magie n'est qu'un banal outil.
Le Bien et le Mal, par contre, est une notion que nous autres mages connaissons que trop bien. La magie est perçue comme un plus qui peut, soit, aider les gens, soit, les détruire. Mais moi je sens que c'est bien plus compliqué, que nous ne comprenons pas encore sa véritable "fonction". La magie, nous la sentons et la possédons, mais elle elle peut agir par elle-même, ni en bien, ni en mal, juste pour elle-même. Comme les nombreuses merveilles que nous voyons apparaître dans la nature et que nous ne pouvons, en fin de compte, pas vraiment expliquer. »

"Pierin" se mit à son tour au fond de sa chaise et croisa les bras, l'air pensive. Elle ne savait pas trop si ses dernières paroles avaient eu le même effet sur Zack que lorsqu'elle avait parlé pour la première fois de sa vision de la magie. Mais elle sentait que, de toute manière, elle n'allait pas tarder à le savoir.

« La magie, nous la sentons et la possédons, mais elle, elle peut agir par elle-même, ni en bien, ni en mal, juste pour elle-même. Comme les nombreuses merveilles que nous voyons apparaître dans la nature et que nous ne pouvons, en fin de compte, pas vraiment expliquer. »

La magie pourrait agir par sa propre volonté en vue d’un but qui n’est que le sien ? se suffire à elle-même par le simple fait qu’elle existe… ? Un peu comme…un peu comme l’art. Pour Zack, il n’y avait que l’Art qui pouvait produire cette impression d’émerveillement inexplicable – une sorte d’extase muette impossible à définir mais bien réelle.
Il avait presque envie de le dire. De dire à ce mage que, pour lui, cette manière de définir la magie lui évoquait irrémédiablement les œuvres qu’il aimait. Mais il ne voulait pas. Il hésitait à se dévoiler. Il était trop habitué à rester silencieux pour tout à coup se mettre à se confier à un inconnu. D’habitude il écoutait les autres, pensait en lui-même, tirait ses propres conclusions…et ne disait rien. Parler n’avait rien de naturel. C’était une sorte d’effort qu’il faisait. Mais un effort pour quoi ? Être sociable ? Pff, la sociabilité, rien de plus vain. Ça ne sert, tout au plus, qu’à combler le vide de la solitude… « Quoique, combler le vide de la solitude, c’est toujours ça de pris », pensa-t-il.

« Ce que tu dis à propos de la magie…que c’est quelque chose de merveilleux et inexplicable…un truc qu’on admire sans trop savoir pourquoi…Moi c’est ce que je ressens avec l’art. »

Prononcer cette phrase lui avait été pénible. Pour compenser cet excès de dévoilement de soi, il baissa la tête et fixa son pot de yaourt vide, puis attrapa sa bouteille et but quelques gorgées. Il avait besoin de boire. Oublier qu’il était en train de parler avec quelqu’un – toute cette situation était bien trop réelle.
– Et soudain, un cri.
Zack se retourna pour voir ce qui se passait. Tous les élèves s’étaient retournés comme lui vers la source du bruit, et tous ces regards étaient fixés sur un jeune homme tombé à terre. C’était un alchimiste plutôt chétif, couvert d’une cape de velours rouge dans laquelle il s’empêtra en se relevant.
Un autre garçon était le centre de l’attention, celui qui avait jeté l’alchimiste à terre : un grand brun, fier, debout, toisant l’autre de toute sa hauteur – un mage. Il claqua des doigts et une flamme jaillit au cœur de sa main. L’alchimiste, inquiet, déglutit en le regardant faire.
Quelques élèves, alentours, étaient prêts à se lever au cas où l’affrontement dégénère, mais le mage ne les regardait même pas ; il avait les yeux fixés sur le petit alchimiste.

« Tu sais pas faire ça, hein ? ricana-t-il en jouant avec son élément. Non seulement tu ne sais pas, mais surtout tu ne peux pas. Tu en es tout simplement incapable. Et tu veux savoir pourquoi ? – Le mage s’approcha de l’alchimiste, l’empoigna par le col de sa chemise et lui fit sentir la chaleur de la flamme. – Parce que tu n’es qu’un bâtard ! Tu es un parasite : tu ne comprends rien à la magie et tu la dénatures ! Tes soi-disant pouvoirs ne font que corrompre la pureté de l’essence magique, et ce que tu crois être un savoir n’est qu’une dégénérescence abjecte et méprisable ! »

Le mage fit disparaître sa flamme entre ses mains, puis cracha à la figure de l’alchimiste.

« Tu ne mérites même pas d’être brûlé par la magie. Juste de crever comme un chien avec tes semblables, » lâcha-t-il en tournant le dos à sa victime.

Il s’éloigna d’un pas assuré pour aller se rasseoir.

C’est seulement à ce moment-là, quand tout était déjà fini, qu’un bataillon de surveillants déboula dans le self pour y remettre de l’ordre. Ils hurlèrent quelques réprimandes au hasard, s’agitèrent dans le vide, sommèrent qu’on leur dénonce le coupable, posèrent mille question sans écouter les réponses, puis s’en allèrent les mains vides.
« Misérables petits pantins gesticulants… » pensa Zack.

« Ce que tu dis à propos de la magie…que c’est quelque chose de merveilleux et inexplicable…un truc qu’on admire sans trop savoir pourquoi…Moi c’est ce que je ressens avec l’art. »

Zack détourna le regard, comme si ses propres paroles lui avaient été pénibles à dire. Il but une nouvelle gorgée de sa flasque et Pétroline commença à supposer que son contenu n'avait rien à voir avec un médicament ou quelque chose du genre. Mais ce qui l'étonnait le plus dans tout ça c'était bien les paroles du cyberpolitain.
Alors il aime l'art ?
L'art, dans son univers à elle, n'est destiné qu'aux plus illustres, à ceux qui se font désirer par des mécènes. En somme, ce sont encore les plus riches qui peuvent en profiter car les petites gens n'y comprennent rien, à l'art.

Un cri survint.
"Pierin" se leva brusquement de sa chaise, ayant reconnue la voix arrogante qui s'élevait un peu plus loin dans le réfectoire. Elle discerna dans la cohue des élèves qui s'amassaient une haute silhouette debout face à une autre empêtrée dans une grande cape rouge. Il ne fut pas difficile de constater que l'élève mit dans l'embarras était un jeune alchimiste, un garçon à l'apparence frêle et dont les cheveux couleur paille semblaient en total contraste avec le sombre de son uniforme. Les yeux de "Pierin" se fixèrent ensuite sur le grand mage perturbateur qui claqua des doigts pour faire apparaître une flamme menaçante. L'avertissement eut pour effet de mettre un peu plus mal à l'aise le jeune alchimiste, en plus de l'assistance, qui ne comprenait pas vraiment ce qui se jouait sous leurs yeux.

**Encore une démonstration de pouvoir... Pathétique.**

« Rory... Il ne peut pas s'empêcher de jouer au plus malin. »

Zack ne la regarda qu'à peine une fois ces mots prononcés, son expression n'ayant pas changé d'un iota depuis le début de cette rixe. Cependant, Pétroline crut discerner la lueur de l'ennui profond briller dans ses yeux mi-clos.
Son attention se reporta sur le dénommé Rory. Il débita un flot de paroles arrogantes et mauvaises à l'adresse du petit alchimiste pendu entre ses mains. Tous les mots qu'il prononça ne fit qu'accroître le mépris de "Pierin" à son égard, mépris qu'elle avait eu pour lui dès leur première rencontre. Ce Rory n'était qu'un pédant trop fier de sa nature de mage, de son pouvoir de feu prétendument significateur de force et de courage. Mais était-ce vraiment du courage que d'attaquer un pauvre garçon apparemment beaucoup plus jeune et donc moins expérimenté que lui sur tous les rapports ?
La bouche de l'invocatrice se crispa un bref instant. Fallait-il qu'elle intervienne ? Même si elle le cachait bien, Pétroline n'était pas quelqu'un d'insensible. Au contraire, bouillonnait en elle la volonté croissante d'aider les autres, d'empêcher les plus suffisants de gagner un peu plus en galon et de montrer que tout le monde était logé à la même enseigne. L'école était un lieu d'apprentissage et non un terrain de jeu miné où chacun devait forcément prouver sa puissance. Toujours, toujours il fallait que les rivalités éclatent.

Elle n'était vraiment pas d'accord avec les paroles de Rory et aurait bien voulu le montrer. Malheureusement si elle avait agit avant que les surveillants n'arrivent cela aurait dégénéré en quelque chose de dix fois pire. Et se faire remarquer n'était vraiment pas sur sa liste de priorité.

**Mais tout à l'heure, alors que tout le monde se sera dispersé, je lui ferais comprendre sa bêtise...**

L'électricité de l'ambiance commença à se dissoudre dans l'air. Rory était retourné à sa place, fier comme un coq, et le petit alchimiste avait disparu hors du réfectoire tandis que les surveillants posaient des questions plus qu'inutiles à une marée d'élèves trop surexcités pour vraiment comprendre l'enjeux des paroles du grand mage brun.
"Pierin" se tourna vers Zack qui était resté debout, les yeux fixés sur un point invisible. Il coula son regard impénétrable vers elle quelques secondes plus tard pour dire :

« Tu connais ce mage ? »

« Malheureusement, oui. Il fait parti de la classe des élémentalistes. Je l'ai souvent croisé dans ma section parce qu'il a un ami invocateur. »

Elle le fixa à son tour dans les yeux, inébranlable.

Qu'avait-il pensé de cette scène ? Elle n'osait pas le lui demander. Il lui avait enfin dit quelque chose de personnel et un imbécile était venu perturber cet instant de révélation. Pétroline ne savait pas pourquoi cela la troublait.

« Tu connais ce mage ?
- Malheureusement, oui. »

À en juger par le ton que Pierin employait pour parler de l’autre mage, Zack comprit qu’il ne le portait pas dans son cœur – ce qui, d’ailleurs, était compréhensible, étant donné l’apparente bêtise de l’individu : son racisme était écœurant de suffisance, ses propos débordaient de préjugés, et les formules qu’il employait étaient tellement typiques d’un discours doctrinaire stéréotypé que Zack avait pu repérer les champs lexicaux péjoratifs rien qu’en l’entendant parler (on est littéraire ou on l’est pas…).

Le repas était terminé. L’assiette de Zack était vide, il avait mangé son dessert, et Pierin aussi avait fini. Les deux garçons se levèrent, Zack montra à Pierin où il fallait déposer les plateaux, puis ils sortirent.
Enfin un peu d’air frais. Les pelouses du campus étaient vertes sous un soleil froid. Les feuilles de l’automne tombaient en virevoltant. Il n’y avait presque pas de vent. La ligne d’ae-tram passait là.
Zack s’était immobilisé un instant pour observer ce paysage, et il réalisa soudain que Pierin était toujours là, à côté de lui.

« Euh…, commença Zack. J’vais à la conférence sur l’Art Holographique, et toi ?
- Ah…moi mon professeur veut qu’on aille voir la conférence sur ‘les rapports entre invocation et transmutation’.
- Ça peut être intéressant…
- Oui... D’ailleurs, tu pourrais m’indiquer où se trouve l’Amphithéâtre des Sciences ?
- C’est par là, fit Zack en pointant du doigt. Après tu suis les panneaux.
- D’accord, merci…bon bah…salut, c’était sympa.
- Ouais…salut. »

Les deux étudiants se saluèrent, et partirent chacun de leur côté.
C’est alors que Zack vit débouler une petite étudiante brune aux grands yeux bleus, une magicienne, qui passa à côté de lui en courant et en criant « Pétroliine ! Pétroline, attends-moi !! » Zack jeta un regard derrière lui pour voir qui était cette ‘Pétroline’ (les mages avaient vraiment des noms étranges), et fut extrêmement surpris de voir Pierin réagir à l’appel de la petite brune.
« Il était pas censé s’appeler Pierin ? Est-ce que j’ai mal entendu son nom ? Si ça se trouve, Pétroline est un nom d’homme… Pourtant il a bien dit qu’il s’appelait ‘Pierin’, j’ai pas rêvé… » Zack était on ne peut plus perplexe. « Bon, si je le recroise, j’éclaircirai le mystère. Mais pour l’instant : une clope. »
Zack ôta le gant qui recouvrait sa main gauche – cette fausse main, ce membre froid, cette greffe, il la cachait aux yeux du monde…mais elle pouvait s’avérer utile : de son index jaillit une flamme avec laquelle il alluma sa cigarette. La conférence ne commencerait pas avant quinze bonnes minutes, il avait le temps de fumer tranquillement : il s’assit par terre, dans l’herbe, et tira une longue bouffée.

Les deux élèves quittèrent le réfectoire et se saluèrent une fois sortis du bâtiment. "Pierin" s'éloigna en repensant à leur conversation un peu plus tôt. Elle ne savait pas pourquoi mais cet élève Cyberpolitain lui avait laissé, finalement, une bonne impression, et cela avait été intéressant d'échanger des points de vue avec quelqu'un qui vit dans un univers totalement différent du sien.

Mais, enfin, Pétroline allait pouvoir se retrouver un peu seule. Respirer l'air frais du parc étudiant lui fit le plus grand bien et elle regarda vaguement les feuilles rougeâtres des arbres tomber négligemment sur le sol. Cependant sa solitude ne dura même pas le temps de faire trois pas : déjà elle sentait un regard braqué sur elle et une voix s'amplifier de plus en plus derrière elle.

« Pétroliine ! Pétroline, attends moi !! »

Elle ne put esquiver la jeune invocatrice brune qui lui servait de "meilleure amie" quand celle-ci lui sauta dessus, à sa non-surprise. Deux bras tout fins mais étrangement puissants lui entourèrent la taille et elle dût lutter pour échapper à cette étreinte forcée.




« C'est pas possible, Tiphaine, je t'ai dit de ne pas faire ça !! »

Pétroline toisa son amie, les mains sur les hanches. Celle-ci ouvrit la bouche puis la referma, tourna ses deux index entre eux comme les enfants quand ils ont fait une bêtise. L'air d'abord penaude, Tiphaine revint quand même à la charge quelques minutes plus tard, alors qu'elles s'avançaient toutes deux vers un bâtiment annexe.

« Raaaah, tu m'énerves ! »

Mais la jeune fille resta cette fois-ci collée à "Pierin", comme une moule sur son rocher. L'invocatrice aux cheveux roux se passa une main lasse sur le visage et soupira. Rien n'était efficace contre une fille aussi têtue que Tiphaine.

« Qu'est-ce qu'il y a ? »
« ...Tu m'as abandonnée. »
« ..... Hein.... ? »
« Tout à l'heure, tu m'as laissée comme une imbécile dans la salle de conférence n°3, tu t'es esquivée et tu as mangé sans moi !! Je suis profondément blessée par ta méchanceté. »
« … »
« Ne dis rien ! Je te pardonne pour cette fois ! Parfois je me demande vraiment comment je fais pour être si gentille avec toi, tu ne le mérite pas. »

Tiphaine releva la tête vers Pétroline et son expression chagrinée se figea tout à coup.

** Qu'est-ce qu'elle a encore... =_=" **

« Tu... POURQUOI TU ES AUSSI BEAU ?! »

**O_O" mais elle est vraiment tarée ma parole ! J'aurais du le sentir venir =_=**

« BOUHOUHOUHOUUUUUUU !! Tu mérite tout, TOUT !! Pardonne moiiiiiii !! »

« Ca va... Calme toi... » murmura Pétroline en lui caressant les cheveux pour l'apaiser. « Bon je dois aller faire un truc, on se retrouve dans dix minutes à la salle de conférence n°5, d'accord ? »

La petite brune renifla bruyamment.

« D'a... D'accord. Mais fais vite ! Je ne supporte pas que tu sois loin de moi ! »
« Oui, oui... À plus tard. »

**

« Rory Mandirius ? »

Le grand mage brun se retourna. Il n'eut pas le temps de dire "ouf" qu'une main le plaqua violemment contre le mur. Le couloir était désert et Pétroline avait eu raison de l'emprunter car il menait à une conférence sur "Les origines des élémentaires", et qui donc intéresserait forcément ce grand imbécile de Rory.

« Qu'est-ce que tu me veux, bordel ?! »
« Je veux que tu arrêtes de balancer tes paroles doctrinales à chaque fois que tu dois croiser un "hérétique"... C'est à chaque fois la même chose avec toi, tu fais le fier, tu joue les provocateurs, mais tu ne pense pas aux conséquences de tes paroles puériles ! »

Le grand brun grogna et une flamme apparut dans sa main, l'autre tenant le frêle mais vaillant poignet de la jeune invocatrice. Celle-ci ne faiblit pas, son regard furieux plongé dans celui de Rory.

« Je vois... Tu es Pierin, c'est ça ? Le petit chouchou des filles. Elles se pâment toutes à ton passage, c'est vraiment agaçant. Je sais vraiment pas ce qu'elle te trouve, tu ressemble plus à une pucelle qu'autre chose... Vraiment bizarre ça d'ailleurs. »
« ... »
« J'ai touché un point sensible, on dirait. »

Pour toute réponse Pétroline avança son visage vers celui de Rory jusqu'à ce qu'ils ne soient plus qu'à quelques centimètres l'un de l'autre. Le rouge monta aux joues du garçon qui se tût sous la surprise. La jeune invocatrice attrapa sa main enflammée et la serra dans la sienne, impassible, le regard fixe.



« Oui mais moi je n'ai pas peur de révéler mes secrets... alors que toi tu devrais te poser la question. Les miens n'auront que peu de conséquences, contrairement aux tiens. Sale tricheur. »

La flamme vacilla. Rory dévisagea Pétroline avec horreur, la bouche grande ouverte, mais la stupeur l'empêcha de répliquer. La jeune femme sourit, satisfaite de l'effet produit par ses paroles, car parfois il valait mieux parler plutôt que d'utiliser les poings. Et puis ce n'était pas trop son genre.
Elle lâcha Rory qui s'effondra sur le sol. Ce ne fut que lorsqu'elle disparut dans l'ombre d'un couloir voisin qu'il cria :

« Attends ! Tu ne diras rien ?! TU NE DIRAS RIEN ?! »

Mais Pétroline ne lui répondit pas.

Ma vie est comme une séance de cinéma bourrée d'erreurs de castings. Certains rôles essentiels sont vacants, probablement faute d'avoir trouvé acteur à leur mesure, et certains personnages, que je n'avais pas prévus dans le script, ont envahi les scènes phares.
Mon père, par exemple, aurait mieux fait de ne pas exister. Je voudrais ne jamais l'avoir connu. Mais son image est bien trop prégnante, bien trop nette pour être oubliée. Comme si, contre l'avis du réalisateur, il avait inscrit son nom au premier rang des personnages sur le générique. Usurpateur.
Ma mère, elle, est morte avant que son image n'ait pu se fixer sur le film de ma vie. Les contours de son visage sont flous dans ma mémoire. J'aurais aimé savoir qui elle était. Mais elle n'est que cette ombre fugace qui traverse l'écran, et que la caméra ne parvient pas à saisir.
Ash. Lui pourrait être le véritable protagoniste. Le véritable héros, qui réussit tout ce qu'il entreprend. Femmes, argent, pouvoir. C'est un beau personnage d'escroc, auquel un metteur en scène habile pourrait donner un côté sympathique. Mais je ne suis pas un metteur en scène habile – je suis le frère de Ash, et je suis pathétiquement jaloux de sa réussite.
Et puis il y a Calypso. Elle, ce n'est pas un personnage. Elle est un mythe. Un mythe dont je serais la seconde moitié – la partie sombre.
Père, mère, frère, sœur. Mon cinéma privé manque cruellement de personnages secondaires. Le scénario de mon existence a été conçu de travers.
Et je ne suis même pas sûr de tenir le rôle principal de ma propre vie.

La cigarette était consumée. Zack laissa le mégot s'échapper d'entre ses doigts.
La sonnerie retentit, il se leva. Puis ses pas le menèrent nonchalamment vers l'Amphithéâtre des Arts pour la conférence sur "L'Art Holographique".
Les gradins de l'amphi se remplissaient progressivement d'étudiants, qui se déversaient dans la salle en un flot continu. Ils papotaient, s'installaient, remuaient, dans un bruissement continuel et agaçant. Effervescence insupportable. Vivement que la conférence débute, au moins ils se tairaient… Zack se trouva une place parmi la marée humaine ; pas trop au centre, pas trop au fond, pas trop devant. Malheureusement, derrière lui, deux pipelettes bavardaient d'une voie suraiguë : il hésita un instant, puis se retourna en affichant une expression blasée et exaspérée. Les deux filles se turent un instant, lui jetèrent un regard offusqué et méprisant, puis reprirent leur conversation comme si de rien n'était. Il soupira.
Silence.
Enfin le silence. Le conférencier venait d'entrer.
Et le conférencier n'est autre que Daryll Scott, le maître de l'hologramme, le prince de la 3D, la coqueluche des universitaires. La prof d'Histoire de l'Art, Miss Taylor, l'avait encensé auprès de toute la promo. Elle avait été tellement hyperbolique dans son éloge, que ses étudiants racontaient maintenant qu'elle en pinçait pour lui. Ce qui n'était d'ailleurs pas complètement impossible, car en plus d'être brillamment intelligent et incessamment génial, il se révéla être d'une apparence physique plus que convenable : au moment de son entrée dans la salle, les garçons se turent par respect, mais les filles ne stoppèrent leur babil incessant que pour pousser un soupir d'aise. Groupies.
Zack, lui, se contenta d'afficher son éternel air dubitatif.

« Bonjour à tous. Je suis Daryll Scott.
Pour ceux qui ne me connaissent pas déjà, je me présente : je suis un universitaire, un chercheur, et mes travaux portent essentiellement sur la naissance de l’holographie en tant qu’Art à part entière.
On me considère généralement comme le spécialiste de référence dans ce domaine, bien que la modestie d’usage me pousse à le nier. »

*Pff, quel péteux.*

« Pour ceux qui ne sont pas familier à l’objet holographique – je pense notamment à nos camarades mages et alchimistes – j’ai apporté une œuvre holographique pour faire une petite démonstration. »

Il fit un geste à l’attention de ses assistants, qui s’empressèrent de disposer quelques bornes métalliques au sol. On éteignit les lumières, Scott appuya sur le bouton d’une télécommande, et l’œuvre apparut.
Un gigantesque Dragon se dressa sous les yeux ébahis des étudiants. C’était un Dragon noir, presque immobile, dont la queue balayait le sol et qui scrutait l’assistance d’un regard prédateur.
À côté de Zack, un étudiant cyberpolitain ne put s’empêcher de murmurer « J’hallucine, c’est l’original ou bien… ? » Oui, c’était l’original. Zack en était certain. D’habitude on n’en voyait que des reproductions, des hologrammes miniatures. Mais il s’agissait bien là du véritable Œil du Dragon de Linh Yue Kostyan, la première œuvre holographique d’envergure représentant une créature magique.

« L’Œil du Dragon, de Linh Yue Kostyan, annonça fièrement Daryll Scott. Vous avez sous les yeux la première œuvre holographique ayant pour sujet une créature magique. Et il s’agit bien de l’original.
Cet hologramme a été créé quelques années seulement après la Jonction. Les spécialistes (dont je suis) s’accordent généralement sur l’an Quatre ou Cinq de la nouvelle ère. C’est une œuvre exceptionnelle par sa précision, son réalisme, et son intensité visuelle. Elle est simple en apparence, car il n’y a qu’un seul personnage qui n’esquisse que peu de mouvements, mais, en réalité, cette œuvre est une prouesse – technologique et artistique – qui fut extrêmement difficile à réaliser, notamment parce que les moyens techniques de l’époque étaient limités : non seulement l’imagerie automatique n’existait pas encore, mais, en plus, le contexte historique était problématique.
En effet, nous avons dans nos archives numériques de nombreux témoignages et ouvrages qui témoignent du chaos qui régnait pendant la période de l’après-Jonction. Certes, au moment de la transition entre Mathétopia et Blend Awake, les connaissances scientifiques et techniques du peuple cyberpolitain ont été conservées, mais les objets techniques aux-mêmes avaient, pour beaucoup, tout simplement disparu. Il a donc fallu tout reconstruire à partir de presque rien – à peine quelques unités centrales et quelques objets numériques qui avaient miraculeusement fait le voyage entre les deux mondes.
On peut donc supposer que Linh Yue Kostyan disposait de très peu de matériel pour accomplir son œuvre. D'ailleurs, elle tenait à l'époque un journal de bord, dont quelques octets ont pu être sauvés après le Grand Incendie. Et, en lisant ses écrits, on découvre avec stupeur qu’elle a parfois dû confectionner elle-même ses propres moyens de création. Elle a été obligée de fabriquer et de perfectionner, à partir de composants électroniques primaires, sa propre machine holographique ! Comme si un peintre devait fabriquer ses pinceaux et ses couleurs avant de peindre !
Ceci pose la question du lien entre les compétences techniques et le talent artistique. L’éternel dilemme entre Art et Technique. Jusqu’à quel point l’artiste doit-il être technicien ? Jusqu’à quel point le technicien est-il artiste ? C’est une question que l’Holographie pose de manière aiguë. »

« Hey Zack ! »
Une fille venait d’arriver par le fond de l’amphi, et s’était faufilée presque discrètement (ou pas) jusqu’à lui. C’était Justine. Elle se pencha vers Zack et chuchota :
« ‘Tain j’suis trop à la bourre, j’ai raté quoi ? Roh ça a l’air chiant… ça va ? Pff, j’te dis pas la galère que j’ai eue pour venir, y’a eu une agression dans l’ae-tram et –
- Tais toi. J’écoute.
- … »
Elle afficha une expression boudeuse que Zack ne remarqua même pas. Alors, pour attirer son attention, elle posa sa main sur sa cuisse – il la repoussa. « Ok, j’ai compris, c’est pas le moment », dit-elle. Puis, avec un petit sourire, elle ajouta : « Du moins…pas encore. » La jeune fille esquissa un battement de cil qui se voulait aguicheur – mais Zack se concentrait sur la conférence : faire abstraction d’elle, oublier les paroles insipides qu’elle déversait, et s’intéresser à elle mais…plus tard.

Un petit vent se leva sur le campus. Pétroline et Tiphaine se laissèrent entraîner par le flot d'élèves qui sortaient de plusieurs conférences à le fois. Elles-mêmes se dirigeaient vers l'une d'entre elles, mais aux vus de la masse qui s'accumulait et ne leur laissait pas la place de se déplacer à leur aise, elles furent vite détournées de leur route initiale.
Les deux jeunes filles entrèrent dans l'un des grands amphithéâtres sans se douter que ce n'était pas le bon. Elles n'avaient même pas eu le temps de voir la pancarte indiquant le sujet de la conférence qui s'y tenait : l'Art Holographique.
Malgré tout, elles sentirent rapidement qu'elles ne se trouvaient pas au bon endroit. Les jeunes amassés dans l'amphi étaient pour la plupart des cyberpolitains, jouant avec leur cellphone et autres gadgets futuristes tout en papotant joyeusement. Tiphaine agrippa son amie par un bras pour lui signifier qu'elles devaient partir, mais contre toute attente Pétroline resta immobile, les yeux fixés vers l'homme qui arrivait sur l'estrade. Il attendit que le silence se fasse pour se présenter. Des filles chuchotaient avec enthousiasme en le montrant du doigt, les joues légèrement rosies, mais l'attention de la jeune fille ne se laissa pas pour autant détourner du spectacle qui s'offrit à elle.
Tout à coup, un gigantesque dragon noir apparut au centre de la large estrade. Tiphaine sursauta en glapissant de peur, tandis que Pétroline n'eut qu'un sursaut, qui se transforma bien vite en un sentiment de curiosité incontrôlé, ce genre de sentiment qui est plus fort que vous. Des têtes se retournèrent vers elles pour leur intimer de faire silence d'un regard méprisant. Certains cyberpolitains en profitèrent pour se moquer de ces deux "magiciennes", tâche sombre au milieu d'une marée de blancheur. Elles n'avaient rien à faire ici, mais elles y étaient, alors Pétroline se dit - sans faire attention aux mauvais regards des Technopolitains - qu'il fallait en profiter.

« Tu pense qu'ils s'y sont pris comment pour capturer cette créature venue d'Ekthranexos ? » demanda la petite brune avec beaucoup de naïveté. Elle ne semblait pas s'être rendue compte de la nature uniquement holographique du dragon.

Pétroline répondit sans détourner la tête, fascinée :

« Ce n'est pas réel. Tiph, regarde bien, dit-elle en pointant un doigt vers la queue du reptile géant, regarde sa queue quand elle s'agite, elle semble "grésiller" dans l'air, disparaître juste quelques secondes... Il n'est pas fait de chair et d'os ; ce n'est qu'une illusion. »

« Mais... c'est si... vrai ! »

« Peut-être, mais si j'ai bien compris - après avoir lu la définition de l'art holographique sur l'une des brochures qu'on trouve à l'entrée - il ne sort de cette technologie que des images en "3-Dimensions", et cela ne sert qu'à compléter des exposés, examiner avec plus de détails des choses qu'on ne pourrait pas voir comme ça en temps normal. »

« 3-Dimensions ? Qu'est-ce que c'est ? »

La grande rousse parut réfléchir quelques instants avant de répondre :

« Tu vois les images qu'on voit dans les livres ? (Tiphaine hocha la tête) Eh bien ces dessins sont appelés chez eux des images en "2-Dimensions", c'est à dire qu'elles n'apparaissent pas complètement, qu'elles ne sont pas en volume. La 3-D est l'évolution de cette 2-D. Désormais, il est possible de lire un livre en ayant un petit bonhomme droit comme un piquet ressortir de la page d'à côté, par exemple... un dessin en volume... »

« Chut ! »

Pétroline resta de marbre lorsque un groupe de filles leur intima le silence. Elle prit simplement la main de Tiphaine et l'entraîna à sa suite vers la sortie.

« Viens, la conférence sur ‘les rapports entre invocation et transmutation’ a du commencer depuis un moment. »

Une heure et trente minutes passèrent. Les deux amies n'avaient pas raté grand chose de leur conférence sur la magie et celle-ci allait d'ailleurs bientôt se terminer. Mais durant toute sa durée, l'esprit de Pétroline avait été ailleurs. Ses pensées avaient tourné en boucle cette image de dragon qui balayait l'assistance de son regard de braise. Son pouvoir à elle, s'était d'invoquer ce genre de créature, du moins, dès qu'elle aura acquis l'expérience nécessaire pour y parvenir. Tandis que les cyberpolitains s'évertuaient à rester dans l'immatériel, ils ne pouvaient se douter que ceux qu'on appellent "invocateurs" possédaient la capacité d'appeler une simple illusion à la réalité.
Que d'une incantation prononcée, la créature rugirait toute sa férocité sur les pauvres mortels qu'ils étaient tous.

Le professeur salua tout le monde à la fin de son exposé. Les deux jeunes filles se levèrent pour quitter la salle, prêtes à entamer une seconde conférence à la suite de celle-ci. Elles se dirigèrent tout droit vers l'amphithéâtre n°7 ; Là on y débattrait d'une question très intéressante et que beaucoup de monde se pose : 'La magie est-elle irrationnelle ?'

Citation :

Programme des conférences

14h - Introduction à l'Art Holographique
Domaine : arts et technologie
Niveau : Licence 2
Intervenant : Daryll Scott, professeur d'art holographique à l'Université Cyber 4

16h30 - La magie est-elle irrationnelle ?
Domaine : philosophie
Niveau : tous niveaux
Intervenants : Léonore D'Arkagon, mage thaumaturge, professeur de philosophie à l'Hecama
Halil Hadi, alchimiste philosophe, auteur de 'Sciences occultes, magie et rationalité'.
Jessica DeFuentes, professeur de philosophie à l'Université Cyber 2

« 'La magie est-elle irrationnelle ?' …Question délicate s'il en est ! C'est pourquoi, pour traiter le sujet convenablement, il nous a semblé important que des spécialistes de tous horizons participent à l'élaboration de cette conférence. »

Jessica DeFuentes présenta d'un geste ses deux collègues, une mage et un alchimiste, en déclinant leurs identités et fonctions. Puis elle reprit :

« Comme vous le savez tous, notre monde est issu de plusieurs mondes. Nos trois peuples – alchimistes, mages, et technopolitains – n'ont pas toujours coexisté. Parmi les trois planètes qui pré-existaient à la jonction, une seule connaissait la magie : Saïr, la planète des mages. Les habitants d'Ektonexus, la planète des alchimistes, cherchaient eux à conquérir des pouvoirs qu'on peut qualifier de magiques par le biais de sciences occultes – c'est-à-dire par le biais dune activité rationnelle. Quant aux technopolitains de Mathétoia, ils vivaient dans un monde sans magie, mais développaient des technologies dont les effets ressemblent étrangement à ceux de la magie...
Puis les mondes se sont mêlés : les alchimistes ont réussi à concrétiser leurs sciences occultes ; les mages ont conservé leurs pouvoirs et découvert des êtres humains qui n'en possédaient pas ; et les technopolitains ont été ébranlés au fondement même de leurs convictions scientifiques...
Si vous y pensez une seconde, vous vous rendrez compte que la configuration particulière qui a résulté de la jonction est absolument fascinante : nous sommes en présence de trois peuples qui ont chacun des rapports complètement différents à la magie. Les mages la considèrent comme naturelle, les alchimistes la voient comme une science, et les technopolitains la pensent comme une force surnaturelle et inexplicable.
C'est pourquoi, pour essayer de comprendre la magie, de nombreux programmes de recherche scientifique ont été créés depuis la jonction : il s'agit, pour les scientifiques, d'essayer de concilier les lois de la physique découvertes sur Mathétopia – et qui fonctionnent aussi sur Blend Awake – avec le phénomène magique. Les chercheurs en physique quantique, les physiciens spécialistes des nanoparticules, se livrent à des expériences pour tenter de comprendre comment fonctionne la magie. Ses manifestations sont-elles explicables ? Peut-on décoder son fonctionnement ? Obéit-elle à des lois physiques, chimiques ? En somme : peut-on rationaliser le discours sur la magie ? Pour l'instant, les scientifiques n'y parviennent pas. Alors la magie serait-elle, par nature, un phénomène irrationnel ? »

L'intervenant alchimiste s'avança : c'était un homme d'une trentaine d'années, grand, musclé ; sa peau était couleur cacao et cheveux courts légèrement crépus. Il portait une tunique aux airs exotiques et parlait avec un léger accent Yadi [lex] :

« On envisage souvent la rationalité comme un moyen de déchiffrer les causes premières des phénomènes. Mais il existe d'autres formes d'explications rationnelles. Par exemple, nous, autres alchimistes, utilisons la magie comme une science appliquée, une technique. Il ne s'agit donc pas de savoir « comment la magie fonctionne ? », mais surtout « comment contrôler son fonctionnement ? »C'est aussi la question qui préoccupe les mages, et nous avons.... »

Zack écoutait ce début de conférence d'une oreille presque intéressée. Débarrassé de Justine – qu'il avait réussi à semer dans la cohue à la sortie de la conférence précédente – il pouvait désormais se concentrer correctement.
Le débat sur la magie qui se déroulait sous ses yeux lui rappelait, comme un lointain écho, la conversation qu'il avait eue avec un mage pendant le repas de midi. « Conversation »...ça avait surtout été un étrange échange entre deux consciences opaques l'une pour l'autre, et qui visiblement étaient incapables de se comprendre. « Conversation »...Parler...ça lui était de plus en plus pénible. Chaque parole lui paraissait incroyablement vaine, tellement creuse... à quoi bon se donner la peine d'articuler une stupide syllabe ? Après tout, il n'avait rien d'intéressant à dire, pas plus que les autres. La parole humaine était un insupportable babil superficiel et égocentrique. Les gens papotaient sans y penser. Les lèvres s'agitent dans le vide. Les mots se dévidaient comme du...papier toilette.
Et pourtant il avait trouvé la force de discuter avec ce mage – certainement avait-il été poussé par la curiosité qui agite quiconque entre en contact avec quelque chose de radicalement nouveau... Comment s'appelait le type déjà ? Pie...Pierre ? Un truc du genre... Ah tiens ! D'ailleurs, Pie...Pia...Pio...enfin le mage quoi, se trouvait là, dans l'amphithéâtre, quelques rangs en contrebas. Il était en compagnie d'une jeune fille qui se penchait régulièrement vers lui pour lui chuchoter des commentaires à l'oreille. N'était-ce pas justement la fille qui lui avait sauté dessus en l'appelant par un prénom féminin ?
Mais au fait, pourquoi un prénom féminin...? *Bah, certainement une lubie de petite amie...*

Pétroline en avait marre. Depuis bientôt trente minutes que la conférence avait commencé, celle-là même que la jeune fille avait attendu avec impatience durant toute la journée, voilà que Tiphaine se mettait à lui chuchoter du blabla imbécile sur son sujet favori " David il est beau, mais pas plus que toi, Pétro *cile* ". Le flot de ses paroles interminables couvrait largement ce que disaient les professeurs, à son plus grand malheur. Elle avait déjà tenté de lui lancer le "regardelamortquitue" une fois, mais ça n'avait fait qu'empirer les choses puisque sa chère amie s'était mis à râler durant tout la durée qui restait de cours. Puis après elle avait boudé, sangloté, paniqué, puis pardonné Pétroline.

**Que quelqu'un me tue -_-" ** pensa-t-elle brusquement alors que Tiphaine abordait le "pourquoi t'es pas un mekeuh ?"

« On envisage souvent la rationalité comme un moyen de déchiffrer les causes premières des phénomènes. Mais il existe d'autres formes d'explications rationnelles. Par exemple, nous, autres alchimistes, utilisons la magie comme une science appliquée, une technique. Il ne s'agit donc pas de savoir « comment la magie fonctionne ? », mais surtout « comment contrôler son fonctionnement ? »C'est aussi la question qui préoccupe les mages, et nous avons.... »

L'homme qui avait dit ça était un alchimiste philosophe, vraisemblablement, alors qu'il avait plus l'allure d'un mage aux yeux de la jeune fille, notamment parce qu'il portait des vêtements très certainement originaires de son pays et et qui lui donnaient un petit côté exotique pas désagréable.
Bien évidemment, elle ne réussit pas à entendre la fin de la phrase de l'alchimiste.
Subitement, un éclair traversa son esprit.
Pétroline posa une main sur celle de Tiphaine, tourna la tête vers elle, et lui fit un sourire de BG tout droit de ce que certains élèves cyberpolitains appelaient les "manghas", sortes de bande-dessinées populaires, avec des petits "sparkles" pour compléter le tableau.
Cela suffit à calmer la petite brune, et seule une expression demeura inscrite sur son visage de porcelaine, comme ceci (si on schématise) >>> =*o*= ...

La grande mage put se re-concentrer sur la conférence, satisfaite. Ce fut justement le tour de Léonore d'Arkagon, professeur de philosophie à l'Hecama, celle-ci ayant d'ailleurs été un des instructeurs de Pétroline durant un semestre (mais elle avait du partir pour un congé maternité). Maintenant qu'elle était de retour, elle envisageait d'écrire une thèse sur la grande question qui était débattue aujourd'hui : 'La magie est-elle irrationnelle ?'. C'était donc un sujet de prédilection pour cette dame qui n'en finissait pas d'intéresser la rouquine aux airs de garçon.

« Il est vrai que l'homme veut rationaliser tout ce qu'il ne comprend pas au premier abord. Mais il est parfois nécessaire de laisser certaines questions sans réponses, le temps d'en rechercher toutes les sources possibles, de rassembler toutes les données essentielles à la bonne compréhension de ces fameuses questions.
« Un certain Novalis a dit un jour que "Tout est magie, ou rien"... Et je suis parfaitement d'accord avec lui. Si je devais résumer ma propre pensée sur cette question de la rationalité et de la magie, je dirais avant tout que si la science existe aujourd'hui, c'est parce que nous avons tous cru d'abord en la magie, parce qu'alors elle nous a permis de nous poser des questions existentielles, et de ce fait de nous lancer sur des pistes que nous n'aurions jamais vu autrement. Ces pistes nous ont ensuite menées vers des notions et des valeurs fondamentales pour réussir à résoudre toutes les énigmes qui nous perturbent. Ce que je veux dire aussi par là, c'est qu'il n'est pas forcément nécessaire de comprendre la magie, son fonctionnement, et d'en expliquer l'utilité. Elle fait partie d'un tout, du monde qui nous entoure, et permet de le faire tourner car elle est l'un des rouages de cette grande "machine", comme l'appellent certains, qui s'emboîte ensuite avec le reste des découvertes humaines, telles que les sciences, l'alchimie, etc... »

Pétroline entendit aussitôt quelques chuchotis peu convaincus provenir de l'assemblée des cyber l'entourant, mais elle n'y fit pas trop attention, pas vraiment surprise par leur réaction.
Un long moment s'écoula ensuite, durant lequel les différents intervenants débattaient avec les élèves rassemblés qui posaient des questions un à un. La grande rouquine choisit d'écouter plutôt que de participer, et quand vint la fin de la conférence, elle se sentit étrangement rassérénée, emplie d'un nouveau savoir qu'elle espérait ressortir un peu plus tard dans ses propres thèses écrites. Le brouhaha s'amplifia petit à petit dans l'amphithéâtre tandis que tous les élèves sortaient par les nombreuses portes. Pétroline préféra passer par celle du haut, suivie de près par Tiphaine qui s'accrochait à elle comme un mollusque à son rocher.
Un peu plus haut, elle croisa le regard blasé et étrangement familier d'un garçon qu'elle ne croyait pas revoir de la journée. Elle ne cilla pas et continua son chemin comme si de rien n'était. Zack ne fit pas mine de faire attention à elle non plus et se dirigea quant à lui vers la sortie du bas.
Malheureusement, une certaine Justine pointa le bout de son nez et il estima plus sage de faire demi tour pour monter. Il n'avait vraiment pas envie que cette... fille l'emmerde. Il se sentait trop "out" pour écouter ses remarques habituelles.

Arrivé en haut, il fut un instant ébloui par la clarté du soleil, qui commençait pourtant à descendre dans le ciel. Sa vision redevint normale à peine quelques secondes plus tard et il remarqua au loin ce grand rouquin... ce Pie... Pierin... Oui voilà, c'est ça. Pierin qu'il s'appelait. Pour se dégager de la foule, Zack ne put qu'emprunter la même direction que les deux mages et bientôt il se retrouva seulement à quelques mètres d'eux. Une seconde le bourdonnement incessant des élèves grouillant de partout s'amoindrit et là il ré-entendit quelque chose qui l'avait un peu surpris quelques temps avant : Pétroline.
La petite brune arrêtait pas de le répéter en se tortillant. Ca avait l'air d'agacer le grand mage.
Ou, attendez.
La... mage ?

Sans trop réfléchir, et parce qu'il s'avouait à lui-même que ça l'intriguait quand même un peu, Zack s'avança à leur rencontre et dit sans ambages :

« Eh, toi, tu es une fille ou quoi ? »

Pétroline se figea. Déconcertée, elle regarda le cyber comme si c'était la première fois qu'elle le voyait et qu'il venait de dire quelque chose de très... très... étrange.

« Qu'est-ce qui te fait dire ça ? » réussit-elle seulement à répondre après un bref silence.

« Ben… p’t’être le fait qu’elle t’appelle ‘Pétroline’… » fit Zack en désignant Tiphaine d’un mouvement de la tête.

Pierin semblait décontenancé. Et ce décontenancement était un indice qui abondait dans le sens de sa féminité. Un homme aurait simplement répondu « Nan, j’suis un mec ! d’où tu m’insultes connard ?! » ou autre vocabulaire plus châtié – étant donné que le mage avait un niveau de langue assez élevé, ainsi que Zack avait pu le constater au cours du repas.

« Hum….Euh…Je… » hésita Pierin (Pétroline ?), manifestement pris(e ?) de court.

« Tu sais, j’m’en fous que tu sois une fille ou un mec. Mon ami d’enfance c’était un robot asexué alors tu vois… Enfin juste pour dire que j’m’en fous, et que c’est juste par curiosité personnelle que je te demande ça… »

Zack interrogea du regard la/le mage, qui hésitait toujours. Il jeta un regard par-dessus son épaule pour vérifier que Justine n’était pas derrière lui… Non. Elle n’était pas là. Il se retourna vers Pierin.
A côté de lui, la petite brune restait silencieuse, mais les regards torturés qu’elle lui jetait trahissaient sa difficulté à garder le secret. Zack en était désormais sûr : Pierin était une fille. Encore fallait-il qu’elle l’avoue… Pourquoi ? Parce que Zack, qui était d’habitude peu intéressé par ses semblables, se sentait étrangement intrigué par le secret de cette mage. Et même s’il pensait l’avoir percé – ce qui aurait dû lui suffire amplement – il voulait l’aveu. Comme dans les films policiers : on sait qui est le tueur, on sait qu’il est là, qu’il a commis le crime, qu’il est séquestré dans la salle d’interrogatoire et qu’il ne peut pas s’enfuir. Mais la partie n’est pas gagnée tant que le suspect n’a pas lui-même avoué ses crimes… ou son identité sexuelle.

Oui, Tiphaine ressentait la grande envie de tout avouer à la place de Pétroline. Mais au lieu de ça, il lui vint une idée qui lui plut beaucoup... Une idée en accord avec ses principes de fangirl délurée.



N'aimant pas trop la façon dont Zack parlait d'elle, la grande rousse finit par céder :

- Je suis bien une fille !

Un peu plus réceptif tout à coup, le cyber se retourna de nouveau vers elle pour la regarder d'un air vague.

- Eh bah voilà, c'était pas bien compliqué...

Il se détourna pour partir, prenant par surprise les deux mages. Pétroline s'avança et réussit à l'attraper par le bras avant qu'il n'aille plus loin.

- Attends... Tu ne veux pas savoir pourquoi je me déguise en garçon ? ô_o
-... Ah, mais si en fait.
-... <_<" j'aurais du me taire moi...
- Je t'écoute.
- Euh... Il se trouve que depuis que je suis petite, j'ai toujours été masculine. Mais comme l'apparence est un point important, surtout à l'école, et que les autres comptent là-dessus pour te juger, j'en ai forcément souffert. Les autres filles m'embêtaient souvent avec ça, du coup je me suis dis un jour que me grimer complètement en garçon pourrait peut-être leur clouer le bec, du moins, pendant un temps.
-... Je vois.
- Contre toute attente, cette idée a très bien marché. Je dirais même qu'elle a trop bien fonctionné. La plupart ne me reconnaissant plus du tout, et me prenant sérieusement pour un garçon, j'ai décidé d'en jouer pour m'inscrire dans la section des garçons après ma troisième année à l'Instithus. Et depuis, c'est sous cette apparence que je fais mes études. Vu que les "hommes" accèdent plus facilement à certains corps de métier, je me suis dis que temps que je serais "Pierin", aucun obstacle de m'empêcherait de faire ce dont j'ai vraiment envie.

La mage s'aperçut avec un certain étonnement que Zack semblait l'écouter avec intérêt (autant qu'il pouvait le montrer sur sa figure de grand désabusé de la life).

[HS : une petite planche, parce que ça faisait longtemps que j'en avais pas faite, mais euh c'est toujours aussi pourrave :') ]

« Et ton apparence est modifiée…comment ?
- Par magie.
- Cool… »

Une femme mage qui, vivant au sein d’une société archaïque, se transforme en homme pour avoir un statut social plus avantageux. Mais elle se prend au jeu et endosse réellement une identité d’homme, au point d’être aimée d’une jeune fille pourtant hétérosexuelle… Ça ferait un super scénario !
Un peu dans le genre des films pré-jonctionnels de super-héros, dans lesquels le personnage assume plusieurs identités, ne révélant la cohabitation des deux qu’à ses meilleurs amis – en l’occurrence la petite brune.

« Et qui d’autre le sait à part…euh… – Il avait vraiment du mal avec les prénoms.
- Je m’appelle Tiphaine ! fit Tiphaine, un peu vexée.
- Ouais. Et donc qui d’autre le sait ?
- …Juste ma famille.
- Et moi ! lâcha-t-il d’un ton presque fier.
- Oui. Toi… D’ailleurs, n’en parles à personne. Et je ne rigole pas ! c’est vraiment important.
- Ok, ok, promis. »

Tiphaine eut tout à coup l’air agité. Pétroline se tourna vers elle d’un air de dire « Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? »

« Ben… J’crois que les autres sont en train de partir, regarde. »

En effet une troupe de mages aux tenues hétéroclites s’était rassemblée un peu plus loin et commençait à s’éloigner.

« On devrait y aller…
- Oui, t’as raison. Pétroline se tourna vers Zack. A plus ?
- A plus. » fit Zack avec un vague signe de la main.

Puis il regarda les deux mages s’éloigner. Étrange histoire. Fille étrange. Et pourtant ç’avait été…sympa ? Mouais. Il extirpa une flasque de son blouson et but une ou deux gorgées de whisky avant de replacer la flasque dans sa poche intérieure. De la poche de son jean il sortit un paquet de cigarettes. Il en alluma une et tira une bouffée.
Un léger grésillement lui attisa les poumons. Superbe sensation que celle de brûler de l’intérieur. Il imagina sa cage thoracique comme une braise que chaque bouffée faisait flamber à nouveau. La cigarette est une invention aussi pourrie que magistrale. Encore une bouffée. Pourri de l’intérieur. Les poumons. Le foie. Je me pourris de l’intérieur. Au pire je me ferai remplacer un ou deux organes. Au pire, j'en crèverai. Il aspira encore une bouffée, les yeux perdus dans le vague. Il ne prêtait plus aucune attention aux silhouettes qui passaient près de lui. Ce n’étaient que des ombres. Il ne les voyait pas. Ne les regardait pas. Il regardait plus loin. Quelque part là-bas, dans le lointain, où la nuit tombait déjà – quelque part du côté de sa mort.

Il était temps de partir.
Tiphaine fit remarquer à Pétroline que leur groupe quittait le campus. Au ciel qui s'assombrissait un peu, on devinait facilement que la fin de la journée approchait.

« On devrait y aller…
- Oui, t’as raison. Pétroline se tourna vers Zack. A plus ?
- A plus. » fit Zack avec un vague signe de la main.

Les deux jeunes filles s'éloignèrent et rejoignirent vite leur groupe d'étude. Un peu plus loin, Pétroline ne put s'empêcher de jeter un dernier coup d'oeil derrière elle. Elle aperçut juste la vague et svelte silhouette de Zack, et se dit qu'en fait il y avait beaucoup de chances pour qu'ils ne se revoient pas. Il y avait quelque chose en lui d'indéfinissable, comme un secret bien gardé et particulièrement sombre qu'il valait mieux garder pour soi. Elle l'avait senti dans son attitude. Mais mis à part ça, cette rencontre avait été intéressante. C'était comme si elle avait croisé un double, d'une certaine manière. Dans leurs discussions, ils s'étaient compris.
Mais voilà, Pétroline avait du mal à faire confiance aux autres. Peut-être que lui ne dirait rien, car après tout, il n'était pas dans son école et qu'il n'aurait de toute manière aucune raison d'avouer un tel secret, aucun intérêt, aucun profit. Malgré tout, elle restait sceptique, et se disait que moins les gens en savaient sur elle, mieux c'était.
Donc, profil bas, éviter de le revoir, ou du moins pas avant longtemps.

Le groupe de mages entra bruyamment dans l'Ae-tram qui s'arrêtait devant l'université. Chacun discutait des découvertes fascinantes (ou effrayantes) qu'ils avaient faites dans la journée. La plupart, dans leur esprit restreint sur la magie, dénonçait tout ceci comme une pure hérésie, et bien qu'ils avaient entendu des explications tout à fait véridiques dans les faits, ils restaient campés sur leur position. Pétroline les prenait alors pour des babouins sans cervelles et n'essayait même pas, par pur fatalisme, de leur montrer que tout le monde possédait un peu de jugeote.
Dans la douceur toute surprenante du tram qui avançait, elle se prit à rêvasser un peu. À un moment, son regard se posa sur une silhouette qui lui sembla tout à coup familière. Un homme, plutôt grand, à la peau basanée, se tenait à une barre à même pas un mètre d'elle, l'autre main tenant un petit bouquin ouvert.
Pétroline le reconnut vite : il s'agissait du professeur alchimiste Hadi Halil, l'un des intervenants dans l'une des conférences où elle était allée.
Un peu curieuse, et sans doute inconsciemment attirée par une figure si aimable, la grande rousse fit un pas vers lui, tout de même hésitant. Elle aurait voulu en savoir un peu plus sur la matière qu'il enseignait, l'alchimie orientale, mais n'osait pas vraiment le lui demander directement.
Comment allait-elle pouvoir l'aborder ?
Ce fut un arrêt brutal du tram qui lui offrit une solution.
L'éclairage s'éteignit, tout le monde bascula en avant dans un brouhaha de surprise, et Pétroline n'échappa pas à la règle quand elle se retrouva le nez collé contre la barre à laquelle le professeur se tenait. Elle grogna de douleur, frotta son nez un peu rougi par le choc, ne pouvant empêcher ses yeux de se mouiller sous l'effet du choc. Quelqu'un cria que tout ceci était du à une "panne électrique". Et une voix plus douce s'éleva à la suite, tout droit destinée à Pétroline.

- J'espère que votre nez n'est pas cassé.

>suite<