PARTIE I -

Le pont principal du Leborean grouillait de marins. Chacun préparait avec entrain le bateau, se remémorant avec émotion les paroles qu’avait eues leur capitaine une heure avant :

- Messieurs… Madame, nous avons devant nous une longue route qui nous attends, alors je vous prierais de larguer les amarres le plus vite possible ! Notre mission, cette fois-ci, est d’aller récupérer une cargaison de tissus précieux à Eleutheria, et j’en profiterais pour déposer un colis (et non, vous ne saurez pas ce que c’est, bande de gougnafiers). Allez, je veux voir l’ancre relevée dans moins de deux heures !

Les matelots ne se firent pas prier. Avec toute l’ardeur qu’ils éprouvaient à l’appel du large, ils se précipitèrent tous à leur poste. Et les voilà dès à présent en train d’écouter les ordres du quartier-maître, en la personne de Kendan, qui s’avançait fièrement sur le navire tout en les observant.

- Que l’on déroule les cordages du cabestan ! Que l’on hisse les voiles ! Et n’oubliez pas le pavillon ! Surtout n’attendez pas qu’on vous dise que les provisions doivent être transportées dans la cale au plus vite !

L’hybride attrapa un garçon par le col alors qu’il courait sur le pont.

- Léon, remonte tes fesses jusqu’au nid-de-pie, dit-il avec sévérité.
- Oui m’sieur, bien m’sieur !

Et le rouquin disparut aussi sec pour aller monter les différents cordages qui l’amèneraient au nid-de-pie. De là-haut, il avait une vue imprenable sur les deux côtés, un peu moins sur l’avant puisqu’une des larges voiles lui cachait la vue, mais l’ennemi arrivait généralement sur les côtés pour que leurs flancs soient à portée des boulets de canon.

- Ah ! Les sacs de graviers sont percés ! cria quelqu’un, surprenant alors Kendan.

Celui-ci se dirigea vers le malheureux qui tentait en vain de rassembler le gravier s’écoulant sur le plancher. Ne lui laissant pas la peine de continuer sa manœuvre infructueuse, il prit des sacs déchirés et les balança par-dessus bord, sous le regard médusé du marin.

- Tout ce qui est défectueux ne nous servira à rien, alors débarrassez-vous des sacs percés restants et remplacez-les moi avant que Drake ne découvre ce problème !

L’homme hocha vivement la tête, un peu pâle mais parfaitement conscient du sens profond des paroles du quartier-maître. Celui-ci s’éloigna en maugréant tout bas qu’il « espérait que cet incident n’était pas dû à des rats infiltrés sur le bâtiment, il manquerait plus que ça ».



Dans un même temps, et comme s’il avait senti que quelque chose clochait, Drake sortit de sa cabine. Il monta sur le pont avant et glissa dans sa poche la boussole dont il aurait besoin durant le voyage. Il vérifia également que sa longue-vue était bien accrochée à sa ceinture, ainsi qu’un petit 'backstaff' qui lui servirait à mesurer la latitude. Il venait d’apprendre par cœur l’itinéraire le plus rapide pour atteindre Hérakléo, car si on entrait dans sa cabine, on verrait une grande carte déroulée sur son bureau. La « carte à roue » lui avait indiqué dans un calcul fort précis que les prochaines marées n’iraient pas détourner le Leborean de sa route – même si c’était déjà ça, ce n’était pas le plus gros problème. Affronter une tempête, il s’en sentait fort capable, mais affronter d’autres pirates, il n’en avait pas vraiment envie !
Avec force, il pria intérieurement de ne pas en rencontrer sur le chemin. Parce qu’il pressentait qu’une mauvaise surprise l’attendait dans les mers d’Hérakléo, et quand il avait des intuitions, elles étaient souvent bonnes, que ce fût en bien ou en mal.

- Frey ! appela-t-il soudain.

Le médecin apparut comme par enchantement de l’écoutille, les mains dans les poches.

- Ouais, quoi ? répondit-il avec une nonchalance décourageante.
- Un peu plus d’entrain, mon ami. As-tu bien tout ton matériel ?
- Oui, pourquoi ?
- Je te dis ça parce que si tu viens après te plaindre qu’il te manque un médicament, je te fous une baffe !
- Merci de me prévenir, Kapitän. Je peux y aller ?
- Tu peux disposer, mon ami.
- Oh, arrête de faire ton prout-prout, Drake !
- Ah ah…



Quand Drake fut de nouveau seul, il s’accouda à une rambarde, observant d’un œil rêveur les quais si vivants de la Spiazza. Il ne savait pas trop quand il reviendrait, mais il était certain que le port de Ranger Harbor lui manquerait. Partir en mer était une belle aventure, mais il était dans une période où l’appel de la terre était plus fort, étrangement. Comme un besoin de s’établir une fois pour toute, le poussant à se poser des questions sur la voie qu’il avait empruntée. Il lui manquait bien quelque chose, il le savait ; cependant, lorsque le bateau bougea enfin, il oublia vite ce sentiment et se laissa plutôt submerger par la joie de repartir.
Finalement, la mer était encore son amante préférée.
Drake bondit vers la rambarde qui lui donnait une large vue de l’ensemble du bateau, et là il vit que tous ses hommes s’étaient rassemblés au milieu, attendant justement leur capitaine. Léon faisait de grands signes du haut de son nid-de-pie, espérant se faire remarquer, tandis que Kendan, Benach, Frey et Murielle constituaient la première ligne.

- Le Leborean est prêt, Drake, fit Kendan avec un sourire.
- Eh bien… Nous voilà donc partis !

Les hommes hurlèrent leur joie. Cela faisait un moment qu’ils n’avaient pas navigué et cette nouvelle aventure les avait déjà fait trop attendre.
Une quinzaine de minutes plus tard, le Leborean avait quitté la Spiazza, voguant tranquillement vers le soleil couchant.

>suite<